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La date/heure actuelle est Dim 21 Aoû 2022 - 343 Annonce globale Rappel du rÚglement lors de votre inscriptionpar Salombo0 Réponses1539 VuesSalombo Derniers MessagesMer 29 Fév 2012 - 1423 Un poussin qui sort de sont oeufpar scouarnec3 Réponses748 VuesSalombo Derniers MessagesJeu 12 Mar 2015 - 1948 Etoile de Merpar scouarnec5 Réponses516 VuesSalombo Derniers MessagesJeu 12 Mar 2015 - 1946 Un petit hippocampe par Alice-2510 Réponses619 Vuespluquete20050 Derniers MessagesDim 18 Jan 2015 - 1543 documentationpar miosotis3 Réponses445 VuesSalombo Derniers MessagesMar 2 Déc 2014 - 1148 animaux en perles de rocaillepar miosotis3 Réponses582 VuesSalombo Derniers MessagesMar 2 Déc 2014 - 1146 Les poissons, enfin, ce qu'il en reste !par Salombo3 Réponses559 VuesMathye Derniers MessagesLun 10 Nov 2014 - 1149 Cigogne, mon futur bébépar Salombo6 Réponses418 Vuescigogna Derniers MessagesJeu 21 Aoû 2014 - 2210 Un Poissonpar scouarnec3 Réponses487 VuesSalombo Derniers MessagesSam 9 Aoû 2014 - 1046 Betta splendenspar n0fée12 Réponses537 VuesMathye Derniers MessagesDim 4 Aoû 2013 - 1810 ma derniÚre création Les Papillonspar escaflow11 Réponses581 Vuesescaflow Derniers MessagesVen 19 Juil 2013 - 1805 un petit lézardpar piki piki11 Réponses517 Vuesdragon de perles Derniers MessagesLun 24 Juin 2013 - 1614 hibou postal par piki piki10 Réponses634 Vuespiki piki Derniers MessagesSam 22 Juin 2013 - 937 Petit couple de Colibrispar n0fée10 Réponses654 Vuesvirg1704 Derniers MessagesJeu 16 Mai 2013 - 1044 une broche lapinpar dragon de perles8 Réponses508 VuesMarina27 Derniers MessagesLun 4 Mar 2013 - 1919 Un petit singe par Dotie8 Réponses535 Vuesanimaux-passion-perles Derniers MessagesLun 15 Oct 2012 - 2104 papillons volentpar dragon de perles11 Réponses474 Vuesanimaux-passion-perles Derniers MessagesLun 15 Oct 2012 - 2100 Crocodile, le basique !par Salombo6 Réponses471 VuesSalombo Derniers MessagesDim 14 Oct 2012 - 1454 Le chat Hello Kittypar Dotie7 Réponses477 Vuesanimaux-passion-perles Derniers MessagesDim 14 Oct 2012 - 841 Une coccinellepar Dotie10 Réponses604 VuesDotie Derniers MessagesMer 9 Mai 2012 - 1847 Un papillonpar Dotie4 Réponses464 VuesDotie Derniers MessagesMar 1 Mai 2012 - 1730 une girafepar Dotie6 Réponses528 VuesDotie Derniers MessagesVen 27 Avr 2012 - 1804 Un petit lionpar Dotie4 Réponses465 VuesDotie Derniers MessagesVen 27 Avr 2012 - 1801 Lapin et ses amis lapinpar Salombo5 Réponses477 VuesSalombo Derniers MessagesMer 25 Avr 2012 - 1914 Un éléphantpar Dotie6 Réponses369 Vuesdragon de perles Derniers MessagesMar 24 Avr 2012 - 1536 mon tout premier animal par Alice-256 Réponses485 VuesAlice-25 Derniers MessagesLun 23 Avr 2012 - 1747 Projet "mobile de papillon"par Salombo8 Réponses477 Vuesdragon de perles Derniers MessagesJeu 29 Mar 2012 - 538 Calamar !!! par Salombo2 Réponses476 VuesSalombo Derniers MessagesDim 19 Fév 2012 - 1734 clef de solpar dragon de perles5 Réponses457 VuesSalombo Derniers MessagesDim 5 Fév 2012 - 1827 Pingouin en différent colorispar Salombo3 Réponses424 Vuesdragon de perles Derniers MessagesDim 5 Fév 2012 - 1600 Dauphin, nage nage !!!par Salombo2 Réponses448 VuesSalombo Derniers MessagesSam 4 Fév 2012 - 1753 Petit Porcinet de la famille de Winnie l'oursonpar Salombo2 Réponses729 VuesSalombo Derniers MessagesLun 30 Jan 2012 - 1001 Papillons, Butterfly, vol vol ! par Salombo2 Réponses516 VuesSalombo Derniers MessagesLun 30 Jan 2012 - 959Utilisateurs parcourant actuellement ce forum AucunModérateurModérateursPermission de ce forumVous ne pouvez pas poster de nouveaux sujets dans ce forumVous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forumLégende

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Par sa vie jalonnĂ©e de combats, par sa mort, qui fut authentiquement sainte, elle donne la preuve de ce que Dieu fait dans un cƓur qui, en dĂ©pit, ou mieux, Ă  cause mĂȘme de ses faiblesses, se livre Ă  lui en enfant. L'exemple vaut d'ĂȘtre retenu. Pour tracer son portrait et esquisser son Ɠuvre, les documents ne manquent pas. Nous bĂ©nĂ©ficions de l'immense effort de recherche qu'a provoquĂ© la gloire thĂ©rĂ©sienne. Nous disposons Ă©galement d'un rĂ©sumĂ© autobiographique demandĂ©, en 1909, Ă  SƓur GeneviĂšve par la Prieure de l'Ă©poque, MĂšre Marie Ange de l'Enfant-JĂ©sus. Il portait primitivement pour titre Histoire d'un tison arrachĂ© au feu, Ă  quoi MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus fit substituer une formule moins provocante Histoire d'une Petite Ame qui a traversĂ© une fournaise. Marie-CĂ©line Martin naquit, rue du Pont-Neuf Ă  Alençon. le 28 avril 1869, septiĂšme enfant d'un foyer qui en compterait neuf, dont cinq survivraient. OndoyĂ©e le jour mĂȘme de la naissance — l'usage du temps l'autorisait — les rites complĂ©mentaires du baptĂȘme lui furent administrĂ©s le 5 septembre suivant. DĂ©celant en elle les symptĂŽmes du mal qui lui avait ravi ses deux garçons en bas Ăąge, la maman s'inquiĂšte ; elle la place quelques mois en nourrice. La petite restera frĂȘle, mais d'une Ă©tonnante vitalitĂ©. Elle s'attache passionnĂ©ment Ă  son pĂšre. On la trouve maligne comme un petit diable » et dĂ©jĂ  volontaire. Encore ! Encore ! » dit-elle quand on lui fait faire ses premiers pas. Un gamin dĂ©braillĂ© l'ayant gifflĂ©e, elle fait une crise de colĂšre. On a beau en appeler Ă  l'amour de JĂ©sus Qu'est-ce que ça lui fait, ça, au bon JĂ©sus ? Il est bien le MaĂźtre, mais moi aussi je suis la maĂźtresse. » II faut l'apaisement de la nuit pour l'amener Ă  pardonner et Ă  dire J'aime bien les pauvres maintenant ». Il est vrai que la servante Louise, qui se reproche d'avoir trop peu entourĂ© HĂ©lĂšne, a pris CĂ©line sous sa protection. Si les parents n'y eussent mis le holĂ , elle l'eĂ»t promptement gĂątĂ©e. A vrai dire, c'Ă©tait un joli brin de fille », avec ses traits nettement dessinĂ©s, ses yeux d'une Ă©tonnante vivacitĂ©, et ce je ne sais quoi de dĂ©cidĂ© qui Ă©manait de toute sa personne, enveloppĂ© toutefois d'une rĂ©elle douceur. En pleine rue, devant un groupe de soldats qui s'amusent de ses mimiques, elle n'hĂ©site pas Ă  rĂ©pondre Ă  Louise l'inter­rogeant sur son avenir Je serai religieuse ! » Elle s'Ă©veille intensĂ©ment, dĂ©jĂ  curieuse de tout, multipliant les Pourquoi ? » Plus tard, elle-mĂȘme discernera dans les aptitudes naissantes de la petite CĂ©line deux tendances l'une est un besoin insatiable de vie et de bonheur, plus que sa nature ne peut en contenir ; l'autre, une trĂšs grande tendresse de cƓur. » — II est aisĂ©, conclut-elle modestement, de prĂ©voir si, avec de semblables dispositions, l'Ă©quilibre sera facile Ă  conserver. » Mme Martin se montrera plus optimiste. Dans les lettres qu'elle adresse Ă  Pauline, sa pensionnaire du Mans, elle trace de l'enfant cette exquise miniature Qu'elle est mignonne ! Je n'en ai jamais eu une pareille pour ĂȘtre attachĂ©e Ă  moi ; si vif que soit son dĂ©sir de faire une chose, si je lui dis qu'elle me fait de la peine, Ă  l'instant mĂȘme elle cesse. » — Ma petite CĂ©line est tout Ă  fait portĂ©e Ă  la vertu, c'est le sentiment intime de son ĂȘtre, elle a une Ăąme candide et a horreur du mal. » — Je crois que cette enfant me donnera beaucoup de consolation ; elle a une nature d'Ă©lite. » — Elle montre les meilleures dispositions, ce sera une enfant trĂšs pieuse ; il est bien rare de montrer, Ă  son Ăąge, de telles inclinations Ă  la piĂ©tĂ©. » La naissance de ThĂ©rĂšse donne Ă  CĂ©line une compagne de quatre ans plus jeune qu'elle, et qui deviendra son insĂ©parable. On habite maintenant rue Saint Biaise. Ensemble, on joue sous la tonnelle, on dĂ©nombre les pratiques » ce qui intrigue les voisins, ignorant que ce mot dĂ©signe les actes de vertus ; on va jouer avec Jenny, la fille du PrĂ©fet, dont l'HĂŽtel Louis >n>, prĂ©cĂ©dĂ© d'une immense cour d'honneur, occupe l'autre cĂŽtĂ© de la rue. Quand Marie, l'aĂźnĂ©e de la famille, donne Ă  CĂ©line ses premiĂšres leçons, la benjamine tient Ă  y assister ; il n'y a d'incidents, et vite apaisĂ©s, que lorsque sa sƓur lui reproche de faire toutes les volontĂ©s de ses poupĂ©es. L'Ă©ducation, reçue dans ce milieu oĂč la foi commande tout, tend Ă  former des caractĂšres et des convictions. Les Parents ne vivent que pour Dieu, n'ont en vue que l'accomplissement de sa volontĂ©. Ils conçoivent l'autoritĂ© comme un service, qui consiste Ă  orienter vers le bien les Ăąmes Ă  eux confiĂ©es. D'exemple, plus encore que de parole, ils initient Ă  la vertu et Ă  la piĂ©tĂ©, sachant rĂ©primer les Ă©carts, inspirer la gĂ©né­rositĂ© et donner du charme aux leçons les plus austĂšres. Il ne peut ĂȘtre indiffĂ©rent Ă  ces observateurs et imitateurs que sont essentiellement les jeunes enfants, de voir que les ĂȘtres qu'ils chĂ©rissent le plus assistent tous les jours Ă  la messe, observent strictement l'abstinence et les jeĂ»nes prescrits par les lois ecclĂ©siastiques, sanctifient le dimanche avec une fidĂ©litĂ© intraitable, surnaturalisent le devoir d'Ă©tat, vĂ©nĂšrent les prĂȘtres, assistent aux offices paroissiaux et prĂ©sident aux diffĂ©rents rites de la liturgie familiale priĂšre matin et soir, Benedicite et grĂąces, exercices du mois de Marie. La charitĂ© constitue l'Ăąme commune du foyer. Elle se pare de bonne humeur et s'Ă©panouit en veillĂ©es, en sorties, en rĂ©crĂ©ations collectives, dont le cloĂźtre seul effacera la nostalgie. La mort de Mme Martin, le 28 aoĂ»t 1877, vient bouleverser ce jeune bonheur.» C'est toi qui seras maman », dit CĂ©line Ă  Marie, cependant que ThĂ©rĂšse se tourne vers Pauline. Au vrai, celle-ci exercera sur l'une et l'autre la maternitĂ© spirituelle, l'aĂźnĂ©e prenant la direction de la maison. On Ă©migrĂ© Ă  Lisieux, auprĂšs de l'oncle GuĂ©rin, dans le gracieux cottage des Buissonnets. La vie reprend, intime et chaleureuse, mais un changement est intervenu dans le comportement psychologique des deux fillettes. Moi, si douce, tĂ©moigne CĂ©line, je devins un lutin plein de malice, tandis que sa noble ardeur Ă  elle fut voilĂ©e un instant sous les dehors d'une timiditĂ© et sensibilitĂ© excessives. Sans que pour cela le fond fĂ»t changĂ©, car elle fut constamment l'image de la force morale, et moi, de la plus grande faiblesse. » CĂ©line entre comme demi-pensionnaire chez les BĂ©nĂ©dictines de l'Abbaye. Bien que placĂ©e avec des Ă©lĂšves plus ĂągĂ©es, elle se hausse aisĂ©ment en tĂȘte de la classe et gardera ce rang jusqu'au bout. Les bulletins qu'on a conservĂ©s manifestent son application. Si elle a peine Ă  apprendre le mot Ă  mot, son tempĂ©rament chercheur et raisonneur l'aide Ă  tout approfondir. Sauf en arithmĂ©tique, elle emporte aisĂ©ment les premiers prix. Non qu'elle coure d'elle-mĂȘme aux succĂšs scolaires. Son cƓur demeure aux Buissonnets. Il lui en coĂ»te, 4 le soir, de s'arracher Ă  la veillĂ©e familiale, pour s'isoler en chambre, Ă  faire ses devoirs. Elle avoue avoir parfois souhaitĂ© quelque retour d'inondation ou l'irruption, en ville, d'un chien enragĂ©, car c'Ă©taient les seules raisons susceptibles de retenir au foyer, maux de tĂȘte et de dents n'Ă©tant pas des excuses valables. Pauline prĂ©para l'enfant Ă  sa PremiĂšre Communion. Elle lui composa, comme plus tard pour ThĂ©rĂšse, un livret oĂč, sous le symbole des fleurs, la fillette compterait ses sacrifices et ses pensĂ©es pieuses. La retraite fut des plus ferventes, bien que le rĂ©gime d'internat complet parĂ»t cruel Ă  la petite, en dĂ©pit des visites de M. Martin et de ThĂ©rĂšse. La cĂ©rĂ©monie du 13 mai 1880 marqua profondĂ©ment CĂ©line. Le matin, elle lut avec conviction l'acte d'humilitĂ©, formule alors en honneur, et qu'elle se rĂ©jouira de retrouver dans sa vieillesse. L'aprĂšs-midi, l'acte de consĂ©cration Ă  la Sainte Vierge lui fut confiĂ©, ce dont elle se montra rĂ©el­lement fiĂšre. La Confirmation, en la fĂȘte du SacrĂ©-CƓur, le 4 juin suivant, complĂ©ta cette profonde impression. En octobre 1881, quand ThĂ©rĂšse prit Ă  son tour le chemin de l'Abbaye, CĂ©line manifesta plus d'enthou­siasme pour les Ă©tudes. Elle faisait route avec sa cousine Jeanne GuĂ©rin, laissant sa cadette accompagner Marie, jusqu'au jour oĂč on intervertit les rĂŽles, les discussions entre aĂźnĂ©es tournant parfois Ă  l'aigre. C'est que CĂ©line Ă©tait devenue batailleuse. Elle avoue elle-mĂȘme avoir bec et ongles », au sens figurĂ©, s'entend, car ce n'est pas Ă  la force du poignet, c'est avec le glaive de la parole » qu'elle dĂ©fendait son point de vue, quand elle croyait avoir raison — et on a toujours raison sur un point », prĂ©cise-t-elle finement. — Elle protĂšge sa petite sƓur, qui prĂ©fĂšre discourir » plutĂŽt que courir » et rĂ©pugne aux jeux violents. Elle-mĂȘme a cherchĂ© Ă  surmonter sa timiditĂ© naturelle, depuis qu'on lui a dit que c'Ă©tait un fruit de l'amour-propre. Elle en gardera assez toutefois pour ne pas oser se prĂ©senter au brevet. En rĂ©crĂ©ation, quand la classe se divise en deux camps pour la petite guerre, CĂ©line entend bien ĂȘtre du cĂŽtĂ© des Français, sinon, elle se laisse battre volontairement. Une institutrice laĂŻque, d'origine anglaise, ayant parlĂ© de Jeanne d'Arc comme d'une aventuriĂšre », un doigt se leva pour protester, celui de notre CĂ©line encore, laquelle, de surcroĂźt alla trouver la Directrice du Pensionnat et exigea, sous peine de faire intervenir son PĂšre, qu'une observation fĂ»t faite Ă  la maĂźtresse en question. M. Martin ne se trompait pas quand il la surnommait la courageuse », l'intrĂ©pide ». L'enfant n'en avait pas moins un cƓur tendre, avide de consolation. D'en ĂȘtre sevrĂ©e parce qu'on la croyait virile et qu'on la trouvait belliqueuse, lui fut toujours une rude Ă©preuve. Elle en fit l'expĂ©rience avec une dame Ă  laquelle elle s'Ă©tait attachĂ©e profondĂ©ment. Ne se voyant pas payĂ©e de retour, elle pleura amĂšrement. Ce lui fut d'ailleurs, reconnaĂźtra-t-elle plus tard, une protection visible de Dieu, qui voulait la garder pour lui seul. CĂ©line et ThĂ©rĂšse ne s'Ă©panouissaient pleinement qu'aux Buissonnets. Le Manuscrit de l'Histoire d'une Ame relate complaisamment leurs Ă©bats, les soins prodiguĂ©s Ă  leur voliĂšre, les sorties familiales, les promenades des dimanches et fĂȘtes. On les voyait, dĂ©guisĂ©es en pĂšlerins, armĂ©es d'un bĂąton pour se dĂ©fendre des coups de bec d'une pie jacasse, faire quarante fois le tour du jardin. En vue de leurs fĂȘtes respectives, elles achetaient pour dix sous des cadeaux surprises qu'elles s'offraient mutuellement. Certain jour, mal inspirĂ©e, CĂ©line s'avisa de doter sa sƓur d'un pistolet, qui eut le don de lui faire peur, et dont M. Martin gratifia un garçon du voisinage, non sans dĂ©frayer sa petite Reine ». Parfois, avec les enfants des familles GuĂ©rin et Maudelonde, on montait des saynĂštes, dans lesquelles la pauvre CĂ©line avait infailliblement le mauvais rĂŽle ce qui ne laissait pas de l'humilier, car l'entourage se faisait un malin plaisir de la dĂ©signer du nom des tristes personnages qu'elle incarnait sur les planches. Aussi prĂ©fĂ©rait-elle Ă  ces jeux de sociĂ©tĂ© les processions oĂč, habillĂ©e de blanc, elle figurait prĂšs de ThĂ©rĂšse, la corbeille de fleurs entre les mains. J'aimais aussi, petite fille, Devant l'ostensoir qui scintille, Jeter bien haut rosĂ©s, lys et jonquilles, MĂȘlant Ă  celles de ma sƓur Mes fleurs. Sur la vie calme des Buissonnets, le dĂ©part de Pauline au cloĂźtre, en octobre 1882, posa un voile de tristesse. CĂ©line ressentit d'autant plus douloureusement cette sĂ©paration qu'elle fut suivie d'assez prĂšs par la maladie de ThĂ©rĂšse. Elle partagea ses angoisses ; elle priait Ă  ses cĂŽtĂ©s et put contempler son visage extasiĂ©, quand le sourire de la Vierge la guĂ©rit. Elle fut aussi tĂ©moin de ses fervents efforts avant sa PremiĂšre Communion. C'est elle qui lui porta, pendant sa retraite Ă  l'Abbaye, l'image dont elle s'enchantera la Fleur du Divin Prisonnier. Au terme de l'annĂ©e scolaire 1885, CĂ©line achĂšve le cycle de ses Ă©tudes. Elle quitte la Pension avec honneur, ayant emportĂ© le prix d'Instruction Religieuse, unique pour tout l'Ă©tablissement, et d'autant plus convoitĂ©. Reçue enfant de Marie le 8 dĂ©cembre 1882, elle devint par la suite la PrĂ©sidente de l'Association. DĂ©gagĂ©e des cours, elle mĂšnera nĂ©anmoins une vie des plus actives. Jeanne GuĂ©rin, qui s'Ă©merveillait de la voir copier ses dessins sans avoir reçu la moindre notion en la matiĂšre, avait obtenu de M. Martin qu'elle prĂźt des leçons. Depuis deux ans, elle y avait fait de rapides progrĂšs. L'heure Ă©tait venue de perfec­tionner son talent. CĂ©line fut confiĂ©e Ă  Mlle Godard, Ă©lĂšve du peintre LĂ©on Cogniet. Avec une belle tĂ©nacitĂ©, elle travaillera mĂ©thodiquement, seule, en son atelier, exĂ©cutant un certain nombre de copies, des marines et quelques portraits, qui peupleront son musĂ©e de croĂ»tes », comme elle disait, mais qui lui faisaient la main. Elle s'employa aussi Ă  certains travaux pour le Carmel. Par ailleurs, Marie, qui prĂ©pare son entrĂ©e au monastĂšre, l'initie Ă  la direction de la maison. Elle y accĂšde avec aisance en octobre 1886, quand l'aĂźnĂ©e rejoint Pauline au cloĂźtre, cependant que LĂ©onie tente un premier essai chez les Clarisses d'Alençon. Le cercle de famille se resserre. CĂ©line et ThĂ©rĂšse sont seules dĂ©sormais Ă  entourer M. Martin. Elles deviennent plus que jamais sƓurs d'Ăąme. Leur vie est des plus rĂ©glĂ©es. Rien n'est laissĂ© au caprice. » Le matin, messe de sept heures, par tous les temps. Si le chemin des Buissonnets, en cas de gel, tourne Ă  la patinoire, on s'enveloppe les chaussures d'Ă©toffe, mais on ne manque pas pour autant le rendez-vous eucha­ristique. Les Ă©tudes et les besognes d'intĂ©rieur absorbent les heures de la journĂ©e. Quand il y a fĂȘte, on organise un rĂ©gal pour les enfants pauvres du quartier. Si un mendiant se prĂ©sente, il est introduit, restaurĂ©, entourĂ©, et les jeunes filles s'agenouillent pour recevoir sa bĂ©nĂ©diction. La conversion » de ThĂ©rĂšse, la grĂące de NoĂ«l 1886 », qui lui rend la maĂźtrise totale de sa sensibilitĂ© et sĂšche ses larmes trop faciles, ouvre une nouvelle pĂ©riode dans les relations des deux sƓurs. Elle est Ă  l'origine de ces conversations du BelvĂ©dĂšre, dont parle l'autobiographie de la sainte, et que CĂ©line, Ă  son tour, tente d'analyser Notre union d'Ăąmes devint si intime que je n'essayerai mĂȘme pas de la dĂ©peindre dans le langage de la terre, ce serait la dĂ©florer... chaque soir, les mains l'une Ă  l'autre enchaĂźnĂ©es », le regard plongĂ© dans l'immensitĂ© des Cieux, nous devisions de cette Vie qui ne doit pas finir... OĂč Ă©tions-nous quand, perdant pour ainsi dire conscience de nous-mĂȘmes, notre voix s'Ă©teignait dans le silence ?... OĂč Ă©tions-nous alors ? Je me le demande. HĂ©las ! Soudain nous nous retrouvions sur la terre, mais nous n'Ă©tions plus les mĂȘmes, et, comme au sortir d'un bain de feu, nos Ăąmes haletantes n'aspiraient plus qu'Ă  communiquer leurs flammes... 0 quelle ivresse !... 0 quel martyre ! Comme le dit ThĂ©rĂšse, ces grĂąces ne pouvaient demeurer sans fruits, et JĂ©sus se plut Ă  lui montrer que ses dĂ©sirs d'apostolat lui Ă©taient agrĂ©ables par la conversion si merveilleuse du malheureux Pranzini. Ce fut mĂȘme cette grĂące qui fut le point de dĂ©part d'une union plus intime entre nous, car ce fut Ă  cette occasion qu'elle dĂ©couvrit, dans le cƓur de sa CĂ©line, le germe des aspirations qui dĂ©voraient le sien. » La part faite Ă  la sensibilitĂ© juvĂ©nile, comme aussi Ă  une sorte de contagion mystique, d'ailleurs ici, de bon aloi, il reste qu'Ă  cette Ă©poque CĂ©line subit une Ă©volution profonde. Elle s'interroge sur son avenir. DĂ©jĂ , elle s'est informĂ©e sur la vie des religieuses BĂ©nĂ©dictines. Le Carmel, sans l'attirer encore, traverse sa pensĂ©e. L'intervention du PĂšre Pichon sera, dans sa vie, dĂ©terminante. Ce JĂ©suite, nĂ© en 1843 Ă  Carrouges, prĂšs d'Alençon, Ă©tait entrĂ© en rapports avec la famille Martin, en 1882, Ă  la suite d'une retraite suivie par Marie. EnvoyĂ© deux ans plus tard au Canada, il en revint en septembre 1886. C'est alors que CĂ©line eut l'occasion de l'apprĂ©cier dans les visites qu'il fit aux Buissonnets. Le 12 octobre 1887, il devint son Directeur de conscience. TrĂšs expansive, Ă©prouvant un rĂ©el besoin de se confier, elle lui envoyait rĂ©guliĂšrement son journal d'Ăąme, auquel il rĂ©pondait une fois ou deux par an. Manifestement, il apprĂ©ciait sa personnalitĂ© vigoureuse, sa droiture, et jusqu'Ă  sa thĂ©ologie », comme il disait. Il dĂ©clarait un jour plaisamment qu' elle avait de la vie pour quatre ». TrĂšs austĂšre pour lui-mĂȘme, au point d'user en tout temps d'un cilice, il prĂȘchait surtout la dĂ©votion confiante au SacrĂ©-CƓur et le culte de la messe. Il semble avoir eu un charisme pour orienter vers l'Ă©tat religieux, ce qui lui aliĂ©nait parfois la sympathie des mĂšres de famille. Sous son influence, CĂ©line sentit s'affermir son orientation. Elle avait une piĂ©tĂ© vraie, profonde, intĂ©rieure, sachant au besoin ruser pour voler son Dieu », selon son expression. Ayant, en effet, licence de communier plusieurs jours par semaine, plus les fĂȘtes, elle se faisait de ce mot une exĂ©gĂšse trĂšs extensive sur laquelle son confesseur, Ă  l'Ă©poque l'abbĂ© BĂąillon, passait complaisamment. Puis, quand quelque voyage l'avait empĂȘchĂ©e d'atteindre le nombre prescrit, elle compensait par aprĂšs et, ne s'y retrouvant plus, concluait toujours en sa faveur pour amplifier les permissions. A ce trait, on devine qu'elle n'avait rien de ce que le monde taxe de bigoterie Ă©troite et morose. Rien non plus de conformiste. Faire comme les autres ne fut jamais pour elle un argument. Avant d'aller Ă  la Sainte Table, elle ĂŽte son bracelet, signe de servitude », estime-t-elle dĂ©jĂ , tandis que le Christ veut des Ăąmes libres. Elle fredonne volontiers le vieux cantique Prends mon cƓur ; le voilĂ , Vierge, ma bonne MĂšre », mais module en sourdine le passage C'est pour se reposer qu'il a recours Ă  toi. » Que signifie cette phrase, s'Ă©crie-t-elle ? Moi, si je vais Ă  Marie, c'est parce que je l'aime. » II apparaĂźt bientĂŽt nettement qu'elle est faite pour la vie religieuse. NĂ©anmoins, elle s'effacera devant ThĂ©rĂšse. M. Martin a subi, en mai 1887, un lĂ©ger accĂšs de congestion cĂ©rĂ©brale. Il s'en est remis, mais on ne peut le laisser seul. CĂ©line tiendra la maison et sera, au besoin, sa garde-malade. Elle appuie donc de toute son affection les efforts de sa jeune sƓur qui aspire Ă  quitter le siĂšcle Ă  quinze ans. L'amour du bon Dieu Ă©tait si intense dans mon pauvre cƓur, Ă©crit-elle, que ne trouvant rien qui puisse soulager un peu ce besoin de donner, je fus heureuse de sacrifier tout ce que j'avais de plus cher au monde... Comme Abraham, je m'occupai de la prĂ©paration de l'holocauste et j'aidai ma sƓur chĂ©rie dans toutes les dĂ©marches qu'elle fit pour obtenir d'entrer au Carmel, malgrĂ© sa grande jeunesse. Je prenais part Ă  ses chagrins plus que s'il se fĂ»t agi des miens propres. » 7 Je l'accompagne Ă  Rome, et c'est elle qui, lors de l'audience papale, quand on vient de rappeler aux pĂšlerins qu'ils doivent dĂ©filer en silence devant LĂ©on XIII, encourage sa ThĂ©rĂšse par ce mot Ă©nergique Parle ». Elle-mĂȘme nous livre le secret de cette attitude apparemment frondeuse J'ai un principe pour des occasions semblables, c'est celui de suivre en tous points une rĂ©solution prise d'avance. » En la circons­tance, qui songera Ă  le lui reprocher ? Elle fait preuve du mĂȘme esprit de dĂ©cision, au retour, Ă  l'Ă©tape de Lyon, quand un imposant person­nage, chamarrĂ© de dĂ©corations, entreprit les deux sƓurs sur leur voyage dans la Ville Eternelle, les fĂ©licitant d'un tel privilĂšge, mais glissant dans l'Ă©loge un mot d'ironie Ă  l'Ă©gard du Pape, vieillard impuissant ». CĂ©line bondit. II serait Ă  souhaiter, Monsieur, que vous ayez son Ăąge ; peut-ĂȘtre auriez-vous en mĂȘme temps son expĂ©rience, ce qui vous empĂȘcherait de parler inconsidĂ©rĂ©ment de choses que vous ne connaissez pas. » Au cours de cette randonnĂ©e au-delĂ  des monts, l'intimitĂ© de ThĂ©rĂšse et de CĂ©line fut telle que leurs compagnons de route disaient Ces jeunes filles ne pourront jamais se sĂ©parer. » II fallut bien pourtant en arriver Ă  ce lundi 9 avril 1888, oĂč la petite Reine quitta les siens, aprĂšs la messe entendue ensemble au Carmel, pour rejoindre ses aĂźnĂ©es dans le cloĂźtre. En lui donnant le baiser d'adieu Ă  la porte du monastĂšre, Ă©crira CĂ©line, je dus m'appuyer chancelante contre le mur... et cependant je ne pleurais pas, je voulais la donner Ă  JĂ©sus de tout mon cƓur, et Lui, en retour, me revĂȘtit de sa force. Ah ! combien j'avais besoin de cette force divine ! Au moment oĂč ThĂ©rĂšse entra dans l'Arche sainte, la porte de clĂŽture qui se referma entre nous fut la fidĂšle image de ce qui se passa rĂ©ellement, car un mur venait de s'Ă©lever entre nos deux existences. » CHAPITRE II La mission filiale de CĂ©line A peine achevĂ© l'acte dĂ©chirant qui la sĂ©parait de ThĂ©rĂšse, CĂ©line se vit aux prises avec une Ă©preuve d'un tout autre genre une demande en mariage en bonne et due forme, aboutissement logique de manƓu­vres que la jeune fille croyait avoir savamment dĂ©jouĂ©es. Sans ĂȘtre positivement jolie, elle avait du charme, ce qui est mieux. De taille moyenne, vive comme sa mĂšre, d'esprit sĂ©millant, prompte Ă  la rĂ©partie, elle crĂ©ait autour d'elle un climat de joie et d'entrain. Ses yeux, d'une Ă©tonnante profondeur, scrutaient, fouil­laient et tout ensemble, attiraient par un Ă©clair de malicieuse bontĂ©. Ses talents Ă©taient Un notaire disait d'elle Ă  M. Martin Vous n'avez pas besoin de la doter, celle-lĂ  ; elle porte sa fortune au bout des doigts ». Manifestement, elle ne pouvait passer inaperçue. La crise fut pĂ©nible. Cette nouvelle me bouleversa, lisons-nous dans l'autobiographie, non pas que je fusse indĂ©cise sur ce que j'avais Ă  faire, mais la lumiĂšre divine, en se cachant, me livra Ă  mes propres inconstances ; sans cesse je me disais Cette offre qui m'est faite juste au moment oĂč ThĂ©rĂšse me quitte, n'est-elle pas un indice d'une volontĂ© de Dieu sur moi, que je n'avais pas prĂ©vue ? Le Seigneur a pu permettre que je dĂ©sire la vie religieuse jusqu'Ă  aujourd'hui, afin que, dans le monde, je sois une femme forte. Tant de personnes disent que je n'ai point les allures d'une religieuse ! Peut-ĂȘtre, en effet, ne suis-je pas appelĂ©e Ă  cette vie par la divine Providence. Mes sƓurs n'ont jamais Ă©tĂ© mises formellement en demeure de choisir entre les deux vies ; c'est sans doute que le bon Dieu les voulait pour lui et qu'il ne me veut pas ! Enfin, bien que ma rĂ©solution n'ait jamais variĂ©, l'angoisse monta, monta toujours... je n'y voyais plus clair. Je rĂ©pondis cependant, Ă  tout hasard, que je ne voulais pas, que je dĂ©sirais ĂȘtre tranquille pour le moment, et qu'on ne m'attendĂźt pas. » Le confesseur de CĂ©line, le chanoine DelatroĂ«tte, curĂ© de Saint-Jacques et SupĂ©rieur du Carmel, n'intervint pas en cette affaire. Le PĂšre Pichon, qu'elle revit Ă  l'occasion de la Profession de Marie, le 22 mai, approuva et affermit sa rĂ©solution. D'autres soucis ne tardĂšrent pas Ă  absorber la jeune fille. Son pĂšre prĂ©sen­tait d'inquiĂ©tants rĂ©veils d'artĂ©riosclĂ©rose cĂ©rĂ©brale amnĂ©sie, angoisses, hallucinations, qui, pour ĂȘtre passagers, n'en faisaient pas moins redouter des troubles plus graves. Au cours d'un de ses dĂ©placements Ă  Paris pour la gestion de ses affaires, il venait de louer une villa Ă  Auteuil. Son intention Ă©tait de permettre Ă  CĂ©line de parfaire ses talents de peintre en frĂ©quentant les AcadĂ©mies et en profitant des leçons de quelque maĂźtre. C'est ce qu'il lui proposa, ce vendredi 15 juin 1888, oĂč elle lui montrait, au BelvĂ©dĂšre, une de ses toiles reprĂ©sentant la Vierge et Madeleine. La rĂ©ponse ne tarda pas. Sans prendre de temps pour dĂ©libĂ©rer, confie CĂ©line, je posai le tableau que je tenais Ă  la main et, m'approchant de mon pĂšre, je lui confiai que, 9 voulant ĂȘtre religieuse, je ne cherchais pas la gloire du siĂšcle, que, si le bon Dieu avait besoin, plus tard, de mes travaux, il saurait bien supplĂ©er Ă  mon ignorance. J'ajoutai que je prĂ©fĂ©rais mon innocence Ă  tout autre avantage et que je ne voulais pas l'exposer dans les ateliers. » M. Martin pressentait la vocation de sa fille. Jamais toutefois celle-ci ne lui en avait parlĂ© ouver­tement. TrĂšs Ă©mu, il la pressa sur son cƓur et dit Viens, allons ensemble auprĂšs du Saint Sacrement pour remercier le bon Dieu de l'honneur qu'il me fait en me demandant tous mes enfants. » Dieu exigerait davantage. Sa santĂ© continuait Ă  s'altĂ©rer, le vieillard se vit repris par ses rĂȘves de vie Ă©rĂ©mitique fuir loin des siens, dans la solitude, et permettre Ă  ses filles de rĂ©aliser leur destinĂ©e. Sous l'empire de ces pensĂ©es, il quitte Lisieux sans prĂ©venir, le 23 juin 1888. AprĂšs trois jours de recherches anxieuses, un tĂ©lĂ©gramme, envoyĂ© du Havre et demandant rĂ©ponse poste restante », permit Ă  CĂ©line et Ă  M. GuĂ©rin de le rejoindre et de le ramener au foyer. Dans l'intervalle, au grand effroi de LĂ©onie, un incendie avait dĂ©truit la maison adjacente, menaçant un moment la chĂšre demeure. Tout rentre dans l'ordre. M. Martin achĂšte l'immeuble sinistrĂ©, pour Ă©largir les Buissonnets dont il envisage l'acquisition. On fait, en famille, du 1er au 15 juillet, un sĂ©jour Ă  Auteuil. La diversion ne semble pas heureuse ; les cƓurs se sentent dĂ©racinĂ©s, si loin du Carmel ; le bail est rĂ©siliĂ©. Nouvelle rechute le 12 aoĂ»t, puis quelques semaines d'accalmie. Le PĂšre Pichon devant prendre le paquebot pour le Canada, qui lui Ă©tait assignĂ© comme nouveau champ de ministĂšre, M. Martin voulut le saluer au Havre, avec ses filles, le 31 octobre. Il passa par Honfleur, oĂč il connut une de ses plus sombres journĂ©es. CĂ©line cherche protection dans le Sanctuaire de Notre-Dame de GrĂące. Elle Ă©crit, le jour mĂȘme, Ă  ses CarmĂ©lites Non, point de paroles, point d'expression pour redire nos angoisses et nos dĂ©chirements ! Je me sens impuissante. ChĂšres petites sƓurs, ma souffrance Ă©tait si aiguĂ« que, me promenant sur le bord du quai, je regardais avec envie la profondeur de l'eau. Ah ! si je n'avais pas la foi, je serais capable de tout. » Elle se calme en finale, dans l'amour du Christ crucifiĂ©. Ce n'est pas une petite croix qu'il nous met sur les Ă©paules, mais la sienne... Ce n'est pas pour nous mais pour lui qu'on travaille. Je trouve dans cette pensĂ©e une immense consolation. Pour lui ! Oh ! que ne pouvons-nous lui donner, lui donner sans cesse jusqu'au dernier souffle de notre vie ! » Le 3 novembre, M. Martin s'Ă©tant suffisamment remis, et le PĂšre Pichon n'arrivant pas, nos trois voyageurs le rejoignirent dans la capitale. Et la vie recommença, coupĂ©e d'espoirs et d'inquiĂ©tudes, jusqu'Ă  ce 10 janvier 1889 qui vit la Prise d'Habit de ThĂ©rĂšse et fut pour elle et tous les siens une fĂȘte sans nuage, comme un jour des Rameaux » avant la grande Passion. Il apparut, en effet, de plus en plus nettement, que l'Ă©tat de santĂ© de celui qu'on appelait volontiers le Patriarche » exigeait des soins spĂ©ciaux. En proie Ă  des poussĂ©es congestives, sans doute, compliquĂ©es d'accĂšs d'urĂ©mie, il Ă©tait sujet Ă  des phĂ©nomĂšnes d'absence mentale qui menaçaient de s'accompagner de fugues et de dĂ©cisions irresponsables concernant sa fortune. M. GuĂ©rin imposa le dĂ©part pour le Bon Sauveur de Caen. Les jeunes filles durent se rendre Ă  l'Ă©vidence des raisons allĂ©guĂ©es. Le coup n'en fut pas moins cruel. La date du 12 fĂ©vrier 1889 — notre grande richesse », dira ThĂ©rĂšse, en une pensĂ©e de foi — s'ins­crivit au calendrier de CĂ©line comme un jour de pleurs. A cette Ă©poque oĂč les cures en Ă©tablissement psychiatrique n'Ă©taient point frĂ©quentes, c'est sous un signe pĂ©joratif qu'on interprĂ©tait tout transfert de cet ordre. Les commentaires qui s'ensuivaient ajoutaient Ă  l'humiliation. Certains ne se faisaient point faute de parler de folie mystique » et d'en imputer l'origine Ă  ces vocations en sĂ©rie infligĂ©es au pĂšre impuissant. 10 Pour se trouver Ă  proximitĂ© de leur malade, CĂ©line et LĂ©onie se rendirent, le lendemain mĂȘme, Ă  Caen et descendirent chez les SƓurs de Saint Vincent de Paul. Elles n'ont accĂšs auprĂšs de leur pĂšre qu'une fois par semaine, mais, chaque jour, elles interrogent la SƓur Costard, qui dirige le service oĂč il se trouve. Ce qui console, c'est d'apprendre que le saint vieillard, jusque dans ses moments les plus pĂ©nibles, reste d'une rĂ©signation entiĂšre et montre autour de lui une douceur et une charitĂ© inaltĂ©rĂ©es. Il entend mĂȘme continuer ses mortifications et communie le plus souvent possible. Les religieuses s'Ă©meuvent de voir sur ce front vĂ©nĂ©rable le sceau de l'Ă©preuve. CĂ©line, en rĂ©ponse aux lettres du Carmel qui prodiguent les encouragements, adresse Ă  Lisieux les bulletins de santĂ© et avoue ses alternatives de dĂ©pression et d'espoir. A ce moment, l'amertume a envahi mon cƓur, j'ai tout remis dans les mains de JĂ©sus et Lui s'en est chargĂ©. Comment cela s'est-il fait ? Je n'en sais rien, mais JĂ©sus est venu Ă  notre secours. » Les pensĂ©es de l'Ă©ternitĂ©, si familiĂšres Ă  ses parents, la hantent plus que jamais. Elle revoit sa mĂšre appelant la Patrie », au rythme musical de la prose de La Mennais. Elle Ă©voque les chapitres de l'abbĂ© Arminjon sur les MystĂšres de la vie future », et la glorieuse revanche du Christ disant Ă  ses amis enfin arrachĂ©s Ă  leur dĂ©tresse Maintenant, mon tour ! » Plus je vais, Ă©crit-elle le 27 fĂ©vrier, plus je vois l'exil partout. Le monde me semble comme un songe, un vaste chaos... Plus je voyage, plus je vois de choses, plus je me dĂ©tache de la terre, parce qu'Ă  chaque instant, je remarque davantage le nĂ©ant de ce qui passe. Je suis dans une vraie cellule, rien ne me plaĂźt autant que cette pauvretĂ© ; je ne l'Ă©changerais pas contre le plus brillant salon. » Elle confie Ă  MĂšre Marie de Gonzague que son seul bonheur est la chapelle, oĂč elle passe tout le temps qui n'est pas consacrĂ© au travail, encore qu'elle prie sans goĂ»t et s'endorme parfois aux pieds de JĂ©sus. A plusieurs reprises, la plainte Je n'en puis plus » revient sous la plume de CĂ©line. Pour la remonter, ThĂ©rĂšse, Ă  la suite de SƓur AgnĂšs de JĂ©sus, l'initie Ă  la dĂ©votion Ă  la Sainte Face ; elle lui redit le prix de l'humiliation ; elle lui apprend Ă  porter la croix faiblement », c'est-Ă -dire alors mĂȘme que la nature proteste. La sĂ©rĂ©nitĂ© reprend le dessus. Oh ! si vous saviez comme je vois le bon Dieu dans toutes nos Ă©preuves ! conclut la jeune fille. Oui, tout y est marquĂ© visiblement de son doigt divin. » DĂšs le 3 mars, M. GuĂ©rin insiste pour que ses niĂšces regagnent Lisieux. CĂ©line rĂ©siste. Je sens de plus en plus que mon devoir est de rester ici ; oui, il vaut mieux souffrir et ne pas abandonner notre cher petit PĂšre ; au moins, ici, si nous ne pouvons rien pour lui, nous nous sentons tout prĂšs de lui, nous pouvons accourir au moindre appel. » II fallut toutefois reconnaĂźtre que cet exode ne pouvait se prolonger indĂ©fi­niment. La santĂ© des deux jeunes filles risquait d'en ĂȘtre compromise. Sur de nouvelles instances de leur oncle, elles rĂ©intĂ©grĂšrent les Buissonnets, le 14 mai 1889. Ce ne fut pas pour longtemps. Le 7 juin, elles prirent pension chez M. GuĂ©rin qui, Ă  la suite d'un bel hĂ©ritage, avait cĂ©dĂ© sa pharmacie et occupait dĂ©sormais, rue Paul-Banaston, une vaste maison de maĂźtre. Le 25 dĂ©cembre, le bail des Buissonnets expira. CĂ©line conte l'ultime visite qu'elle y a faite la veille, cueillant, Ă  dĂ©faut de fleurs, quelques feuilles de lierre... souvenir de tant de souvenirs ». Elle parle mĂ©lancoliquement de la dispersion du mobilier, une partie allant au Carmel, Tom, le chien fidĂšle, suivant derriĂšre la voiture et se glissant par une porte entrebaillĂ©e, pour assaillir de ses tendresses ThĂ©rĂšse tout Ă©mue. On s'adapte Ă  cette nouvelle existence. Mme GuĂ©rin, qui est la douceur incarnĂ©e, a pour CĂ©line une affection quelque peu admirative. Avec M. GuĂ©rin, grand chrĂ©tien, d'une magnifique droiture, mais 11 caractĂšre entier et impĂ©rieux, les occasions de heurts ne manqueront pas, la jeune fille Ă©tant la seule qui puisse lui tenir tĂȘte, sans doute parce qu'elle est de mĂȘme race. On ne s'en aime pas moins. C'est en famille qu'on travaille, qu'on se dĂ©tend, qu'on visitera l'Exposition de Paris, qu'on ira Ă  Lourdes et en Espagne. Dans la matinĂ©e, aprĂšs la messe quotidienne oĂč elle communie par tous les temps — ce qui ne laisse pas d'inquiĂ©ter la prudence craintive de sa Tante — CĂ©line s'adonne Ă  la peinture, exĂ©cutant notamment des tableaux pour le Carmel NativitĂ©, Assomption, portrait de MĂšre GeneviĂšve, ainsi que de menus objets d'art. Elle fait aussi poser comme modĂšles des enfants, des vieillards, heureux d'ĂȘtre largement rĂ©munĂ©rĂ©s et entourĂ©s de considĂ©ration. L'aprĂšs-midi est consacrĂ© aux travaux d'aiguille, au vestiaire des pauvres, parfois au catĂ©chisme des dĂ©ficients ou des retardataires. La lecture a sa large part, et dans tous les domaines, de Platon aux auteurs littĂ©raires, en passant par les rĂ©cits chevaleresques, les Ă©crivains religieux et les revues scientifiques. C'est une soif de s'instruire que, sur le conseil du PĂšre Pichon, il faudra quelque peu modĂ©rer. La photographie, la galvanoplastie, ont leurs moments de choix. CĂ©line met la main Ă  tout. Elle n'hĂ©site pas Ă  dĂ©monter et remonter, piĂšce par piĂšce, une machine Ă  coudre qui a besoin de rĂ©glage. Elle apprend aussi de mĂ©moire toute une anthologie poĂ©tique et, le soir, Ă©coute volontiers son oncle dĂ©clamer des morceaux choisis du rĂ©pertoire classique. Culture d'autodidacte qui la marquera pour toujours. Dieu demeure pour elle l'Unique NĂ©cessaire ». Elle doit lutter pour se donner toute Ă  Lui. TĂ©moin cet aveu rĂ©trospectif qui ouvre son cahier de notes de la quatre-vingtiĂšme annĂ©e Je me reprĂ©sente mon Ăąme comme un chĂąteau fort qui fut extraordinairement convoitĂ© par l'ennemi. Sans cesse objet d'attaques dangereuses, d'assauts pĂ©rilleux, de guerres Ă  outrance. Certainement, j'ai beaucoup souffert, mais mon JĂ©sus chĂ©ri, mon Chevalier Divin, fidĂšle Ă  sa Dame, a combattu pour moi et il a vaincu. » Le prĂ©tendant rĂ©cemment Ă©vincĂ© n'avait point rendu les armes. D'autres pointaient Ă  l'horizon. CĂ©line ne pouvait s'abstraire totalement des rĂ©ceptions mondaines, frĂ©quentes chez les GuĂ©rin. Le dĂ©mon s'en mĂȘlant, elle fut, pendant plus de deux ans, livrĂ©e Ă  de furieuses tentations, qui tenaillaient notamment l'imagination, l'esprit, et ne lui laissaient nul rĂ©pit. Il lui arrivait de s'asseoir sur la commode de sa chambre et de saisir Ă  bras-le-corps la statue de la Vierge qui avait souri Ă  ThĂ©rĂšse. Elle mĂ©ditait, verset par verset, le beau psaume 90 des Complies du dimanche, qui chante l'aide invincible du TrĂšs-Haut Qui habitat in adjutorio Altissimi. A certaines heures, lassĂ©e et comme fatiguĂ©e d'elle-mĂȘme, elle se croyait damnĂ©e. Sa santĂ© en fut Ă©branlĂ©e. Souffrant de l'estomac et du cƓur, elle dut consulter le docteur Notta. Les lettres du PĂšre Pichon, bien que rares, lui procurent l'apaisement. Il se borne d'ailleurs, en gĂ©nĂ©ral, Ă  ratifier les points de vue qu'elle lui expose en toute candeur, et qui trahissent un jugement trĂšs sĂ»r. Le 8 dĂ©cembre 1889, la jeune fille fait le vƓu de chastetĂ©, qu'elle renouvellera d'annĂ©e en annĂ©e. C'est JĂ©sus seul qui a remportĂ© la victoire », conclut-elle, chaque fois que le calme se rĂ©tablit en elle. Ce long drame intĂ©rieur, qui contribue Ă  la purifier et Ă  la dĂ©tacher, ne l'empĂȘche pas d'ĂȘtre elle-mĂȘme pour sa jeune cousine Marie, qu'accablent les scrupules, la plus sĂ»re des conseillĂšres. Elle l'excite Ă  commu­nier. Elle l'aide dans sa recherche de la perfection, ce qui inspire quelque ombrage aux parents, peu enclins Ă  favoriser l'Ă©veil d'une vocation, qu'ils sauront d'ailleurs ratifier en son temps. Les visites au Carmel, les lettres qui apportent les vƓux de fĂȘte ou de joyeux anniversaire, — CĂ©line s'abstient du parloir les semaines prĂ©cĂ©dentes afin de recevoir ces prĂ©cieuses missives — apportent consolation et appui. ThĂ©rĂšse notamment glisse insensiblement envers sa sƓur du rĂŽle de confidente Ă  celui d'authentique guide spirituel. C'est elle, sans doute, qui, pour avoir encouragĂ© sa correspondante par l'une ou l'autre pensĂ©e empruntĂ©e au PĂšre Pichon, Ă©veille en elle le dĂ©sir de possĂ©der quelques extraits des retraites prĂȘchĂ©es au MonastĂšre par ce saint JĂ©suite, en 1887 et 1888. On lui passe le cahier de notes de SƓur Marie de Saint-Joseph. 12 C'est moins qu'une stĂ©nographie, mais beaucoup plus qu'un rĂ©sumĂ©. L'enseignement, agrĂ©mentĂ© d'anecdotes et de citations des meilleurs Ă©crivains religieux, est tout entier orientĂ© vers l'humilitĂ©, la confiance dans le SacrĂ©-CƓur, l'amour de la souffrance, l'abandon et la joie. CĂ©line s'astreint Ă  recopier tout le texte, de sa minuscule Ă©criture aux traits nettement dessinĂ©s. Il y en a, sur un calepin quadrillĂ©, 144 pages, de 32 lignes chacune, d'une densitĂ© extrĂȘme un vrai petit volume qui tĂ©moigne de l'aviditĂ© surnaturelle et de la courageuse tĂ©nacitĂ© de celle qui s'imposa pareil effort. Elle avait bien besoin de cette nourriture pour conserver la paix. Une fois par semaine, CĂ©line et LĂ©onie se rendent Ă  Caen auprĂšs de leur pĂšre. En octobre 1890, quand Jeanne GuĂ©rin Ă©pousera Francis La NĂ©ele, qui ouvrira cabinet mĂ©dical en cette ville, elles pourront y faire des sĂ©jours prolongĂ©s. L'Ă©tat du vieillard demeure stationnaire, avec des Ă©claircies qui rallument l'espoir. On avait escomptĂ© sa prĂ©sence Ă  la Prise de Voile de ThĂ©rĂšse, le 24 septembre. M. GuĂ©rin s'y opposa en derniĂšre heure, une Ă©motion pouvant ĂȘtre fatale ; la cĂ©rĂ©monie en fut toute assombrie. Lorsque la paralysie se fixa dans les jambes, le Patriarche », qui ne requĂ©rait plus une surveillance spĂ©ciale et se montrait par ailleurs d'une inaltĂ©rable douceur, put ĂȘtre ramenĂ© Ă  Lisieux. Le 10 mai 1892, il fut installĂ© rue Labbey, Ă  proximitĂ© de la demeure de son beau-frĂšre. CĂ©line reprit avec amour sa faction de garde-malade, ses responsabilitĂ©s de maĂźtresse de maison. LĂ©onie, qu'elle avait naguĂšre accompagnĂ©e dans un pĂšlerinage Ă  Paray-le-Monial, la quitterait, le 23 juin 1893, pour un nouvel essai Ă  la Visitation de Caen. Le personnel de service causa bien quelque ennui. SƓur GeneviĂšve de la Sainte-Face en parlait plus tard avec humour. Elle contait Ă©galement l'Ă©motion ressentie, au terme d'une neuvaine Ă  saint Joseph pour la conversion d'un de ses domestiques, quand elle vit ce dernier se jeter Ă  ses pieds en confessant humble­ment Je suis un misĂ©rable ; depuis des annĂ©es, je suis Ă©loignĂ© de Dieu, j'ai commis des sacrilĂšges, mais je veux changer. C'est tout Ă  l'heure, en regardant le tableau de la Sainte Vierge, que mon cƓur s'est fondu comme la cire. » La jeune fille l'adressa au chanoine RohĂ©e, archiprĂȘtre de Saint-Pierre, qui ne cacha pas son Ă©dification d'un tel retour. Il s'agissait lĂ  — et la coĂŻncidence impressionna la jeune fille — de la toile qu'elle avait prĂ©sentĂ©e Ă  son pĂšre, le 16 juin 1888, et qui avait offert l'occasion de lui confier sa vocation. Quelques mois auparavant, en 1891, CĂ©line Ă©tait intervenue pour dĂ©cider son oncle Ă  renflouer le journal Le Normand et Ă  en assumer la direction. Il hĂ©sitait, et son Ă©pouse plus encore, sentant bien que ce serait la tranquillitĂ© menacĂ©e. DĂ©tail curieux qui trahit une Ă©poque, il redoutait surtout, en son honneur d'homme et en sa conscience de chrĂ©tien, d'Ă©ventuelles provocations en duel. Sa niĂšce, avec sa fougue coutu-miĂšre, balaya l'objection. Il y allait des intĂ©rĂȘts de Dieu et de l'Eglise, que Le ProgrĂšs Lexovien bafouait Ă  longueur de colonnes. Tu as gagnĂ© la partie, fille au grand cƓur », conclut l'ancien pharmacien qui s'impro­visait publiciste. CĂ©line fut aussi la premiĂšre Ă  le fĂ©liciter d'un admirable article oĂč il vengeait LĂ©on XIII des basses attaques d'un jeune politicien. M. GuĂ©rin Ă©tait devenu Ă  Lisieux une personnalitĂ© de premier plan. Ainsi entra-t-il en relations avec un peintre en renom, originaire de Normandie et Ă©lĂšve de Flandrin, M. Krug. Il l'invita Ă  donner quelques leçons Ă  CĂ©line, qui profita beaucoup Ă  pareille Ă©cole. Sous la conduite de ce maĂźtre, elle aborda quelques sujets d'exĂ©cution difficile. Il la louait hautement pour son art de la composition et se faisait fort de l'intro­duire au Salon si elle consentait Ă  se prĂȘter Ă  quelques stages d'Ă©tudes dans la Capitale. La jeune fille n'hĂ©sita pas Ă  escalader un Ă©chafaudage pour admirer de prĂšs les fresques dont son protecteur ornait le ChƓur de l'Abbaye. A plusieurs reprises, M. Krug ira la voir au Carmel et contrĂŽlera ses progrĂšs, ce qui lui donna plus d'assurance. Il lui offrira mĂȘme sa grande palette. CĂ©line ne se laissait pas Ă©blouir par des succĂšs de cet ordre. Le monde lui devenait de plus en plus 13 Ă  charge. Chaque annĂ©e, Ă  la saison d'Ă©tĂ©, elle suivait la famille GuĂ©rin au chĂąteau de la Musse, prĂšs d'Evreux. C'Ă©tait, dans un site grandiose, une demeure princiĂšre, entourĂ©e de plusieurs hectares de parcs et de bois entiĂšrement clĂŽturĂ©s. La vie s'y dĂ©roulait brillante et variĂ©e jeux, parties de plaisir, excursions, avec tous les charmes du confort et les agrĂ©ments de l'intimitĂ©. CĂ©line ne se laisse pas tourner la tĂȘte. Elle Ă©prouve plutĂŽt l'ennui d'un tel luxe, en comparaison avec la pauvretĂ© sordide de l'Ă©glise toute proche. Elle supporte difficilement d'ĂȘtre servie par des domestiques en livrĂ©es et, comme sa mĂšre jadis, aspire au grand rĂ©tablissement qui se fera dans le Ciel, lĂ  oĂč cesseront les inĂ©galitĂ©s factices et oĂč chacun sera traitĂ© selon son vrai mĂ©rite. S'Ă©tant surprise Ă  s'appuyer mollement sur les coussins, dans la Victoria qui l'emmĂšne en visite, elle se sent envahie d'un immense mĂ©pris pour elle-mĂȘme. Est-ce bien moi, la fiĂšre et l'indĂ©pendante, qui joue cette comĂ©die-lĂ  ! Mon JĂ©sus, lui, met sa gloire Ă  se cacher lui-mĂȘme, aprĂšs avoir entourĂ© toutes ses Ɠuvres de mystĂšre ! » Elle se dĂ©prend aussitĂŽt d'un bracelet qu'elle vient d'acheter Eh quoi ! J'aurais, moi, ma chaĂźne rivĂ©e au poignet ! Suis-je donc une esclave ? » Les occasions de frivolitĂ©s sont multiples. Dans les soirĂ©es, CĂ©line, par le brio de sa conversation, constitue un centre d'attraction. Elle ne peut pas se dĂ©faire de son naturel agrĂ©able, encore moins se contre­faire, aussi est-elle des plus entourĂ©es. Les assiduitĂ©s autour de sa personne se multiplient, au point que M. GuĂ©rin, qui ignore tout de son intĂ©rieur, croit devoir la mettre en garde. En fait, elle a en horreur ces marques d'attention. Elle Ă©conduit plusieurs propositions de fiançailles. Ne pouvant s'abstraire des rĂ©unions de sociĂ©tĂ©, elle s'y prĂ©pare par l'oraison ; elle s'y rend, munie d'un crucifix qu'elle serre par moments dans la main. Elle suggĂšre la mĂȘme tactique Ă  une amie quelque peu Ă©vaporĂ©e, l'invitant par surcroĂźt Ă  se ranger dans sa mise parmi les plus modestes. Lui parle-t-on de vanitĂ©s ? Elle fait diversion. Demande-t-on son avis ? Elle le donne sans biaiser. On connaĂźt par le Manuscrit de ThĂ©rĂšse l'Ă©pisode de la danse manquĂ©e, oĂč la jeune fille et son cavalier se sentirent impuissants Ă  entrer dans la valse, lui, s'Ă©clipsant tout dĂ©confit, elle, riant la premiĂšre de la curieuse aventure. Cette scĂšne, qui eut lieu au mariage de M. Henry Maudelonde, neveu de Mme GuĂ©rin, nous montre CĂ©line visiblement protĂ©gĂ©e par les priĂšres de sa sƓur, qui, spirituel­lement, se considĂ©rait dĂ©sormais comme sa mĂšre. Si elle fait bon visage Ă  son entourage, elle n'en souffre pas moins d'un cadre si peu assorti Ă  l'idĂ©al qu'elle poursuit. La communion de chaque matin la soutient, et aussi l'heure quotidienne d'oraison. Elle s'est amĂ©nagĂ©e, au dernier Ă©tage, une cellule austĂšre et dĂ©pouillĂ©e, oĂč elle oublie la vie de chĂątelaine. Elle aime aussi s'Ă©vader avec sa cousine Marie pour visiter les pauvres ou gagner quelque Ă©glise du voisinage, dont l'abandon la dĂ©sole. A Lisieux, il est plus aisĂ© de fuir les rencontres dissipantes. Une autre difficultĂ© l'obsĂšde. DĂšs juin 1891, le PĂšre Pichon lui a Ă©crit du Canada II me semble que, plus tard, j'aurai besoin de vous pour une grande Ɠuvre. » 11 lui rĂ©vĂšle progressivement le plan d'une sorte d'Institut sĂ©culier, s'occupant, en des foyers appelĂ©s BĂ©thanie, Ă  prĂ©parer Ă  la Communion les enfants moralement abandonnĂ©s et Ă  diffuser dans le peuple les bonnes lectures. Il lui expose les premiĂšres rĂ©alisations et la sollicite ouvertement, dĂšs qu'elle sera libre, de prendre la tĂȘte de la jeune fondation. Il lui demande en outre de n'en point faire confidence Ă  ses sƓurs. Cette consigne du silence est pesante Ă  la jeune fille. Son Ăąme chantante » en est mĂ©lancolisĂ©e ». Je suis dans les tĂ©nĂšbres, rĂ©duite Ă  l'Ă©tat de bĂ»che, Ă©crit-elle Ă  ThĂ©rĂšse le 17 aoĂ»t 1892 ; c'est Ă  peine si je pense Ă  JĂ©sus, mais peut-ĂȘtre que, sans s'en apercevoir, la bĂ»che se consume sous la cendre. » Loyalement, et sans se dĂ©couvrir, elle ouvre Ă  sa sƓur la perspective d'une sĂ©paration possible. 14 Ce billet du 17 juillet 1894 trahit un douloureux embarras. II m'a semblĂ©, je ne saurais te dire cela trĂšs bien, il m'a semblĂ© que tu m'Ă©tais trop... que tu m'Ă©tais un appui qui me permettait de trop m'appuyer, que je faisais trop fond sur toi, que tu m'Ă©tais trop indispensable, enfin il m'a semblĂ© que, pour ĂȘtre toute Ă  Dieu, il me faudrait te quitter... J'ai entrevu l'avenir et j'ai cru qu'il Ă©tait nĂ©cessaire de me sĂ©parer de toi pour ne te revoir qu'au ciel, j'ai eu comme le pressentiment d'un sacrifice surpassant tous les sacrifices. » Cette pĂ©riode d'incertitude fut particuliĂšrement cruelle. CĂ©line se retournait alors vers la statue de la Vierge qui avait guĂ©ri la petite Reine, et dont elle crut elle-mĂȘme, en la soirĂ©e du vendredi 16 dĂ©cem­bre 1892, percevoir, Ă  travers ses larmes, le merveilleux sourire. Une de ses poĂ©sies gardera le souvenir de cette grĂące indicible. Au Carmel, on s'inquiĂšte de l'angoisse qui travaille la jeune fille et qu'elle ne peut totalement cacher. C'est pourquoi sans doute le PĂšre Pichon, dans la lettre qu'il adresse du Canada Ă  ThĂ©rĂšse, le 21 septem­bre 1893, insĂšre ce passage ChĂ©rissez votre CĂ©line elle le mĂ©rite. Je le sais mieux que vous. Notre-Seigneur la conduit Ă  des cimes par un sentier Ăąpre et escarpĂ©. » La mort de M. Martin va poser de façon aiguĂ« le problĂšme de la vocation. A la belle saison de 1894, comme l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente, M. GuĂ©rin avait voulu amener son beau-frĂšre Ă  La Musse. Le malade logeait dans un pavillon, au rez-de-chaussĂ©e, ce qui lui facilitait l'accĂšs au parc dans sa petite voiture. CĂ©line narre au Carmel ces promenades sous bois oĂč le vieillard se plaisait Ă  entendre les chants des oiseaux, Ă  savourer la douceur de la nature il semblait y reprendre une sĂšve nouvelle. MalgrĂ© tout, que ses derniers jours sont doux ! Ă©crit-elle. Qui aurait pu le penser ?... Dieu agit envers nous avec une ineffable bontĂ©. » Vers la fin de juillet, l'Ă©tat du malade empirant, on lui administra l'ExtrĂȘme-Onction. Le dimanche 29, une syncope cardiaque l'emporta doucement. CĂ©line, qui ne quittait plus son chevet, reçut le dernier soupir de celui qu'elle avait entourĂ© de tant de soins. Elle fait part au Carmel des derniers moments D'une voix Ă©mue, je rĂ©citai la priĂšre JĂ©sus, Marie, Joseph. Son regard Ă©tait plein de vie, de reconnaissance et de tendresse ; la flamme de l'intelligence l'illuminait. En un instant, je retrouvais mon pĂšre bien-aimĂ© tel qu'il Ă©tait cinq ans auparavant, et c'Ă©tait pour me bĂ©nir et me remercier. » II fallut bien alors rĂ©vĂ©ler Ă  ThĂ©rĂšse le projet du PĂšre Pichon. La sainte souffrit de cette dĂ©convenue, qui lui fit rĂ©pandre plus de larmes qu'elle n'en avait jamais versĂ©es, et lui causa de violents maux de tĂȘte. Elle se rĂ©signa toutefois devant l'opposition soulevĂ©e çà et lĂ  Ă  l'introduction, dans le cercle Ă©troit du Carmel, d'un quatriĂšme membre du mĂȘme foyer. Si MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, Ă©lue Prieure le 20 fĂ©vrier 1893, souhaitait accueillir CĂ©line, si MĂšre Marie de Gonzague y acquiesçait noblement, on se heurtait au veto formel du SupĂ©rieur et d'une Capitulante, SƓur AimĂ©e de JĂ©sus. CĂ©line demeurait hĂ©sitante. La vie contemplative l'attirait. Mais ne cĂ©dait-elle pas en cela Ă  l'amour fraternel ? Dans ce dĂ©sarroi, elle prie, elle fait prier. BientĂŽt la lumiĂšre se fait. Le PĂšre Pichon, consultĂ©, lui Ă©crit le 20 aoĂ»t Allez donc au plus vite vous cacher au dĂ©sert, prendre rang parmi les victimes que JĂ©sus s'est choisies. Je ne doute pas. Je n'hĂ©site plus. La volontĂ© de Dieu me paraĂźt manifeste. Faisons de bon cƓur notre sacrifice. » Le chanoine DelatroĂ«tte, que CĂ©line visite, s'Ă©meut Ă  son tour et donne son consentement. Monseigneur Hugonin le ratifie sans tarder. Quant Ă  SƓur AimĂ©e de JĂ©sus, ThĂ©rĂšse a demandĂ© Ă  Dieu d'incliner son cƓur vers l'acceptation ; elle y veut voir le signe que M. Martin est allĂ© droit au Ciel. Et, la priĂšre Ă  peine formulĂ©e, la religieuse vient, les larmes aux yeux », lui offrir son assen­timent. 15 Tout se prĂ©cipite donc. L'entrĂ©e de CĂ©line est fixĂ©e au 14 septembre 1894, fĂȘte de l'Exaltation de la Sainte Croix. Le dĂ©mon lui livre des combats d'arriĂšre-garde. Il lui inspire de soudaines rĂ©pugnances cet habit d'un autre Ăąge, ce voile qui enserre la tĂȘte, cette dĂ©marche compassĂ©e !... Elle, si Ă©prise de beautĂ©, si jalouse de sa libertĂ© !... La postulante ne recule pas pour si peu. Comme Ă  l'audience papale elle disait Ă  sa sƓur Parle », elle se dit Ă  elle-mĂȘme Marche ! » Elle refuse de tenir compte des apprĂ©hensions, des cauchemars, qui troublent ses derniĂšres nuits dans le monde. AprĂšs avoir portĂ©, la veille, au MonastĂšre, la statue de la Vierge du Sourire, qui prendra place dans l'antichambre de la cellule de ThĂ©rĂšse, elle franchit, dĂ©cidĂ©e, la porte de clĂŽture. 16 CHAPITRE III CĂ©line au cloĂźtre Ă  l'Ă©cole de ThĂ©rĂšse A peine arrivĂ©e au port, celle qui s'appellerait dĂ©sormais Marie de la Sainte-Face goĂ»ta une paix inexprimable. Toutes mes tentations s'Ă©vanouirent, Ă©crit-elle ; la tempĂȘte fit place au calme et Ă  la sĂ©rĂ©nitĂ© la plus profonde. Je sentais qu'enfin j'avais trouvĂ© le lieu de mon repos. » MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus la conduit Ă  la cellule qu'elle occupera dorĂ©navant. LĂ , ThĂ©rĂšse lui prend la main pour lui dĂ©signer, sur l'oreiller, un papier posĂ© Ă  son intention. C'Ă©tait une poĂ©sie s'achevant sur cette strophe Viens Ă  nous, jeune fille ! Il manque Ă  ma couronne une perle qui brille, Nous a dit le Seigneur, et nous arrivons tous, Pour t'emporter du monde avec nos ailes blanches, Comme un essaim d'oiseaux prend une fleur aux branches. Viens Ă  nous ! Viens Ă  nous ! Quelle ne fut pas l'Ă©motion de CĂ©line quand elle reconnut sur ce billet l'Ă©criture de son PĂšre ! C'Ă©tait lui, dit-elle, qui me recevait dans cette demeure oĂč l'amour de JĂ©sus m'avait rĂ©servĂ© une place. » Le premier contact est des plus sympathiques. L'austĂšre simplicitĂ© des locaux conventuels plaĂźt Ă  la jeune fille. Elle admire en artiste les lignes sobres de l'Habit carmĂ©litain, la couleur blanche du manteau se dĂ©tachant sur le fond sombre de la robe. Les objections d'hier sont bien vite balayĂ©es. ThĂ©rĂšse, qui exerce les fonctions de sous-maĂźtresse des novices, au cĂŽtĂ© de MĂšre Marie de Gonzague, l'initie Ă  l'horaire, aux usages, au maniement du brĂ©viaire. Elle confie Ă  SƓur Marie du SacrĂ©-CƓur son heureuse surprise de retrouver en CĂ©line toute sa fraĂźcheur d'antan, sans aucune trace de ces complications dont le monde marque les Ăąmes. La postulante entre Ă  fond et tout entiĂšre dans la vie religieuse, dont elle ne cessera plus d'exalter la beautĂ©. N'ira-t-elle pas baiser la porte de clĂŽture Ă  chaque anniversaire de son entrĂ©e au monastĂšre ? Les difficultĂ©s ne tarderont pas Ă  surgir, inĂ©vitables. Les plus imprĂ©vues d'abord. CĂ©line met plusieurs semaines Ă  s'habituer Ă  sa paillasse. Le temps de sommeil Ă©tant alors trop mesurĂ©, elle s'endort parfois Ă  l'Office, Ă  l'oraison, Ă  l'adoration c'est l'occasion de luttes pĂ©nibles et humiliantes. Il lui faudra plus d'une 17 annĂ©e pour s'adapter au rĂ©gime alimentaire, notamment au poisson, au lait, aux fĂ©culents, qui en consti­tuaient le fond, et qu'elle avait en horreur. Ayant mal Ă  la plante des pieds, la station debout, au chƓur, la fatigue extrĂȘmement. Sa santĂ© est fragile et le restera jusqu'au bout. Elle a l'estomac peu tolĂ©rant et souffre de frĂ©quents maux de dents. NĂ©anmoins, le postulat comporte certains accommodements. CĂ©line en franchit victorieusement le cap. Le 5 fĂ©vrier 1895, a lieu sa Prise d'Habit. La neige Ă©tait au rendez-vous, et aussi une gerbe de lys envoyĂ©e Ă  l'hĂ©roĂŻne du jour par le plus tenace de ses prĂ©tendants de jadis. Le chanoine Ducellier, ancien vicaire de Saint-Pierre, et alors Doyen de TrĂ©viĂšres, prononça l'allocution d'usage sur le thĂšme du Cantique des Cantiques, proposĂ© par MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus et ThĂ©rĂšse L'hiver est passĂ©, les pluies ont cessĂ©, lĂšve-toi, ma bien-aimĂ©e, et viens. » II y insĂ©ra un magnifique Ă©loge de M. Martin, dont le souvenir planait sur cette fĂȘte. Lire ici le texte de l'allocution du Chanoine Ducellier pour la prise d'habit de CĂ©line. La nouvelle CarmĂ©lite conte ses impressions. Pendant la cĂ©rĂ©monie, je reçus une grĂące particuliĂšre d'intime union avec mon Bien-AimĂ© ; je ne voyais plus rien de ce qui se passait autour de moi. La prĂ©sence de l'EvĂȘque, le nombreux clergĂ©, le monde qui Ă©tait accouru en foule, tout avait disparu Ă  mes yeux, j'Ă©tais seule avec JĂ©sus... quand tout Ă  coup, je fus rĂ©veillĂ©e de mon silence intĂ©rieur par le chant des Complies qui se poursuivait en notes vibrantes et pleines d'entrain. Le chƓur entonnait le psaume Qui habitat in adjutorio Altissimi, et moi j'en entendais le sens, et chaque parole tombait en mon Ăąme comme le gage d'une promesse sacrĂ©e que me faisait Celui auquel j'unissais ma vie. » Sur le dĂ©sir exprimĂ© par le SupĂ©rieur, et pour honorer la mĂ©moire de la Fondatrice du Carmel de Lisieux, dĂ©cĂ©dĂ©e le 5 dĂ©cembre 1891, CĂ©line dut Ă©changer son nom de Marie de la Sainte Face avec celui de GeneviĂšve de Sainte ThĂ©rĂšse. SƓur ThĂ©rĂšse de l'Enfant-JĂ©sus, qui lui avait donnĂ© son premier titre de noblesse, fut quelque peu affectĂ©e de cette substitution. Elle n'en consola pas moins sa sƓur. & Nous aurons la mĂȘme patronne, toutes les deux », lui dit-elle, songeant Ă  la RĂ©formatrice d'Avila. A quoi SƓur GeneviĂšve rĂ©pliqua, sans savoir qu'elle prophĂ©tisait C'est vous qui serez ma patronne. » Avec un vocable nouveau, la novice recevait de prĂ©cieuses reliques de la Fondatrice du Carmel de Lisieux sa boucle de ceinture, sa croix, sa mĂ©daille de chapelet, et aussi une phrase autographe oĂč elle aimait se retrouver et qu'elle enca­drerait prĂ©cieusement g Je suis enchaĂźnĂ©e, et cependant je suis libre. » Dans l'immĂ©diat, elle sent surtout le poids des liens. EntrĂ©e Ă  l'Ăąge de vingt-cinq ans, aprĂšs avoir joui, dans le monde, de beaucoup de considĂ©ration et d'une entiĂšre autonomie dans le gouvernement de sa demeure, portĂ©e naturellement Ă  l'indĂ©pendance et incapable de celer sa pensĂ©e, elle se retrouve enfermĂ©e dans le cadre Ă©troit du MonastĂšre, enserrĂ©e dans tout un rĂ©seau d'observances dont le sens lui Ă©chappe souvent, derniĂšre venue, c'est-Ă -dire soumise Ă  toutes et appelĂ©e Ă  les aider toutes, sans jamais assumer de respon­sabilitĂ©s personnelles. En raison de ses talents multiples, on lui demande maints services surĂ©rogatoires. La robiĂšre, dont elle est l'adjointe, lui confie jusqu'Ă  quarante travaux de ce genre. Pour faire face Ă  tout, SƓur GeneviĂšve s'active. Elle a d'ailleurs une remarquable rapiditĂ© d'exĂ©cution, en mĂȘme temps qu'un extrĂȘme souci du dĂ©tail tout doit ĂȘtre soignĂ© Ă  la perfection. Cela lui vaut quelques reproches elle n'est pas assez dĂ©tachĂ©e de sa besogne ; elle y fait montre d'tnervement ; elle ne la quitte pas au coup de cloche ; elle supporte mal qu'on l'interrompe. Or, il se trouve toujours quelque SƓur pour l'exercer, l'une d'elles surtout, atteinte d'anĂ©mie cĂ©rĂ©brale, qui l'appelle frĂ©quemment, sans motif, jusqu'Ă  lui dire un jour qu'elle voulait Ă©tudier son pas, semblable Ă  celui de sa sƓur. Notre CĂ©line explose, quitte Ă  le regretter aussitĂŽt. Tout cela la meurtrit Ă  vif, car, note-t-elle, il est vrai le propos d'un sage, qu'on sent davantage une piqĂ»re d'Ă©pingle sur soi que le bras cassĂ© du voisin ». 18 II y a plus. Cette sĂ©rie d'incidents lui fait perdre ses illusions sur elle-mĂȘme. Elle se livre douloureu­sement Ă  l'exploration de sa faiblesse. Dans le monde, Ă©crit-elle avec une belle luciditĂ©, mon Ăąme habitait, pour ainsi dire, un chĂąteau fort, elle s'Ă©tait cantonnĂ©e lĂ  et jouissait de ses richesses. A l'intĂ©rieur comme Ă  l'extĂ©rieur, tout lui obĂ©issait. EncensĂ©e, applaudie, elle se croyait quelque chose sans s'en douter. D'ailleurs, avait-elle besoin qu'on la loue du dehors, quand elle-mĂȘme se sentait vivre d'Ă©nergies sans cesse renaissantes, quand le bon Dieu l'avait mise, pour ainsi dire, en face des dons qu'il lui avait dĂ©partis avec tant de libĂ©ralitĂ© ? Mais, tout Ă  coup, le tableau a changĂ©. Au lieu de l'Ă©difice, je ne vois plus que des ruines qui laissent Ă  dĂ©couvert des abĂźmes jusque lĂ  ignorĂ©s. Maintenant, la guerre est allumĂ©e en moi, mes dĂ©fauts, jusque lĂ  assoupis, se sont rĂ©veillĂ©s. Est-ce pour vivre en leur compagnie que je suis venue au Carmel ? » Ce sont lĂ  drames mineurs, dont ne s'effrayent guĂšre ceux qui ont l'expĂ©rience des dĂ©buts de la vie religieuse. Quand SƓur GeneviĂšve se plaint, MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus lui rĂ©pond d'un ton dĂ©gagĂ© Vous trouvez que c'est trop dur ? Faites-en davantage. » Et la novice, prenant le mot Ă  la lettre, rĂ©agit de toutes ses forces. Elle souffre nĂ©anmoins de ne plus recevoir l'Hostie tous les jours, la CommunautĂ© Ă©tant sous le rĂ©gime alors en vigueur de trois ou quatre communions par semaine. Le 3 fĂ©vrier 1895, elle s'est remise totalement entre les mains de la Sainte Vierge. Vous ĂȘtes la maĂźtresse de ma maison, aimait-elle Ă  lui dire. » Comme protecteurs spĂ©ciaux, elle a choisi saint Jean-Baptiste, qui s'effaça humblement devant le Christ, Elie, l'intrĂ©pide zĂ©lateur de la gloire de Dieu, et saint Michel, l'extermi­nateur de Satan au nom du pouvoir souverain du TrĂšs-Haut. Pour triompher des obstacles semĂ©s sous ses pas, la jeune moniale a l'avantage d'avoir Ă  ses cĂŽtĂ©s une Sainte, qui est sa propre sƓur. ThĂ©rĂšse avait tant de fois souhaitĂ© son entrĂ©e, non pour jouir, comme jadis, de son intimitĂ©, mais pour lui rĂ©vĂ©ler les secrets de la Voie d'enfance. Quant Ă  SƓur GeneviĂšve, il y a longtemps qu'entre elle et la petite Reine, les rĂŽles sont intervertis, et qu'Ă©tant la plus ĂągĂ©e, elle se met Ă  l'Ă©cole de sa cadette. Moi je viens toujours aprĂšs toi lui Ă©crivait-elle le 1er mars 1889 je suis un autre toi-mĂȘme, mais toi, tu es la rĂ©alitĂ©, tandis que moi, je ne suis que ton ombre. » Elle va dĂ©sormais bĂ©nĂ©ficier de ce contact, dont elle traçait un jour la loi De mĂȘme qu'une Ă©ponge pleine d'eau ne peut ĂȘtre touchĂ©e sans communiquer le liquide dont elle est imbibĂ©e, de mĂȘme on ne peut s'approcher d'un Saint qui transpire par tous les pores la grĂące divine, sans en Ă©prouver l'influence. C'est pour cette raison que les Saints sont si utiles Ă  l'Eglise. » Quand on lui demandait si, Ă  son arrivĂ©e au cloĂźtre, elle avait remarquĂ© en ThĂ©rĂšse quelque chose d'extraordinaire, SƓur GeneviĂšve dĂ©clarait Non, elle n'Ă©tait pas extraordinaire, mais toujours j'Ă©tais frappĂ©e de ses rĂ©ponses. Le Saint-Esprit parlait par sa bouche. C'est certain. » De son cĂŽtĂ©, la jeune Sous-MaĂźtresse des Novices apprĂ©ciait en sa nouvelle disciple le dĂ©sir ardent d'ĂȘtre toute Ă  JĂ©sus, l'Ă©lan qui va droit au but, une gĂ©nĂ©rositĂ© fonciĂšre capable des plus grands dĂ©vouements. Elle admirait surtout son ton direct et sa loyautĂ© transparente Quand je pense Ă  toi auprĂšs de l'unique Ami de mon Ăąme, lui dĂ©clare-t-elle le 25 avril 1893, c'est toujours la simplicitĂ© qui se prĂ©sente Ă  moi comme le caractĂšre distinctif de ton cƓur. » Elle y revient dans la poĂ©sie dĂ©diĂ©e Ă  sa sƓur et qui a pour titre La Reine du Ciel Ă  sa petite Marie ». 19 Je veux que sur ton front rayonne La douceur et la puretĂ© Mais la vertu que je te donne Surtout c'est la simplicitĂ©. SƓur GeneviĂšve lui ayant confiĂ© les assauts que sa chastetĂ© avait subis dans le monde, la Sainte la pressa dans ses bras et lui dit en fondant en larmes Oh ! que je suis heureuse aujourd'hui !... Comme je suis fiĂšre de ma CĂ©line ! Oui aujourd'hui, je vois encore un de mes dĂ©sirs rĂ©alisĂ©s, car j'avais toujours dĂ©sirĂ© donner au bon Dieu cette souffrance-lĂ , et elle n'avait pas visitĂ© mon Ăąme, mais puisqu'elle a visitĂ© l'Ăąme de ma CĂ©line, cette autre moi-mĂȘme, alors, je suis pleinement satisfaite Ă  nous deux nous aurcns offert Ă  JĂ©sus tous les genres de martyre. » ThĂ©rĂšse n'hĂ©site pas Ă  faire revivre tout le passĂ© des Buissonnets. Ce sont des confidences de ce genre, faites, un soir de dĂ©cembre 1894, Ă  ses trois sƓurs, qui amĂšnent MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus Ă  lui donner l'ordre d'Ă©crire ses souvenirs d'enfance. Elle utilise Ă  l'occasion les surnoms gracieux — c'Ă©tait un usage hĂ©ritĂ© de M. Martin — qui peuplaient hier sa correspondance avec CĂ©line, et qu'on retrouvera en ses poĂ©sies. Chez elle, ils n'avaient de miĂšvre que l'apparence, car elle cachait sous cette enveloppe naĂŻve de fortes et salutaires leçons. Qu'elle parle, sur le mode sensible, de la petite ombre » ou de la petite lyre de JĂ©sus », de Lys-Immortelle » ou du doux Ă©cho de son Ăąme », de la goutte de rosĂ©e » ou de la Petite VĂ©ronique chĂ©rie », le dessein est toujours de dĂ©tacher de lui-mĂȘme, pour le fixer en Dieu, ce cƓur qu'elle sent ardent et tendre. Elle fait montre Ă  cet Ă©gard d'une patience et d'une disponibilitĂ© totale. SƓur GeneviĂšve rappelait volontiers ce jour oĂč, ayant renversĂ© un encrier sur le mur blanc et sur le parquet de sa cellule, elle alla, toute angoissĂ©e, chercher sa sƓur qui, en l'apaisant d'un sourire, l'aida Ă  rĂ©parer le dĂ©gĂąt. Jusque dans ces relations fraternelles, la mortification retrouvait ses droits. CĂ©line s'en explique trĂšs franchement. A cause de la charge des novices qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ©e, mes rapports avec ma ThĂ©rĂšse chĂ©rie furent trĂšs frĂ©quents, mais, lĂ  encore, je devais rencontrer la croix. N'Ă©tant pas le seul petit chat Ă  boire dans l'Ă©cuelle de l'Enfant-JĂ©sus », il me fallait ne point en prendre plus que les autres et ne pas y revenir plus souvent, mais, tout au contraire, me faire pardonner, par ma discrĂ©tion, le privilĂšge d'ĂȘtre sa sƓur. Ce fut matiĂšre pour moi Ă  de grands sacrifices. » Au demeurant, la Sainte savait ĂȘtre ferme et exigeante. On le devine Ă©galement Ă  travers les aveux de SƓur GeneviĂšve. Lorsque mon heure Ă©tait venue de me rendre auprĂšs d'elle, j'Ă©tais bien heureuse, et dans ces trop courts instants, les deux sƓurs reprenaient les conversations autrefois commencĂ©es aux fenĂȘtres du BelvĂ©dĂšre... Cependant, le thĂšme avait un peu changĂ©, car les Ă©lans d'enthousiasme pour la souffrance et le mĂ©pris Ă©taient Ă  prĂ©sent vĂ©cus ; la vertu en fleur et en dĂ©sirs Ă©tait devenue la vertu en action ; ma fleur s'Ă©tait effeuillĂ©e, et le fruit encore vert se nouait dans les transformations laborieuses d'un travail doulou­reux et cachĂ©. '< Pour ThĂ©rĂšse, le fruit Ă©tait mĂ»r, et le divin Jardinier s'apprĂȘtait Ă  le cueillir, mais le mien ne faisait que s'annoncer ; il y avait alors plus de diffĂ©rence entre ThĂ©rĂšse et CĂ©line qu'autrefois Ă  l'heure des premiers essors ; elles n'Ă©taient plus Ă©gales, les deux petites sƓurs... Cela suppose plus de dĂ©vouement que de joie dans la mission que remplissait ma ThĂ©rĂšse auprĂšs de moi. Sans rechercher sa consolation personnelle, elle s'appliqua Ă  faire tomber les illusions, les prĂ©jugĂ©s, que j'avais apportĂ©s du monde, car quelque imper­mĂ©able qu'on soit par la grĂące de Dieu, il est cependant impossible de ne pas conserver quelques vestiges de 20 cette teirtfure-lĂ . Et moi, j'y avais Ă©tĂ© trop longtemps plongĂ©e pour qu'il ne m'en restĂąt point les maudites couleurs... Elle m'enseignait l'art de la guerre, m'indiquait les Ă©cueils, les moyens de vaincre l'ennemi, la façon de manier les armes ; elle me conduisait pas Ă  pas dans les luttes de chaque jour. » Les Conseils et Souvenirs de SƓur GeneviĂšve, oĂč l'on voit aux prises ce qu'elle nomme humblement la voix de la nature » et la voix de la grĂące », manifesteront dans le dĂ©tail la maĂźtrise de ThĂ©rĂšse en cet effort d'Ă©ducation dont l'objectif Ă©tait d'enraciner dans l'esprit d'enfance. CĂ©line Ă©tait trop personnelle » pour offrir ce qu'on pourrait nommer une humilitĂ© spontanĂ©e. Elle eut toujours nĂ©anmoins le dĂ©sir et la passion de cette vertu et elle y fit de substantiels progrĂšs. Elle le mani­festa Ă  la PentecĂŽte de 1895, quand MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, souhaitant qu'un membre de la famille se rangeĂąt parmi les SƓurs converses, jeta son dĂ©volu sur elle. Elle acquiesça sans hĂ©siter, et la chose eĂ»t Ă©tĂ© entĂ©rinĂ©e si MĂšre Marie de Gonzague n'y eĂ»t mis obstacle. Il y avait loin toutefois de cette vertu naissante Ă  l'idĂ©al proposĂ© par ThĂ©rĂšse. Celle-ci entendait entraĂźner sa CĂ©line dans sa petite Voie, lui faire descendre la vallĂ©e lĂ  oĂč elle aspirait Ă  monter, lui interdire tout ensemble de valoir » et de faire valoir ». Une telle conversion ne se fait pas d'une seule venue. La novice a cueilli un perce-neige sans permission. Il a fallu lui signifier que le jardin du Carmel n'est pas celui des Buissonnets oĂč elle Ă©tait reine et maĂźtresse. Elle souffre, elle pleure, elle se retourne vers Dieu, son seul refuge, et cherche Ă  se consoler en un cantique dont elle ne trouve que les deux premiers vers La Fleur que je cueille, ĂŽ mon Roi, C'est toi. ThĂ©rĂšse reprend l'idĂ©e et la dĂ©veloppe en des strophes qui rassĂ©rĂšnent l'Ăąme contrite. Elle n'a rien Ă©crit de plus gracieux. Ce Cantique de CĂ©line » sera publiĂ© ultĂ©rieurement sous le titre Ce que j'aimais ». Une autre fois, c'est SƓur GeneviĂšve qui prie la Sainte de lui mettre en vers tous les sacrifices qu'elle a conscience d'avoir offerts Ă  JĂ©sus. La rĂ©ponse arrive, presque par retour du courrier, mais sensiblement inflĂ©chie. C'est le poĂšme JĂ©sus, mon Bien-AimĂ©, rappelle-toi », qui Ă©numĂšre les sacrifices consentis par JĂ©sus pour s'attacher CĂ©line. Tout l'art de ThĂ©rĂšse est d'amener sa sƓur Ă  reconnaĂźtre, Ă  accepter, Ă  chĂ©rir sa misĂšre, y voyant un titre Ă  Ă©mouvoir l'Amour misĂ©ricordieux et Ă  attirer ses largesses. Elle Ă©tait heureuse, Ă©crit SƓur Gene­viĂšve, de me voir lutter pied Ă  pied avec des dĂ©fauts qui me tenaient constamment dans l'humiliation, car, avec mon caractĂšre spontanĂ©, il m'arrivait souvent de petites sorties avec les SƓurs, sorties qui m'affli­geaient beaucoup Ă  cause de mon grand amour-propre. Je trouvais que mon extĂ©rieur Ă©tait trompeur, que j'Ă©tais bien meilleure que je ne paraissais de lĂ , un certain dĂ©pit de ne pas ĂȘtre jugĂ©e Ă  ma juste valeur... Alors ma petite sƓur s'efforçait, par ses pĂ©nĂ©trantes instructions, agrĂ©mentĂ©es d'histoires typiques et tout Ă  fait de circonstance, de me faire aimer l'opprobre dans lequel j'Ă©tais. Elle me disait que, s'il n'y avait pas d'imperfections Ă  tomber, il faudrait le faire exprĂšs afin de s'exercer Ă  l'humilitĂ© ». Elle me faisait trouver ma joie Ă  me croire une toute petite Ăąme » que le bon Dieu est sans cesse obligĂ© de soutenir parce qu'elle n'est plus que faiblesse et imperfection. Elle voulait, de plus, que j'arrive Ă  dĂ©sirer que les autres s'aper­çoivent de mes dĂ©fauts, afin qu'elles me mĂ©prisent et me jugent toujours une religieuse sans vertu. » ThĂ©rĂšse l'appliquait en mĂȘme temps Ă  s'attacher Ă  JĂ©sus dans un mouvement permanent de confiance Ă©perdue, Ă  lui faire plaisir en tout, et jusque dans les plus petites choses, ne nĂ©gligeant rien de 21 ces menues attentions par lesquelles l'amour s'exprime. Parfois, avoue CĂ©line, j'allais Ă  elle, dĂ©couragĂ©e, n'en pouvant plus, me trouvant imparfaite sur toute la ligne. Elle me recevait avec bontĂ©, m'Ă©coutait, si bien que je m'en retournais prĂȘte Ă  poursuivre le combat. » Cet effort porta ses fruits. SƓur GeneviĂšve ne se dĂ©pouilla point de tous ses dĂ©fauts, mais elle apprit-Ă  les utiliser pour toucher du doigt sa misĂšre. Afin de l'y aider, ThĂ©rĂšse l'associera, dĂšs le principe, Ă  une dĂ©marche qui marqua un tournant important de sa vie spirituelle. Ici encore, nous laissons la parole Ă  CĂ©line elle-mĂȘme. Son tĂ©moignage direct a plus de prix que toute glose. C'est le 9 juin 1895, pendant la messe du jour de la Sainte TrinitĂ©, que ma petite ThĂ©rĂšse a Ă©tĂ© inspirĂ©e de s'offrir Ă  l'Amour MisĂ©ricordieux du bon Dieu. DĂ©jĂ , trois mois auparavant, pendant une heure d'Adoration, aux Quarante Heures, le mardi 26 fĂ©vrier, elle avait composĂ© d'un jet son cantique Vivre d'Amour », d'aprĂšs ses inspirations personnelles. Le dimanche de la Sainte TrinitĂ©, elle fut donc inspirĂ©e de s'offrir en Victime Ă  l'Amour MisĂ©ricordieux. AussitĂŽt aprĂšs la messe, tout Ă©mue, elle m'entraĂźne Ă  sa suite ; j'ignorais pourquoi. Mais bientĂŽt, nous eĂ»mes rejoint MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, qui allait au Tour prendre son courrier. ThĂ©rĂšse paraissait un peu embarrassĂ©e pour exposer sa demande. Elle balbutia quelques mots, sollicitant la permission de s'offrir avec moi Ă  l'Amour MisĂ©ricordieux. Je ne sais pas si elle prononça le mot Victime. La chose ne paraissait pas importante ; notre MĂšre dit oui. Une fois seule avec moi, elle m'expliqua un peu ce qu'elle voulait faire ; elle Ă©tait trĂšs Ă©mue ; son regard Ă©tait enflammĂ©. Elle me dit qu'elle allait mettre ses pensĂ©es par Ă©crit et composa son acte de donation. Deux jours aprĂšs, agenouillĂ©es ensemble devant la Vierge Miraculeuse, elle prononça l'Acte pour nous deux. C'Ă©tait le 11 juin. » Parmi les dates mĂ©morables de sa vie, SƓur GeneviĂšve en note une qui suivit de peu cet Ă©vĂ©nement le 8 septembre 1895. Elle y relĂšve une grĂące indicible qu'elle condense en cette formule JĂ©sus vivant en CĂ©line, CĂ©line possĂ©dĂ©e de JĂ©sus. » L'heure de sa Profession approchait. Marie GuĂ©rin Ă©tait entrĂ©e au Carmel le 15 aoĂ»t 1895 ; elle devait sous peu prendre l'Habit ; il Ă©tait question de faire coĂŻncider les deux cĂ©rĂ©monies. Dans la perspective de son oblation, CĂ©line, qui aimait se reprĂ©senter JĂ©sus comme son Chevalier, dessine Ă  la plume son blason et le commente en une feuille datĂ©e du 1er novembre 1895. Elle y exprime le sens de sa vocation qu'elle rĂ©sume en sa rĂ©ponse Ă  la question de l'examen canonique Qu'est-ce qui vous a attirĂ©e au Carmel ? » JĂ©sus ayant voulu donner sa vie pour moi, j'ai voulu lui donner la mienne. » Plus tard, elle voudra dĂ©truire ce papier, estimant que c'Ă©tait de la fausse monnaie », comme disait ThĂ©rĂšse, c'est-Ă -dire de belles dĂ©clarations non insĂ©rĂ©es dans la vie. Mais sa sƓur l'en dissuada et lui composa elle-mĂȘme, Ă  partir de ce thĂšme, et sur simili-parchemin, de vĂ©ritables armoiries, avec Contrat d'alliance de JĂ©sus et de CĂ©line, le tout sous enveloppe portant cachet de cire. Il fallait une devise. InterrogĂ©e sur ce point, SƓur GeneviĂšve rĂ©pondit Ă  l'Ă©tourdie Qui perd gagne ! » Prompte Ă  tirer parti de tout, la Sainte enregistra sur l'heure, en dĂ©pit des protestations de son interlocutrice, ces mots qui prenaient pour elle une rĂ©sonance Ă©vangĂ©lique se quitter pour trouver Dieu. La missive est estampillĂ©e du Jardin de l'Agonie », parce que c'est dans la commĂ©moraison de ce mystĂšre, le 24 fĂ©vrier 1896, que SƓur GeneviĂšve fit Profession. Elle fut dĂ©posĂ©e, la veille de ce jour, dans la cellule de la novice, sous l'adresse suivante Envoi du Chevalier JĂ©sus Ă  mon Epouse Bien-AimĂ©e, Gene­viĂšve de Sainte ThĂ©rĂšse, vivant d'amour sur la montagne du Carmel. » L'Ă©chĂ©ance de la fĂȘte n'avait pas Ă©tĂ© fixĂ©e sans difficultĂ©. MĂšre Marie de Gonzague, maĂźtresse des Novices, eĂ»t voulu imposer un dĂ©lai. En rĂ©alitĂ©, elle souhaitait prĂ©sider elle-mĂȘme la cĂ©rĂ©monie, de 22 nouvelles Ă©lections devant avoir lieu bientĂŽt. C'est Ă  cette occasion que ThĂ©rĂšse observa Cela n'entre pas dans l'ordre des humiliations qu'on puisse infliger. » ConsultĂ© par MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, le reprĂ©sentant de l'EvĂȘque s'opposa Ă  tout retard. L'avant-veille du grand jour, dans la nuit, SƓur GeneviĂšve fut en proie Ă  d'effrayants assauts, doutant de sa vocation, estimant qu'elle jouait la comĂ©die. Tout se calma dans la priĂšre. RĂ©confortĂ©e par la bĂ©né­diction de LĂ©on XIII, que le fidĂšle FrĂšre SimĂ©on lui avait obtenue, elle fit ses vƓux entre les mains de sa sƓur, Pauline, la Petite MĂšre » de toute la famille. Elle portait sur le cƓur une priĂšre oĂč elle avait rĂ©sumĂ© toutes ses aspirations. On y lit notamment Seigneur, mon ambition est d'ĂȘtre, avec ma ThĂ©rĂšse chĂ©rie, un petit enfant dans la maison paternelle des cieux... Je ne veux travailler que pour vous faire plaisir... Je consens Ă  perdre toujours ici-bas, car je veux que tout ce que je recevrai de vous soit gratuit, parce que vous m'aimez, et non pas richesses acquises par mes vertus... Ne me jugez pas selon mes Ɠuvres, ne m'im­putez pas mes fautes, mais regardez la Face de mon JĂ©sus. C'est lui qui rĂ©pondra de moi. » A la fĂȘte du soir, selon la tradition, on chanta Ă  la nouvelle professe le cantique composĂ© en son honneur. Il Ă©tait l'Ɠuvre de SƓur Marie des Anges. ThĂ©rĂšse, qui eĂ»t souhaitĂ© en ĂȘtre chargĂ©e, prit une fraternelle revanche quand elle versifia, un an plus tard, le chant destinĂ© Ă  Marie GuĂ©rin. Elle lui donna pour titre Mes Armes », elle exploita le fond d'idĂ©es chevaleresques qui enthousiasmait CĂ©line, et elle dit Ă  celle-ci C'est celui-lĂ  que je voulais vous offrir ; considĂ©rez-le donc comme fait pour vous. » La Sainte lui avait d'ailleurs donnĂ© sur l'heure, en compensation, une poĂ©sie oĂč figurait un rappel dĂ©licat de la grĂące du 8 septembre 1895 et, relique inestimable, elle lui avait remis en outre La derniĂšre larme de MĂšre GeneviĂšve de sainte ThĂ©rĂšse ». La Prise de Voile eut lieu le 17 mars 1896. SƓur GeneviĂšve se rĂ©jouira plus tard de dĂ©couvrir qu'Ă  pareil jour le martyrologe romain cĂ©lĂšbre la mĂ©moire de Joseph d'Arimathie, le donateur du Saint Suaire. Mgr Hugonin prĂ©sidait. Le sermon fut donnĂ© Ă  nouveau par le chanoine Ducellier qui, dĂ©laissant le sujet suggĂ©rĂ© par ThĂ©rĂšse, commenta le verset Placebo Domino in regione vivorum. Ce texte, utilisĂ© pour l'Office des dĂ©funts, n'Ă©tait pas hors de saison dans une cĂ©rĂ©monie qui consacre cette mort mystique qu'est la sĂ©pa­ration dĂ©finitive avec le monde. L'aprĂšs-midi, devant une assistance trĂšs nombreuse, Marie GuĂ©rin recevait l'Habit du Carmel, sous le nom de SƓur Marie de l'Eucharistie. C'est en cette journĂ©e que CĂ©line et sa benjamine furent photographiĂ©es cĂŽte-Ă -cĂŽte, prĂšs de la croix du prĂ©au. SƓur GeneviĂšve avait en effet apportĂ© au couvent son appareil, dont elle usait avec une rĂ©elle maĂźtrise. On lui doit la plupart des clichĂ©s qui garniront l'album Le Visage de ThĂ©rĂšse de Lisieux. MĂšre Marie de Gonzague reprit la charge de Prieure aux Ă©lections du 21 mars 1896. Sous son gouver­nement il sera un moment question d'envoyer en Indochine ThĂ©rĂšse elle-mĂȘme, puis MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, enfin SƓur GeneviĂšve et SƓur Marie de la TrinitĂ©. Le projet n'eut pas de suite, mais il ne fut pas sans stimuler chez les intĂ©ressĂ©es la gĂ©nĂ©rositĂ© et l'esprit de sacrifice. C'est au cours de ce triennat que la Sainte consomma en beautĂ© sa si brĂšve existence. La SupĂ©rieure, qui l'apprĂ©ciait hautement, et qui eut le mĂ©rite de favoriser son entrĂ©e au cloĂźtre, comme celle de sa sƓur et de sa cousine, lui donna CĂ©line pour seconde infirmiĂšre. Pressentant sa fin prochaine, la malade disait avec compassion Oh ! c'est ma petite SƓur GeneviĂšve qui sentira le plus mon dĂ©part ; certainement, c'est elle que je trouve la plus Ă  plaindre parce qu'aussitĂŽt qu'elle a de la peine, elle vient me trouver, et elle n'aura plus personne... Oui, mais le bon Dieu lui donnera la force... et puis, je reviendrai. » 23 Elle s'employait elle-mĂȘme Ă  la rĂ©conforter, introduisant gaiement, dans ses propos les plus graves, des rĂ©miniscences de leurs conversations d'enfants, voire des termes empruntĂ©s aux saynĂštes qu'elles jouaient jadis aux Buissonnets. Nous serons comme deux petits canards ; vous savez comme ils se suivent de prĂšs. » — Au Ciel, vous prendrez sĂ©ance Ă  cĂŽtĂ© de moi. » — Ma petite Demoiselle, je vous aime beaucoup, et cela m'est bien doux d'ĂȘtre soignĂ©e par vous. » — Oh! que je vous ai de reconnaissance, ma paup' petite bobonne !... Vous verrez tout ce que je vous ferai. » A sa sƓur qui, craignant qu'elle prenne froid, lui offre de lui procurer pour se couvrir un de ces morceaux de bure qu'on nomme au cloĂźtre une petite consolation », ThĂ©rĂšse rĂ©plique gentiment Non, c'est vous qui ĂȘtes ma petite consolation. » Elle prolonge jusqu'Ă  l'agonie son rĂŽle de Sous-MaĂźtresse des novices Vous ĂȘtes toute petite, rappelez-vous ça, et quand on est tout petit, on n'a pas de belles pensĂ©es. » Elle-mĂȘme, en dĂ©pit de sa bonne humeur contagieuse, demeure dans le tunnel », soumise Ă  l'Ă©preuve de la foi. CĂ©line ayant nommĂ© le Ciel, elle soupire Ah!... Dites-m'en quelque chose.» SƓur GeneviĂšve en parle, Ă  sa façon candide et imagĂ©e. Ah ! assez », interrompt la Sainte avec anxiĂ©tĂ©, replongĂ©e plus avant dans l'implacable nuit qui l'obsĂšde, sans parvenir toutefois Ă  Ă©branler son espĂ©rance. Le 22 juillet, CĂ©line Ă©crit Ă  Mme GuĂ©rin L'autre jour, je lisais Ă  ma petite malade un passage sur la bĂ©atitude du Ciel. Elle m'a interrompue pour me dire Ce n'est pas cela qui m'attire — Quoi donc ? ai-je repris — Oh ! c'est l'amour ! Aimer, ĂȘtre aimĂ©e et revenir sur la terre. » En une autre circonstance, SƓur GeneviĂšve interrogeait la Sainte Vous nous regarderez d'en-haut, n'est-ce pas ?» — Non, je descendrai. » Le 16 aoĂ»t, ThĂ©rĂšse lui dit Le bon Dieu m'a demandĂ© si je voulais souffrir pour vous. J'ai rĂ©pondu aussitĂŽt que je le voulais bien. Alors, quand, jusque-lĂ , je n'avais souffert que du cĂŽtĂ© droit, le gauche, instantanĂ©ment, s'est pris avec une intensitĂ© incroyable. » On l'appellera dĂ©sormais le cĂŽtĂ© de CĂ©line ». Peu aprĂšs, la Sainte ajoute, comme hors d'elle-mĂȘme Je souffre pour vous, et le dĂ©mon ne veut pas ! Il m'empĂȘche de prendre le plus lĂ©ger soulagement, il me tient comme avec une main de fer, il augmente mes maux afin que je me dĂ©sespĂšre. » A la veille de la mort de ThĂ©rĂšse, SƓur GeneviĂšve lui demanda si elle-mĂȘme ne devait pas partir Ă  sa place en Indochine. Non, rĂ©partit-elle vivement. Tout est accompli. C'est l'Amour seul qui compte. » A CĂ©line Ă©galement, l'interrogeant sur ce qu'elle disait Ă  JĂ©sus, la malade fit l'admirable rĂ©ponse Je ne lui dis rien, je l'aime. » En un moment de dĂ©tente, la Sainte avait dĂ©clarĂ© Mes petites sƓurs, il ne faudra pas vous faire de peine si, en mourant, mon dernier regard est pour l'une de vous et pas pour l'autre ; je ne sais pas ce que je ferai, c'est ce que le bon Dieu voudra. S'il me laisse libre, ce dernier regard sera pour notre MĂšre, parce qu'elle est ma Prieure. » CĂ©line va nous dire quel fut le dĂ©nouement en la journĂ©e du 30 septembre 1897. Pendant son agonie, quelques minutes seulement avant qu'elle expirĂąt, je passais sur ses lĂšvres brĂ»lantes un petit morceau de glace, quand, Ă  ce moment, elle leva les yeux sur moi et me regarda avec une insistance prophĂ©tique. Son regard Ă©tait rempli de tendresse ; il avait en mĂȘme temps une expression surhumaine faite d'encouragement et de promesses, comme si elle m'eĂ»t dit Va, va, ma CĂ©line ! Je serai avec toi. » La CommunautĂ© prĂ©sente Ă©tait comme en suspens devant ce spectacle grandiose, mais, soudain, notre chĂšre petite Sainte baissa les yeux pour chercher notre MĂšre, qui Ă©tait Ă  genoux Ă  ses cĂŽtĂ©s, tandis que son regard voilĂ© reprenait l'expression de souffrance qu'il avait auparavant. » Peu aprĂšs elle prononça ses derniĂšres paroles Mon Dieu, je vous aime », puis ce fut l'extase, la retombĂ©e et le dernier soupir. SƓur GeneviĂšve observa aux paupiĂšres de sa ThĂ©rĂšse une larme qui perlait. Elle s'approcha et 24 recueillit sur un mouchoir la prĂ©cieuse relique. Ensuite, le cƓur brisĂ©, mais invinciblement convaincue de l'avenir de gloire qui s'ouvrait pour sa chĂšre dĂ©funte, elle comprit Ă  la fois sa perte et son trĂ©sor. Quinze jours plus tard, une flamme vivante, qui traça dans la profondeur du Ciel nocturne un vaste cercle, lui apparut comme une manifestation posthume de l'Ăąme de ThĂ©rĂšse. Ce phĂ©nomĂšne, accompagnĂ© d'une grĂące intĂ©rieure trĂšs vive, fut ressentie avec assez de certitude pour que CĂ©line en tĂ©moignĂąt au ProcĂšs. Le 5 mars 1898, elle connut une faveur d'un autre genre. Au terme de sa grande retraite, elle mĂ©ditait le passage de Zacharie Qu'est-ce que le Seigneur a de bon et de beau, sinon le froment des Ă©lus et le vin qui fait germer les vierges ? » Comme elle reprochait affectueusement Ă  sa SƓur de ne l'avoir point aidĂ©e pendant ces exercices, elle se sentit envahie par une douceur intime qu'escortait la chaleur de la divine CharitĂ©. 25 CHAPITRE IV Dans le sillage de la gloire thĂ©rĂ©sienne SƓur GeneviĂšve n'eut pas le temps de ressentir le vide immense creusĂ© par la mort de sa sƓur. ThĂ©rĂšse continua d'outretombe de l'initier Ă  la Voie d'Enfance ; elle lui en fit pĂ©nĂ©trer les secrets les plus profonds. En mĂȘme temps, elle mobilisait, pour le rayonnement de sa doctrine, les talents de la jeune professe. ChargĂ©e d'illustrer l'Histoire d'une Ame, qui paraĂźtrait en 1898, CĂ©line recourut d'abord aux photographies, prises par elle, de la Sainte Ă  genoux tenant les images de l'Enfant-JĂ©sus et de la Sainte Face, ou encore prĂšs d'une croix, le chapelet Ă  la main. Ces clichĂ©s avaient souffert de la pose prolongĂ©e et de mauvais jeux de lumiĂšre, aussi lui fut-il demandĂ©, pour la seconde Ă©dition, de peindre un portrait en buste, celui qu'on appellera le portrait ovale » ou le portrait authentique ». Fait sur documents originaux, il fut jugĂ©, au Carmel, d'une fidĂ©litĂ© parfaite. II me semble que je la revois », s'Ă©tait Ă©criĂ©e Ă  son propos, SƓur Marie-Madeleine, novice de ThĂ©rĂšse. CĂ©line fut amenĂ©e Ă  travailler sur l'ensemble des photographies — il y en a une cinquantaine — oĂč ThĂ©rĂšse figure, seule ou en groupe. Elle s'interdit d'opĂ©rer sur les clichĂ©s eux-mĂȘmes, ce qui en a permis la bonne utilisation pour l'album rĂ©cemment publiĂ©. Partageant les idĂ©es de son temps — et en raison sans doute de l'impossibilitĂ©, Ă  l'Ă©poque, de prendre des instantanĂ©s — elle estimait nĂ©anmoins que la photographie ne donnait qu'une image figĂ©e d'oĂč l'expression Ă©tait absente. Le portrait seul lui semblait susceptible de traduire le personnage en ses attitudes profondes. CĂ©line n'avait pas d'installation fixe pour son cabinet noir. Quant Ă  l'atelier de peinture, rĂ©duit au matĂ©riel le plus rudimentaire, il siĂ©gea dans la piĂšce attenante Ă  la cellule de ThĂ©rĂšse, jusqu'Ă  ce qu'elle fut transformĂ©e en oratoire de la Vierge du Sourire. Il Ă©migra alors Ă  la BibliothĂšque, au Chapitre, puis dans une moitiĂ© de la cellule Sainte Mechtilde. Notre artiste y passait tous les temps libres que lui laissait son emploi de robiĂšre et d'adjointe Ă  la Sacristie. Il lui fallait pourvoir Ă  tout dĂ©cors, fonds de boiseries, statues Ă  restaurer, crĂšches, mĂ©daillons, reliquaires, ornements aux sujets multiples, parures d'autel, tentures de reposoirs, programmes, miniatures et bibelots de tout genre, encadrements, bĂątons de cierge, banniĂšres ou corbeilles. Certaines rĂ©flexions dĂ©sobligeantes ayant Ă©tĂ© Ă©mises Ă  propos de ces activitĂ©s hors-sĂ©rie, MĂšre Marie de Gonzague profita, pour y couper court, de la venue de l'EvĂȘque, Mgr Amette, Ă  l'occasion d'une cĂ©rĂ©monie en l'honneur des Bienheureux Denys d'Honfleur et RĂ©dempt, tous deux de l'Ordre du Carmel. Elle lui prĂ©senta celle qui avait produit la toile figurant l'ApothĂ©ose. Il la combla d'Ă©loges et l'encouragea, devant toute la CommunautĂ©, Ă  exercer son art. Datent de cette Ă©poque, parmi un certain nombre de sujets religieux, les tableaux ou dessins reprĂ©sentant ThĂ©rĂšse sur son lit de mort, ThĂ©rĂšse Ă  dix ans, ThĂ©rĂšse Ă  la Harpe, ThĂ©rĂšse et sa MĂšre, ThĂ©rĂšse et son PĂšre. 27 CĂ©line est dĂ©jĂ  l'enfiĂ©vrĂ©e de labeur, qui ne perd pas une minute. La besogne fond entre ses mains. Elle ne paraĂźt que peu au parloir. M. GuĂ©rin le sait, qui l'appelle plaisamment Monsieur le Ministre » et charge SƓur Marie du SacrĂ©-CƓur de ses commissions. La voilĂ  bientĂŽt qui, sur le dĂ©sir encore de l'EvĂȘque de Bayeux, rĂ©dige, Ă  l'intention du grand public, pour lui enseigner la Voie d'Enfance, un Appel aux petites Ăąmes », qui deviendra plus tard l' Appel Ă  l'Amour divin». [Cet opuscule Appel aux petites Ăąmes n'est pas CĂ©line, en fait, mais de soeur Isabelle du SacrĂ©-Coeur]. Joignons Ă  cela les notes personnelles qui furent toujours trĂšs abondantes, les poĂ©sies de circonstance, les travaux d'aiguille, et l'on comprendra la rĂ©flexion d'une vieille SƓur disant naĂŻvement Ă  CĂ©line Si les chats n'avaient pas d'yeux, vous leur en feriez. » Cette activitĂ© Ă©tait d'autant plus mĂ©ritoire que SƓur GeneviĂšve suivait strictement les observances de la CommunautĂ© et qu'elle devait faire face Ă  d'Ăąpres combats intĂ©rieurs. En fĂ©vrier 1899, en effet, elle sentit se rĂ©veiller dans l'esprit et l'imagination, ses terribles tentations contre la chastetĂ©. A certaines heures, elle constate au trĂ©fonds d'elle-mĂȘme comme un soulĂšvement de toutes les objections des matĂ©rialistes. Le Ciel lui est fermĂ© ; la priĂšre lui paraĂźt aride et sans portĂ©e. Elle se raidit ; elle adhĂšre Ă  Dieu de toute sa volontĂ© de toute sa foi. La seule grĂące que je vous demande, lui dit-elle, c'est de ne jamais vous offenser. » Elle confĂšre Ă  sa rĂ©sistance une signification apostolique. Le dĂ©sir de sauver les Ăąmes Ă©tait ma folie, Ă©crira-t-elle de cette pĂ©riode, et, en comparaison d'une seule Ăąme arrachĂ©e Ă  Satan, toutes mes peines me parais­saient comme un rien. C'Ă©tait cet espoir qui me donnait du courage. » Cet Ă©tat se prolongea deux ans et trois mois, avec des pointes de paroxysme, notamment en cette nuit du 24 au 25 avril 1901 oĂč elle rĂ©pondait aux bravades de l'enfer C'est JĂ©sus qui vaincra pour moi. » Elle bĂ©nĂ©ficiait heureusement, de la communion quotidienne, l'abbĂ© Hodierne, qui avait remplacĂ© l'abbĂ© Youf dĂ©cĂ©dĂ© en mĂȘme temps que ThĂ©rĂšse, ayant urgĂ© en ce domaine les pouvoirs concĂ©dĂ©s par LĂ©on XIII aux AumĂŽniers de CommunautĂ©, et en usant dans ...le sens le plus libĂ©ral. L'Ă©preuve s'apaisa Ă  l'heure oĂč s'ouvrit dans l'existence de CĂ©line un nouveau chapitre des plus passionnants Ma vie spirituelle, devait-elle dire plus tard, peut s'inscrire entre deux amours ma ThĂ©rĂšse et la Sainte Face. » Le second allait prendre soudain un dĂ©veloppement inattendu. L'image de la Sainte Face, diffusĂ©e par le saint homme de Tours, M. Dupont, d'aprĂšs le voile de VĂ©ronique conservĂ© Ă  Saint Pierre de Rome, avait excitĂ© la dĂ©votion de la famille Martin, lors de la maladie paternelle. Elle n'offrait pas toutefois ce caractĂšre d'auguste majestĂ© qu'on exige d'instinct pour l'effigie divine Marie GuĂ©rin ne cachait pas ses rĂ©pugnances. Or, voici que, quelques semaines aprĂšs la mort de ThĂ©rĂšse par lettre datĂ©e du 10 novembre 1897, le Roi d'Italie autorise l'ostension publique du Saint Suaire de Turin. En mars 1898, on tire la prĂ©cieuse Relique de sa caisse de plomb circulaire. C'est l'occasion de pĂšlerinages et de publications multiples. M. GuĂ©rin se procure le livre de M. Vignon, Le Linceul du Christ, et le passe Ă  sa niĂšce, CĂ©line, dont il connaĂźt le goĂ»t pour les expĂ©riences photographiques. Le soir dans sa cellule, Ă  l'heure du silence, la religieuse dĂ©ployĂ© les planches qui reproduisent en positif la forme nĂ©gative imprimĂ©e sur l'Ă©toffe imbibĂ©e d'aromates. Elle demeure muette d'Ă©motion. C'Ă©tait bien mon lĂ©sus, tel que mon cƓur l'avait pressenti... Et, cherchant les traces de ses douleurs, je suivis par les blessures l'empreinte de la cruelle couronne d'Ă©pines. Je vis le sang coagulĂ© dans les cheveux, puis coulant en larges gouttes. Au sommet de la tĂȘte, Ă  gauche, on sent que la couronne a dĂ» ĂȘtre arrachĂ©e avec peine. Cet effort a maintenu raidis les cheveux collĂ©s entre eux par le sang. L'Ɠil gauche semble ĂȘtre lĂ©gĂšrement ouvert tandis que le droit est tumĂ©fiĂ©. Je vis le nez fracturĂ© dans la partie supĂ©rieure, la joue droite et la 28 narine enflĂ©es par le soufflet du valet, la barbe toute couverte de sang... Alors, ne pouvant plus contenir les sentiments de mon cƓur, je couvris cette Face adorable de mes baisers et l'arrosai de mes larmes. Et je pris la rĂ©solution de peindre une Sainte Face d'aprĂšs cet idĂ©al que j'avais entrevu. » SƓur GeneviĂšve ne put se mettre Ă  la tĂąche qu'Ă  PĂąques 1904, et exĂ©cuta d'abord un dessin au fusain. Les maisons d'Ă©dition auxquelles on s'adressa reprĂ©sentĂšrent que la reproduction serait dĂ©fectueuse. Mieux valait faire une grisaille en peinture. Elle s'y appliqua dĂšs 1905, au temps pascal, y consacrant tous ses temps libres Dimanches, jours de fĂȘte et heures de silence. Elle travaillait debout, ce qui lui Ă©tait un supplice, face Ă  une image, grandeur naturelle, du Visage du Christ, s'appliquant Ă  suivre Ă  la loupe les moindres fils du tissu et les traces correspondantes. Sacrifiant la sieste, elle qui avait tant besoin de sommeil, elle se contentait de se coucher en pelote au pied de sa toile, les dix derniĂšres minutes, la tĂȘte appuyĂ©e sur son mouchoir roulĂ© en boule ce qu'elle appelait faire le chien ». Elle mobilisait tout le Ciel Ă  son secours, dĂ©posant chaque soir pinceaux et ouvrage devant la Vierge du Sourire, portant, quand elle Ă©tait seule, son tableau devant le Saint Sacrement, comme pour le soumettre Ă  ses divins rayons. Elle y intĂ©ressait aussi saint Joseph, toute la milice cĂ©leste, et sa propre famille de lĂ -haut. Quand l'effort Ă©tait trop dur, elle songeait Ă  la Vierge Douloureuse au sommet du Calvaire. Au cours de ces quelques mois, il lui arriva trois ou quatre fois — que ce soit l'effet d'une imagination hantĂ©e par son sujet ou d'un privilĂšge de choix rĂ©compensant un tel labeur — d'apercevoir devant elle, l'espace d'une minute ce n'Ă©tait pas des yeux du corps », prĂ©cise-t-elle le Visage de JĂ©sus souffrant, d'une beautĂ© et d'une nettetĂ© saisissantes ». La toile achevĂ©e, elle la porta Ă  la Sainte Vierge pour lui en donner les prĂ©mices ». Puis elle eut l'inspiration de consulter l'Evangile et tomba sur le verset de saint Mathieu Tous ceux qui Ă©taient lĂ  et qui virent ce qui se passait dirent Celui-ci est vraiment le Fils de Dieu. » II s'agissait en fait d'un authentique chef-d'Ɠuvre, auquel, en mars 1909, fut dĂ©cernĂ© le Grand Prix de l'Exposition Internationale d'Art Religieux de Bois-le-Duc, en Hollande. L'image, d'une incontestable noblesse en son tragique rĂ©alisme, fut vulgarisĂ©e Ă  des millions et des millions d'exemplaires. PlacĂ©e sous les yeux de Pie X, celui-ci la contempla longuement, murmurant Ă  plusieurs reprises Que c'est beau ! » II ajouta avec sa bontĂ© coutumiĂšre Je veux donner un souvenir Ă  la petite religieuse qui a fait cela », et il remit pour elle une grande mĂ©daille de bronze oĂč son portrait Ă©tait gravĂ© en relief ce qu'elle apprĂ©cia, faut-il le dire, plus que d'ĂȘtre reçue au Salon. SƓur GeneviĂšve peignit encore d'aprĂšs le Saint Suaire, et en recourant aux explications historiques les mieux fondĂ©es, un Christ Ă  la colonne et un Crucifix. Ses notes, traversĂ©es d'une conviction ardente, reviennent frĂ©quemment sur ce thĂšme de la Passion du Sauveur et de l'Ă©tablissement de son rĂšgne par la Croix. Elle alla jusqu'Ă  composer un projet d'Office et de Messe en l'honneur de la Sainte Face. CĂ©line gardera toujours religieusement ce culte. Le 14 novembre 1916, MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, Prieure en exercice, l'autorisa Ă  ajouter Ă  son nom le vocable de la Sainte Face. Elle signera dĂ©sormais, inversant les titres GeneviĂšve de la Sainte Face et de sainte ThĂ©rĂšse ». Elle choisira pour fĂȘte la Transfiguration, aimant Ă  cĂ©lĂ©brer, en contraste avec le Visage souffrant, la Face Ă©blouissante de gloire. Elle peignit une banniĂšre de la Sainte Face, qu'elle portait, elle-mĂȘme, chaque annĂ©e, Ă  une procession de CommunautĂ©. De cette ferveur d'amour, son Ăąme Ă©tait comme blessĂ©e. Elle y puisait une foi infrangible. Comment, 29 Ă©crit-elle, ayant en ma possession la Face de Dieu, ne me prĂ©senterais-je pas avec assurance devant la Face de Dieu ? Oui, puisque la Face de mon JĂ©sus, c'est Dieu mĂȘme rendu palpable Ă  mes regards sous un vĂȘte­ment de chair, l'Arc du Puissant est brisĂ©, et les faibles ont la force pour ceinture » I Samuel, II, 4. » On sent percer Ă  travers ces lignes la tendresse vĂ©hĂ©mente que SƓur GeneviĂšve vouait au Christ. Dieu m'a sĂ©duite », rĂ©pĂ©tait-elle souvent. — Dieu m'a saisie et m'a vaincue. » cf. JĂ©rĂ©mie xx, 7. A la fin de ses jours, quand il sera question des premiers exploits astronautiques des Soviets, elle Ă©crira Ma dĂ©votion Ă  la Sainte Face est le rĂ©sumĂ© de ma dĂ©votion Ă  la Sainte HumanitĂ© de JĂ©sus. Je suis le petit satellite de son HumanitĂ©. » LittĂ©ralement, elle a, toute sa vie religieuse, tournĂ© autour du Christ ». Une de ses premiĂšres poĂ©sies, Ă  l'anniversaire de sa Profession, le chante comme son Divin ModĂšle ». Celle qu'elle composa pour ses cinquante ans reprend le thĂšme Mourir tout en vivant pour mon Epoux JĂ©sus. A l'Ascension de 1922, commentant l'hymne des VĂȘpres, Jesu voluptas cordium, elle se porte par la pensĂ©e vers tous les lieux foulĂ©s par les pas du Sauveur. Je fouille, et je regarde, et je reviens encor, LĂ  oĂč je sais revoir l'identique dĂ©cor Dans lequel Dieu plaça son HumanitĂ© sainte, Car je crois y saisir son ineffable empreinte. Puis, elle songe que la nouvelle Palestine, c'est le Carmel, hantĂ© par la divine PrĂ©sence, et elle le proclame en des vers qui ont une saveur lamartinienne. ‱ 0 cloĂźtres, ĂŽ jardins ! Terre Ă  jamais bĂ©nie ! Vous ĂȘtes pour mon cƓur tout vibrants d'harmonie. Et vous, astre du soir, lune au disque d'argent, Que mon unique Ami regarda bien souvent, Je puis vous contempler, la nuit, de ma fenĂȘtre, Et penser que ses yeux vous voyaient apparaĂźtre, A l'heure oĂč, prolongeant sa sublime oraison, II demandait pour nous, ses frĂšres, le pardon. SƓur GeneviĂšve ne se contente pas d'impressions romantiques. Le Christ historique est pour elle le premier centre d'intĂ©rĂȘt. A une Ă©poque oĂč l'exĂ©gĂšse demeurait une science fermĂ©e, elle avait forcĂ© l'entrĂ©e du cĂ©nacle. Tous les travaux, Ă©crit-elle, ne m'ont pas empĂȘchĂ©e d'Ă©tudier Ă  fond tout ce qui concerne les souvenirs sur terre de notre JĂ©sus. J'ai scrutĂ© les lieux de la Palestine oĂč il avait passĂ©. Il me semble que je connais la Terre Sainte comme si j'y avais habitĂ©. » Elle collectionne les vues de JudĂ©e et de GalilĂ©e ; elle constitue quatre sĂ©ries de projections sur la vie du Christ, pour les prĂ©senter Ă  la CommunautĂ©. Son com­mentaire tĂ©moignait d'une rĂ©elle Ă©rudition. Avec sa minutie ordinaire, elle Ă©tablit, Ă  son usage, un plan de JĂ©rusalem, un tracĂ© du circuit de la Passion, un diaire et un horaire dĂ©taillĂ©s des Ă©vĂ©nements de la 30 Semaine Sainte. Sur un autre terrain, elle offre Ă  MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, pour sa fĂȘte, un coffret oĂč elle a rassemblĂ© un Ă©chantillon des douze pierres qui composent, dans l'Apocalypse, les murs de la JĂ©rusalem messianique. Unissant Ă  ses souvenirs de la Santa Casa de Lorette les prĂ©cisions glanĂ©es dans les auteurs accrĂ©ditĂ©s, elle confectionne, avec beaucoup d'ingĂ©niositĂ©, une reproduction de la maison de Nazareth, telle qu'elle devait ĂȘtre au temps de la Sainte Famille. L'Ecriture Sainte surtout constitue son champ de prospection. Je ne pourrai jamais dire, note-t-elle, ce qu'elle est pour moi. Il me semble que, si je vivais jusqu'Ă  la fin du monde, je n'aurais pas besoin d'autre livre pour me guider et m'instruire, car jamais je ne l'Ă©puiserais. J'ai fait l'expĂ©rience de cette vĂ©ritĂ© quand, aprĂšs avoir mĂ©ditĂ© un passage, approfondissant chaque mot, et que, semblable Ă  une abeille vigilante, j'avais cru recueillir tout le miel renfermĂ© dans les multiples calices de cette fleur mystĂ©rieuse, il m'est arrivĂ© d'y dĂ©couvrir d'autres horizons, d'autres beautĂ©s, que je ne comprenais pas avoir pu laisser Ă©chapper. » Au soir de sa vie, elle se rĂ©jouira d'avoir Ă  sa disposition, non plus quelques chaĂźnes de textes scrip-turaires, comme les avait connues ThĂ©rĂšse, mais plusieurs Bibles complĂštes, anciennes et rĂ©centes. Elle est toutefois intriguĂ©e par certaines divergences de forme et mĂȘme de sens. Je m'aperçois que chaque auteur traduit selon l'idĂ©e qu'il se fait de Dieu. Faire cette Ă©tude des nuances m'intĂ©resse beaucoup, et je partage le dĂ©sir de ma ThĂ©rĂšse, de savoir l'HĂ©breu, le Grec, I'AramĂ©en, afin de traduire les textes originaux d'aprĂšs ce que mon cƓur pressent sur le vrai caractĂšre du Bon Dieu. » En juin 1917, lui tombe sous la main la Petite Somme ThĂ©ologique de saint Thomas. Elle y mois­sonne une dizaine de pages de citations sur le Christ. Tout ce qu'y explique le Saint Docteur, Ă©crit-elle en liminaire, est si bien l'expression de ma pensĂ©e qu'il me semble n'y avoir rien appris quant au fond. Mais j'y ai vu que ce qui me manque lorsque je parle de Notre-Seigneur, c'est la science de l'expression propre. Aussi je supplie humblement qu'on veuille bien ne pas m'imputer les erreurs involontaires que j'ai pu commettre dans tout ce que j'ai Ă©crit, et de corriger ces pages si on ne les brĂ»le pas. Je le rĂ©pĂšte ici je ne crois et ne veux croire que ce que croit et enseigne ma MĂšre la Sainte Eglise. » Jusqu'au bout, les problĂšmes concernant les diverses sciences du Christ solliciteront l'attention de CĂ©line. Devant un tel effort, on ne peut que dĂ©plorer — le regret est, il est vrai, anachronique, car, Ă  l'Ă©poque, on n'avait pas de tels soucis — qu'elle n'ait pu recevoir une culture mĂ©thodique, exĂ©gĂ©tique et thĂ©ologique. Ses recherches d'autodidacte lui valurent toutefois un riche butin. 11 faut ajouter que, chez SƓur GeneviĂšve, l'Ă©tude tournait spontanĂ©ment Ă  l'oraison. Elle y allait de toute sa foi, mĂȘlant priĂšre et rĂ©flexion, suppliant l'Esprit-Saint de l'Ă©clairer, heureuse des moindres lumiĂšres qu'elle en recevait, et s'apaisant dans l'abandon lĂ  oĂč le mystĂšre s'Ă©paississait. On ne peut dire qu'elle fut une contemplative au sens, cher Ă  saint Jean de la Croix, de la rencontre dans l'obscur. Sans doute avait-elle pour cela l'esprit trop curieux, trop raisonneur. Mais sa mĂ©ditation incessante de l'Ecriture la mettait, Ă  l'Ă©gard du Christ, en Ă©tat de profonde union, d'oĂč jaillissaient des dĂ©couvertes qui peuplaient ses carnets de notes. Elle vit en prĂ©sence de JĂ©sus. A la moindre infidĂ©litĂ©, elle Ă©prouve douloureusement son silence. Tout s'enregistre dans le cƓur, avoue-t-elle. Oh ! comme il ne faudrait pas se laisser distraire de cette unique occupation ! » II est sa passion, son obsession. Elle le considĂšre volontiers sous les traits d'un Chevalier dont elle est la Dame. Mettez-moi sous les verrous, ĂŽ mon Bien-AimĂ©, lui dit-elle, car je crains de ne pas vous rester fidĂšle. » Le Cantique de la Fournaise, attribuĂ© Ă  saint François d'Assise, mais 31 qui ne fait qu'exprimer son Ăąme dans le style achevĂ© de Jacopone de Todi, Ă©meut CĂ©line. A toutes ses fĂȘtes, on lui chante, ou l'harmonium module la phrase mĂ©lodique 0 Christ, tu m'as ravi le cƓur ». Le 8 septembre 1900 — anniversaire d'une grĂące insigne — SƓur GeneviĂšve jette sur le papier ces lignes qui ont dĂ©jĂ  des allures de testament. 0 mon JĂ©sus... tu le sais, mon dĂ©sir a toujours Ă©tĂ© de t'aimer et de te faire aimer. Ne pouvant concevoir d'amour plus grand que celui qui te fut prodiguĂ© par ma ThĂ©rĂšse, mon rĂȘve est de le prodiguer Ă  mon tour. Ensemble, et le mĂȘme jour, ĂŽ JĂ©sus, tu nous as acceptĂ©es pour les petites Victimes de ton Amour MisĂ©ricordieux. C'est moi qui l'ai suivie la premiĂšre dans sa petite Voie. Elle a ouvert la porte et je m'y suis Ă©lancĂ©e Ă  sa suite... Est-il bien loin le jour oĂč j'entendrai le son de ta voix, oĂč tu me presseras sur ton cƓur, oĂč je pourrai voir ton Visage et baiser ta douce Face, oĂč pour toujours je serai assise avec ThĂ©rĂšse sur tes genoux ? 0 JĂ©sus, que pour toi je vive et meure d'Amour ! » Dans cette marche vers le Christ, SƓur GeneviĂšve s'appuie sur la Vierge. La guĂ©rison miraculeuse de ThĂ©rĂšse a marquĂ© sa vie. La statue traditionnellement vĂ©nĂ©rĂ©e dans la famille Martin a constituĂ© pour elle une sorte de dĂ©pĂŽt sacrĂ©. C'est elle qui a amĂ©nagĂ© son oratoire au Carmel et qui continuera d'y pourvoir jusqu'en 1946. A plusieurs reprises, elle reçoit de Marie des faveurs signalĂ©es. Hier soir, pendant le silence, Ă©crit-elle le 9 octobre 1935, je me sentis ineffablement unie Ă  ma MĂšre du Ciel, j'Ă©prouvai un sentiment indĂ©finissable qu'on n'ose pas exprimer. 11 me semblait que la Sainte Vierge Ă©tait de chez nous, qu'elle Ă©tait ma sƓur, mon amie ; il y avait familiaritĂ© entre nous, une sorte d'Ă©galitĂ©, comme de la famille. Oh ! que c'Ă©tait suave ! Ce matin, pendant la messe, je pensais encore Ă  cela, et ce me fut doux de faire le rapproche­ment entre cette grĂące et la fĂȘte de la MaternitĂ© de la Sainte Vierge, qu'on cĂ©lĂšbre aujourd'hui. C'est la troi­siĂšme fois de ma vie que ma MĂšre du Ciel me visite dĂšs les premiĂšres VĂȘpres de cette SolennitĂ© si consolante. » CĂ©line a sa façon trĂšs personnelle de considĂ©rer Marie. Elle pousse Ă  bout les rĂ©flexions de ThĂ©rĂšse sur la maniĂšre dont il faut la prĂ©senter, accessible, abordable, imitable, vivant de foi comme nous. Ses notes et ses lettres la montrent dialoguant et discutant, non sans aplomb, avec les prĂ©dicateurs et les Ă©crivains qui insistent unilatĂ©ralement sur les privilĂšges de la Vierge, qui la rangent dans un ordre Ă  part, au point de paraĂźtre la couper de la commune humanitĂ©. Pour elle, la gloire de Marie est la nĂŽtre. Le genre humain tout entier est honorĂ© dans la Conception ImmaculĂ©e. Quant Ă  l'existence de la MĂšre de Dieu, elle s'est dĂ©roulĂ©e sur le mĂȘme rythme que celle de la plupart des filles d'Eve travail, priĂšre, repos, Ă©tude des Livres Saints, sans lumiĂšres flamboyantes, sans prodiges d'aucun genre ce qui la rend proche de nous et capable de compatir Ă  nos maux. SƓur GeneviĂšve applaudit aux passages de la Philosophie du Credo, oĂč le PĂšre Gratry Ă©tablit la vie de foi en Marie. Elle s'enchante de La Vie de Marie, MĂšre de JĂ©sus par François Willam. Par contre, elle est sans indulgence pour tel orateur qui a fait retentir la chaire du Carmel, un 8 dĂ©cembre, de points d'exclamation », comme disait ThĂ©rĂšse. On aura notĂ©, Ă  plusieurs endroits, qu'elle avait sur un certain nombre de sujets des positions originales, des idĂ©es bien arrĂȘtĂ©es. Elle aura occasion de le manifester dans la part qu'elle prendra Ă  la Canonisation de ThĂ©rĂšse. Les choses n'allĂšrent point d'elles-mĂȘmes. La famille GuĂ©rin, qui apprĂ©ciait la saintetĂ© Ă  travers l'hagiographie mĂ©diĂ©vale, s'opposait Ă  l'introduction de la Cause. Mgr Lemonnier, l'Ă©vĂȘque de Bayeux, 32 Ă©tait rĂ©ticent. Mgr de Teil, qui deviendra Vice-Postulateur, ne craignait pas de dire A la CongrĂ©gation des Rites, on ne veut plus bĂ©atifier des frĂšres cuisiniers1. » Cette vie simple, limpide, sans Ă©pisodes sensa­tionnels, ne semblait pas matiĂšre Ă  toucher la Cour de Rome. Et pourtant, Ă  la pluie de rosĂ©s » rĂ©pondait le plĂ©biscite des foules qui voulaient leur Sainte Petite ThĂ©rĂšse ». C'est MĂšre Marie Ange de l'Enfant-JĂ©sus, Ă©lue Prieure le 8 mai 1908, en remplacement de MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, qui obtint de l'EvĂȘque, en don de joyeux avĂšnement, que les dĂ©marches initiales soient entreprises. Elle devait mourir le 11 novembre 1909, si bien que MĂšre AgnĂšs, reprenant la charge pour ne plus la quitter, portera le lourd fardeau de la gloire montante de sa sƓur. Le 10 fĂ©vrier 1910 est publiĂ©e la Lettre de Mgr Lemonnier sur la recherche des Ă©crits de la Servante de Dieu. Le 12 aoĂ»t a lieu la premiĂšre des quatre-vingt-dix sessions, au cours desquelles seront interrogĂ©s quarante-huit tĂ©moins. Quand Rome aura pris connaissance du dossier et introduit la Cause, s'ouvrira le ProcĂšs Apostolique, qui exigera, Ă  partir du 9 avril 1915, de nouvelles dĂ©positions. Les propres sƓurs de ThĂ©rĂšse figuraient Ă©videmment au premier plan. Ce n'Ă©tait pas un mince travail que d'affronter un rĂ©seau serrĂ© de questions, d'Ă©viter les chevauchements et les redites, de situer en bonne lumiĂšre les vertus dĂ»ment cataloguĂ©es. Tenues par le secret le plus rigoureux, les intĂ©ressĂ©es ne pouvaient pas s'Ă©clairer ni s'aider mutuellement. Comment SƓur GeneviĂšve s'acquitta-t-elle de sa tĂąche ? Une lettre, qu'elle Ă©crivit sur la demande de MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, le 10 janvier 1938, nous donne lĂ -dessus de savoureux dĂ©tails. Elle mĂ©rite d'ĂȘtre publiĂ©e, car notre hĂ©roĂŻne s'y dĂ©peint tout entiĂšre. Aux deux ProcĂšs, lorsque les Juges m'ont interrogĂ©e sur le motif qui me faisait dĂ©sirer la Canoni­sation de ma sƓur, je rĂ©pondis que c'Ă©tait uniquement pour mettre en relief la Petite Voie d'Enfance Spirituelle qu'elle nous avait enseignĂ©e ». Alors, ils prirent peur et, Ă  toutes les fois que je prononçais ces mots Petite Voie », ils sursau­taient, et le Promoteur de la foi, M. Duboscq, me dit Si vous parlez de Voie, vous ferez manquer la Cause ; vous savez bien que celle de la MĂšre Chapuis a Ă©tĂ© abandonnĂ©e pour cette raison. » — Tant pis ! rĂ©pondis-je rĂ©solument. Si elle manque, elle manquera ; mais puisque j'ai jurĂ© de dire la vĂ©ritĂ©, je rendrai tĂ©moignage de ce que j'ai vu et entendu, quoi qu'il arrive ! » A propos de l'HĂ©roĂŻcitĂ© des Vertus, je ne voulais pas dĂ©mordre non plus, et je m'efforçais de les situer dans leur cadre simple et imitable. C'Ă©tait d'autant plus difficile Ă  faire accepter, qu'au premier ProcĂšs — le ProcĂšs Informatif — les membres du Tribunal EcclĂ©siastique Ă©taient en dĂ©fiance sur la Cause proposĂ©e. Ces Messieurs, qui n'avaient constituĂ© le Tribunal que par condescendance, Ă©taient persuadĂ©s ne rien trouver qui fĂ»t Ă  retenir, comme nous le confia plus tard le Vice-Postulateur, Mgr de Teil. Mais le plus souvent, je protestais, je leur disais des choses comme celle-ci Que je ne laisserais pas classer SƓur ThĂ©rĂšse de l'Enfant-JĂ©sus dans la galerie oĂč la coutume alignait les autres saints, qu'elle n'avait pratiquĂ© que des vertus simples et cachĂ©es, et qu'il faudrait bien s'y faire... » Je me demande comment j'ai pu ĂȘtre aussi ferme, moi qui, Ă  cause de ma timiditĂ©, n'avais pas voulu 1 Monseigneur de Teil Ă©tait en cela mal informĂ© et manifestement ne possĂ©dait pas le don de prophĂ©tie les bĂ©atifications ultĂ©rieures, celle notamment de SƓur Maria-Assunta, Franciscaine Missionnaire de Marie, lui infligeront un heureux dĂ©menti. GagnĂ© de plus en plus par une Cause dont il fut le plus ardent animateur, Mgr de Teil devait, par la suite, pĂ©nĂ©trer Ă  fond l'esprit d'Enfance Spirituelle et s'en faire l'apĂŽtre dans les milieux ecclĂ©siastiques. 33 autrefois passer mes brevets, sĂ»re que j'Ă©tais de me troubler et de ne plus rien savoir devant les examinateurs. 11 faut que le Bon Dieu m'ait armĂ©e pour la guerre, car c'en Ă©tait une. M. Duboscq me disait que je voulais ramener ma SƓur Ă  mon niveau. Et lĂ -dessus, il racontait des histoires pleines d'esprit, qui paraissaient me condamner. » Telles qu'elles furent enregistrĂ©es, les dĂ©positions de SƓur GeneviĂšve, au dire d'un Consulteur de la CongrĂ©gation des Rites, s'avĂ©rĂšrent remarquables entre toutes. Elles Ă©taient centrĂ©es sur l'Enfance Spiri­tuelle, mais tendaient Ă©galement Ă  mettre en relief la vertu de force. A ce propos, CĂ©line fait cette utile mise au point. Je ne songe pas Ă  une opiniĂątretĂ© farouche. En ce qui concerne cette allĂ©gation fantaisiste de certains auteurs, il nous suffit d'affirmer que ThĂ©rĂšse, depuis sa plus tendre enfance jusqu'Ă  sa mort, nous a paru, par sa douceur, son calme discret, sa pleine possession d'elle-mĂȘme, sa rĂ©serve silencieuse et paisible, une cĂ©leste rĂ©plique de la Vierge Marie. On aurait pu la croire confirmĂ©e en grĂące », ce qui nous fut dĂ©clarĂ© par ses confesseurs eux-mĂȘmes. » Le surcroĂźt de travail provoquĂ© par ces Ă©vĂ©nements avait quelque peu entamĂ© la santĂ© de notre CarmĂ©lite. En 1911, elle fut atteinte d'une congestion pulmonaire double ; en fĂ©vrier 1915, d'une laryngite dont souffriront longtemps ses cordes vocales. NĂ©anmoins, elle est toujours sur la brĂšche. C'est elle qui assistera le 10 aoĂ»t 1917, — on devine avec quelle Ă©motion ! — Ă  la deuxiĂšme exhumation des restes de ThĂ©rĂšse au cimetiĂšre de Lisieux. Parfois, les consolations se mĂȘlaient Ă  la peine. A plusieurs reprises, elle sentit autour d'elle des parfums pĂ©nĂ©trants trahissant une approche invisible. Cela lui advint notamment le 5 fĂ©vrier 1912, anniversaire de sa Prise d'Habit, jour oĂč le ProcĂšs diocĂ©sain fut dĂ©posĂ© Ă  Rome. Ce phĂ©no­mĂšne se renouvela le 17 mars 1915, oĂč elle commĂ©morait sa Prise de Voile, et qui vit l'ouverture du ProcĂšs Apostolique. Le 14 aoĂ»t 1921, BenoĂźt XV promulguait le DĂ©cret sur l'HĂ©roĂŻcitĂ© des Vertus. En rĂ©ponse Ă  l'adresse de remerciement prononcĂ©e par l'EvĂȘque de Bayeux et Lisieux, il fit un panĂ©gyrique de ThĂ©rĂšse, entiĂšrement axĂ© sur l'Enfance Spirituelle, celle-ci Ă©tant prĂ©sentĂ©e comme le secret de la saintetĂ©, non seulement pour les Français, mais pour tous les fidĂšles rĂ©pandus dans le monde entier ». Dans une analyse trĂšs poussĂ©e, appuyĂ©e sur les textes Ă©vangĂ©liques et sur les exemples de la CarmĂ©lite, le Pape montrait comment l'Enfance Spirituelle est faite d'humilitĂ©, de confiance et d'abandon. Plus sera connue la nouvelle HĂ©roĂŻne de vertu, concluait-il, plus aussi sera grand le nombre de ses imitateurs qui donneront gloire Ă  Dieu, en pratiquant les vertus de l'Enfance Spirituelle. » SƓur GeneviĂšve de la Sainte Face pousse un cri de triomphe Je n'ai jamais, Ă©crit-elle, Ă©prouvĂ© une joie si grande et si profonde que le 14 aoĂ»t 1921, Ă  l'annonce du magistral discours de BenoĂźt XV, que des tĂ©lĂ©grammes enthousiastes nous disaient avoir exaltĂ© la petite Voie d'Enfance Spirituelle », en mĂȘme temps que l'HĂ©roĂŻcitĂ© des Vertus de ThĂ©rĂšse. C'Ă©tait la victoire telle que je l'avais dĂ©sirĂ©e, sans oser l'espĂ©rer si complĂšte. La BĂ©atification et la Canonisation elles-mĂȘmes ne m'ont point apportĂ© un bonheur aussi intense. » CĂ©line n'en communia pas moins, par la pensĂ©e, aux fĂȘtes grandioses qui emplirent la Ville Eternelle, le 29 avril 1923 et le 17 mai 1925. Les triduums cĂ©lĂ©brĂ©s au Carmel, les cĂ©rĂ©monies lexoviennes, dont l'Ă©cho lui revenait par-dessus les murs de clĂŽture, lui faisaient parfois l'effet d'un rĂȘve. Le 25 novembre 1925, elle Ă©crit ‱ Me trouvant au jardin, Ă  l'ermitage de la Sainte Face, je revoyais les humiliations qui avaient Ă©tĂ© notre partage et celui de notre PĂšre chĂ©ri des parents s'Ă©loignant de nous, s'excusant d'ĂȘtre de notre famille, des amis et connaissances qui disaient entre eux A quoi lui a servi sa piĂ©tĂ© ? Il porte le poids de ses propres sacrifices et des impies ricanent, Ă  cause de lui, sur la fin lamentable du juste ». Et il me semblait qu'alors 34 le bon Dieu avait dit Ă  ses anges Ecrivez », et j'en voyais un traçant cela sur un registre, Ă  la suite du mot Doit ». Depuis, des annĂ©es et des annĂ©es avaient passĂ©. Le Tout-Puissant serait-il en retard de ses comptes ? A ce moment, je levai les yeux et j'aperçus sur la croix du dĂŽme du Carmel la petite toile éétin-celante... Toutes les fĂȘtes de la Canonisation de notre ThĂ©rĂšse Ă©taient lĂ  rĂ©sumĂ©es, et j'entendis ces paroles Ă  l'oreille de mon cƓur, paroles prononcĂ©es avec une tendresse paternelle inexprimable Etes-vous contentes ? » Alors, un flot de reconnaissance m'envahit tout entiĂšre, et, les larmes aux yeux, je ne pus que rĂ©pĂ©ter avec amour 0 mon Dieu ! » La journĂ©e de la Canonisation fut pour l'action posthume de ThĂ©rĂšse moins une apothĂ©ose qu'un nouveau lever de rideau. ProclamĂ©e par Pie XI Patronne des Missions, le 14 dĂ©cembre 1927, elle Ă©tend de plus en plus son influence au monde entier. A Lisieux, il faut dĂ©pouiller un courrier immense, recueillir les souvenirs, amĂ©nager les sanctuaires, recevoir les visiteurs, diffuser le message thĂ©rĂ©sien. C'est le labeur conjoint du Carmel, et de l'Oeuvre du PĂšlerinage confiĂ©e au zĂšle aussi compĂ©tent qu'infatigable de son jeune Directeur, l'abbĂ© Germain. NommĂ©e Prieure Ă  vie par le Pape, le 31 mai 1923, MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus fait face avec aisance Ă  une tĂąche Ă©crasante. SƓur GeneviĂšve la seconde activement. Elle n'est pas dans les charges. Elle ne siĂšge au Chapitre que depuis 1915, et sur intervention d'un SupĂ©rieur de l'Ordre. On l'en avait tenue Ă©loignĂ©e, comme ThĂ©rĂšse elle-mĂȘme, afin d'Ă©viter qu'y siĂšgent plus de deux membres de la mĂȘme famille. C'est par sa compĂ©tence que CĂ©line s'impose. RelevĂ©e de tout emploi, sauf de celui de la photographie elle s'adonne tout entiĂšre aux travaux concernant ThĂ©rĂšse et son culte. Elle prend la part capitale dans la rĂ©daction de la biographie pour les enfants, publiĂ©e sous le nom du PĂšre Carbonel, dans la publication du Petit CatĂ©chisme de l'Amour MisĂ©ricordieux, dans la mise au point difficile de la Petite Voie en images. En 1918, elle s'attelle Ă  un immense effort de compilation Ă  travers tous les Ă©crits et propos de la Sainte, pour grouper en faisceaux les textes qui dĂ©finissent ses vertus. Elle avait pensĂ© d'abord nouer cette synthĂšse autour de la force. Le Promoteur de la foi, M. Duboscq, la dĂ©cida Ă  tout faire graviter autour de l'amour. Sur son lit de mourante, elle se reprochera d'y avoir trop peu insistĂ© sur l'humilitĂ©, qui est au cƓur de l'Enfance Spirituelle. Il faudra la rassurer en lui citant quelques passages. Ce livre, qui lui donna une peine incroyable, et jusqu'Ă  l'excĂ©der, paraĂźtra sous le titre L'Esprit de sainte ThĂ©rĂšse. Il connut de nombreuses Ă©ditions. Dom Chautard souhaitait le voir imprimĂ© en format de poche, Ă  l'instar de l'Imitation de JĂ©sus-Christ. SƓur GeneviĂšve s'employait encore au classement des archives. Elle notait les moindres dĂ©tails de la belle aventure thĂ©rĂ©sienne, rassemblait et copiait ceux qui Ă©manaient de MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus et de SƓur Marie du SacrĂ©-CƓur, entretenait une vaste correspondance ce qui, s'ajoutant Ă  ses notes et cahiers personnels — souvent provoquĂ©s par un dĂ©sir formel de l'AutoritĂ© — constitue une immense littĂ©rature qui donne le vertige. Entre-temps, notamment pour la fĂȘte de la Prieure, ou pour mieux fixer quelque Ă©motion intime, elle s'essayait Ă  des poĂ©sies qui s'accordent quelques licences, mais ne manquent ni de souffle ni d'un certain bonheur d'expression. Elle avait tant d'idĂ©es ingĂ©nieuses et tant de sens pratique que MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus se reposait souvent sur elle en ce qui concerne les travaux Ă  entreprendre ou surveiller. Deux albums illustrĂ©s, rĂ©digĂ©s sur l'ordre de sa sƓur, Ă©numĂšrent, avec des notations utiles pour l'avenir, tout ce qu'elle a rĂ©alisĂ© dans les divers domaines. On en demeure stupĂ©fait. RĂ©cupĂ©ration et mise en valeur de tout ce qui avait appartenu Ă  ThĂ©rĂšse et Ă  sa 35 famille, disposition et transformations du Carmel et de sa Chapelle, achat et restauration des Buissonnets, du Pavillon et de la Maison natale d'Alençon, exposition des souvenirs Ă  la sacristie extĂ©rieure ou dans les salles intĂ©rieures dites du Gloria et du Magnificat, souci de l'amĂ©nagement des lieux, du mobilier, de l'illustration des livres et brochures, vases sacrĂ©s, reliquaires, linge d'Ă©glise, ornements liturgiques, tombes Ă  entretenir, rapports avec l'Office Central ; on se demande comment, dans sa vie de cloĂźtrĂ©e, SƓur GeneviĂšve de la Sainte Face a eu le temps d'assumer tant de responsabilitĂ©s. Avec une prĂ©cision et une dĂ©cision qui ne s'en laissent pas conter, elle affronte notaires, architectes, artistes, entrepreneurs. Elle a toujours quelque plan Ă  l'appui, et aussi quelque boutade. Voyant un projet de support pour drapeaux, dans la chapelle du Carmel, d'un mot elle l'exĂ©cute C'est parfait pour que les hommes y accrochent leur chapeau. » On la craint bien un peu pour ses intransigeances, mais elle assai­sonne les conversations de tant de bonne humeur ! Tous rendent hommage Ă  ses dons d'organisation comme Ă  sa puissance de travail. Dans toutes ces tĂąches d'amĂ©nagement, elle aide puissamment SƓur Marie-Emmanuel de Saint Joseph, dĂ©positaire, qui devait la suivre de si prĂšs dans la tombe. PrĂ©cisons qu'en 1933, elle Ă©tait devenue provisoire en titre et qu'en 1929, on l'avait introduite dans le Conseil de la CommunautĂ©, dont elle fera partie jusqu'Ă  sa mort. Elle n'a point pour autant dĂ©sertĂ© ses pinceaux. L'album oĂč elle relate ses productions en la matiĂšre trahit la mĂȘme conscience et le mĂȘme zĂšle dĂ©bordant. Elle ne dispose que de brĂšves sĂ©ances d'une heure, ce qui gĂȘne l'inspiration en morcelant le travail. Elle n'en rĂ©alise pas moins toute une sĂ©rie d'Ɠuvres qui reprĂ©sentent ThĂ©rĂšse en sacristine, en premiĂšre communiante, au milieu de ses sƓurs CarmĂ©lites, avec l'Enfant-JĂ©sus. Elle se peint elle-mĂȘme Ă  ses cĂŽtĂ©s. Mentionnons surtout le tableau — qui lui donna beau­coup de mal en raison de certains troubles de la vue — de ThĂ©rĂšse couvrant son crucifix de rosĂ©s. Ce sujet, exĂ©cutĂ© en 1912, fut provoquĂ© par le dĂ©sir de la Postulation qu'on se conformĂąt Ă  l'usage de dĂ©cerner aux Serviteurs de Dieu un attribut symbolique. Viendront ensuite la petite ApothĂ©ose de la BĂ©atification, puis de la Canonisation et, combien d'autres ! SƓur GeneviĂšve n'Ă©tait pas insensible aux critiques que les censeurs de l'extĂ©rieur multipliaient Ă  son endroit. Evidemment, ses goĂ»ts doivent s'apprĂ©cier au niveau d'une Ă©poque. Elle avait ses canons, que la clĂŽture n'avait pas contribuĂ© Ă  renouveler. Il lui manqua toujours cette haute culture artistique que son PĂšre, un moment, souhaitait lui donner. Elle fit en tout cas noble usage d'un talent qui Ă©tait rĂ©el. Certaines de ses productions contribuĂšrent puissamment Ă  populariser l'image de la Sainte de Lisieux et Ă  Ă©veiller Ă  son Ă©gard un courant de sympathie et de priĂšre qui est Ă  l'origine de nombreux prodiges. 36 CHAPITRE V Rayons et ombres sur le Carmel L'extension mondiale du culte de sainte ThĂ©rĂšse, le dĂ©veloppement des pĂšlerinages, obligĂšrent Ă  envisager la construction d'un Ă©difice susceptible d'abriter les grandes foules. Sur une colline assĂ©chĂ©e, consolidĂ©e et percĂ©e de puits de ciment portant Ă  vingt-deux mĂštres de profondeur, une Basilique va s'Ă©lever, dont la premiĂšre pierre fut posĂ©e le 30 septembre 1929. SƓur GeneviĂšve en suivit les travaux avec passion. Elle Ă©tait experte Ă  dĂ©chiffrer les plans et Ă  les confronter avec la rĂ©alitĂ©. C'est elle qui prĂ©para les dessins dont s'inspirĂšrent les sculpteurs qui Ă©difiĂšrent les deux Chemins de Croix, celui du chevet du Sanctuaire, celui de l'intĂ©rieur. Au cĂŽtĂ© de MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, elle songeait aussi Ă  la Basilique des Ăąmes. Elle se sentait partiel­lement responsable de la diffusion du message thĂ©rĂ©sien. Au Conseil de la CommunautĂ©, elle appuyait de tout son pouvoir les initiatives, dont l'Office Central de Lisieux Ă©tait l'instrument, en fait d'Ă©ditions, de publications, de rayonnement doctrinal. Dans cet esprit, elle acceptait la servitude d'une vaste correspon­dance, qui la mettait en relations avec un certain nombre de personnalitĂ©s en renom, tant en France qu'Ă  Rome, Outre-Manche et Outre-Atlantique. SƓur GeneviĂšve supportait plus difficilement les visites au parloir et les interviews que lui imposaient certains dignitaires ecclĂ©siastiques admis dans la clĂŽture. D'ĂȘtre traitĂ©e en bĂȘte curieuse », comme elle disait, la faisait se cabrer. Elle ne s'y habitua jamais, moins souple en cela que MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, qui avait la douceur de son nom. Il lui dĂ©plaisait souverainement de compter comme une grande attraction » pour les Ă©minents personnages occasionnellement introduits Ă  l'intĂ©rieur. Une rencontre toutefois lui fit une impression inoubliable. Le cardinal Pacelli, SecrĂ©taire d'Etat et LĂ©gat du Pape Pie XI, Ă©tait venu Ă  Lisieux pour inaugurer solennellement la Basilique, le 11 juillet 1937. Dans son Discours, il avait dit notamment Sainte ThĂ©rĂšse de l'Enfant-JĂ©sus a une mission, elle a une doctrine. Mais sa doctrine, comme toute sa personne, est humble et simple ; elle tient en ces deux mots Enfance Spirituelle, ou en ces deux autres Ă©quivalents Petite Voie ». Vibrante fut l'allĂ©gresse de SƓur GeneviĂšve en entendant ces affirmations qui rejoignaient sa plus intime conviction. Le 12 juillet, ce fut bien autre chose, quand le LĂ©gat visita la CommunautĂ©. Il faut la plume de CĂ©line pour traduire cette scĂšne sans la dĂ©florer. Peu aprĂšs la messe du Cardinal Pacelli Ă  l'infirmerie, je m'apprĂȘtai Ă  le photographier dans le cloĂźtre. Seule avec lui, je le priai discrĂštement de prendre la pose sous l'arcade que je dĂ©signai, et l'opĂ©ration Ă©tant 37 achevĂ©e, je m'approchai pour le remercier. Son Eminence m'adressa alors quelques bonnes paroles, me fĂ©licitant d'ĂȘtre la sƓur de la petite Sainte, je lui dis mon Ăąge, qui le surprit. Ensuite, lui prenant la main avec respect et la baisant comme si ce fĂ»t celle du futur Pape, je lui dit Eminence, c'est vous qui serez Pape aprĂšs Pie XI, j'en suis sĂ»re. Je prie pour cela. » II rĂ©pondit d'un air profond Demandez plutĂŽt pour moi la grĂące d'une bonne mort. C'est ce qu'il y a de plus prĂ©cieux. Que le bon Dieu me fasse misĂ©ricorde et m'adoucisse cette heure suprĂȘme. » Je repris aussitĂŽt Quand on marche dans la petite Voie d'Enfance Spirituelle de notre Sainte petite ThĂ©rĂšse, il n'y a place que pour la confiance. Elle disait que pour les enfants, il n'y aurait pas de jugement, et qu'on pouvait rester enfant mĂȘme dans les charges les plus redoutables ». D'ailleurs, le bon Dieu ne veut pas que vous mouriez dĂ©jĂ  ; vous aurez tant de bien Ă  faire quand vous serez le Vicaire de JĂ©sus-Christ. » Alors, il parut pensif et me dit avec une extrĂȘme douceur Non, il y a des empĂȘchements Ă  cela ; ce n'est pas probable. » A ce moment, on vint nous interrompre. Mais cet entretien me laissa un souvenir ineffaçable. » Le 2 mars 1939, quand la voix des ondes apprit Ă  l'univers l'Ă©lection de Pie XII, SƓur GeneviĂšve de la Sainte Face Ă©voqua avec Ă©motion le dialogue oĂč elle avait jouĂ© au prophĂšte. A cette date, l'Europe, comme prise d'une hallucination collective, se prĂ©cipitait vers la deuxiĂšme conflagration mondiale. Les Ă©vĂ©nements dĂ©cisifs ne tardaient pas Ă  se dĂ©clencher invasion de la Pologne, mobilisation, hostilitĂ©s, occupation ennemie. Le 31 mai 1940, devant cet Ă©croulement, notre CarmĂ©lite confie Ă  MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus ses impressions et les rĂ©actions de sa foi Humainement, tout semble perdu, et on est en droit de se demander ce qu'il adviendra de nous et des reliques dont nous sommes les gardiennes. De nous, cela importe peu, car ce nous serait un grand bien d'ĂȘtre transbordĂ©es sur le rivage Ă©ternel vers lequel tendent toutes nos pensĂ©es. Mais nos trĂ©sors, je veux dire les reliques insignes de notre petite ThĂ©rĂšse ? Longtemps, je m'en suis prĂ©occupĂ©e et j'ai souffert de grandes angoisses Ă  leur sujet. Maintenant, je ne m'en prĂ©occupe plus... Le temps est venu oĂč notre Petite ThĂ©rĂšse est aimĂ©e en esprit et en vĂ©ritĂ©. Il n'y a donc pas un rĂ©el besoin de ce que nos sens touchent et voient. » CĂ©line n'en porte pas moins douloureusement le deuil de la France. Comme M. Martin, elle est trĂšs patriote. Les nouvelles alarmantes qui lui viennent de toutes parts la dĂ©tachent de plus en plus de la terre. Elle aspire Ă  l'Ă©ternitĂ©. Elle s'y voit prĂ©cĂ©dĂ©e par ses aĂźnĂ©es. Depuis longtemps dĂ©jĂ , SƓur Marie du SacrĂ©-CƓur, en proie au rhumatisme articulaire, ne connaissait plus que l'infirmerie et la voiture oĂč on l'installait pour la dĂ©placer. SƓur GeneviĂšve lui tenait compagnie au cours des rĂ©crĂ©ations. Elle avait l'art d'intĂ©resser cette Ăąme gĂ©nĂ©reuse mais indĂ©pendante, pour qui l'immobilitĂ© constituait le pire des supplices. Certain jour qu'elle avait invoquĂ© l'exemple du courage hĂ©roĂŻque de M. et MƓe Martin et citĂ© Ă  l'appui ce mot des frĂšres MacchabĂ©e Oh! ne souillons pas notre gloire, ne la laissons pas s'entacher! », la chĂšre Marraine » Ă©mue, disait d'elle Ă  sa dĂ©vouĂ©e garde-malade L'avez-vous entendue ! Etait-elle Ă©loquente ! En a-t-elle une belle Ăąme ! La petite ThĂ©rĂšse l'avait bien devinĂ©e, mĂȘme Ă  travers tous ses dĂ©fauts. Et le PĂšre Pichon, qui 38 me disait souvent Votre CĂ©line, c'est un vase d'Ă©lection ! » SƓur Marie du SacrĂ©-CƓur expira doucement, en sa quatre-vingtiĂšme annĂ©e, le 19 janvier 1940. Le matin de son trĂ©pas, et dans l'octave de la derniĂšre nuit, SƓur GeneviĂšve, inondĂ©e de parfums mystĂ©rieux, comprit combien la mort des saints est prĂ©cieuse devant Dieu ». Elle devint dĂšs lors, Ă  la place de la dĂ©funte, la principale correspondante de LĂ©onie. Ce ne fut pas pour longtemps. SƓur Françoise-ThĂ©rĂšse dĂ©cĂ©da, le 16 juin 1941, Ă  la Visitation de Caen. Elle allait atteindre soixante-dix-huit ans. CĂ©line, qui enviait le sort des disparues, rééditait Ă  leur propos le dicton normand dont son pĂšre, jadis, saluait la vocation de chacune de ses filles Encore une de tirĂ©e de dessous la charrette. » Elle ajoutait aussitĂŽt Quand donc viendra mon tour ? » Dans cette pĂ©riode de recueillement oĂč la pĂ©nurie de guerre interrompait les travaux, oĂč pĂšlerinages et correspondance Ă©taient eux-mĂȘmes mis en veilleuse, SƓur GeneviĂšve ne demeurait pas inactive. Fouillant dans ses archives et faisant revivre dans sa mĂ©moire, demeurĂ©e Ă©tonnamment jeune, le dĂ©tail prĂ©cis, l'anecdote vĂ©cue, le trait de mƓurs, elle rĂ©unissait l'abondante documentation qui permettrait la publication de l'Histoire d'une Famille. Le culte qu'elle vouait Ă  son pĂšre l'incitait Ă  dĂ©mentir par les faits les insinuations lĂ©gĂšres ou malveillantes qui entouraient sa mĂ©moire. Quand l'ouvrage fut rĂ©digĂ©, elle s'intĂ©ressa de prĂšs Ă  l'abondante illustration destinĂ©e Ă  en rehausser le texte. Ce livre Ă©tait vraiment le sien. D'autres soucis ne tardĂšrent pas Ă  s'imposer. Le dĂ©barquement alliĂ© Ă  Arromanche plaça rapidement Lisieux dans la zone de combat. Du 6 juin au 22 aoĂ»t 1944, des dizaines de bombardements dĂ©molirent deux mille cent immeubles sur deux mille huit cents, abattirent, avec deux Ă©glises, la plupart des maisons religieuses, et firent pĂ©rir plus du dixiĂšme de la population. Le 7 juin au soir, le feu dĂ©vorait la demeure des Chapelains et l'Office Central, menaçant le Carmel et la Chapelle. Il fallut chercher dans la Crypte de la Basilique un abri moins prĂ©caire. S'appuyant au bras d'une de ses SƓurs, SƓur GeneviĂšve prit lentement le chemin de la colline. Elle Ă©tait paisible et calme. Comme je ne puis rien faire Ă  cela, je ne me tracasse pas. Si tout notre MonastĂšre disparaĂźt, son esprit restera. » Autant elle s'in­quiĂ©tait, mĂȘme dans les petites choses, lĂ  oĂč il y allait de son initiative, autant elle se montrait dĂ©tachĂ©e quand les Ă©vĂ©nements reposaient dans la main de Dieu seul. C'est ce qu'elle dit, quelques jours plus tard, quand un Lexovien annonça qu'un nouvel incendie gagnait inĂ©vitablement le Carmel. Cela ne dĂ©pend plus de nous ; abandonnons-nous au Seigneur pour tout ce qu'il permettra. Il a toujours eu pitiĂ© de nous. Nous pouvons bien lui faire confiance. » De fait, Ă  chaque approche du flĂ©au, une saute de vent Ă©cartait le pĂ©ril. Ce fut comme si une main invisible avait sauvĂ© de la destruction l'Ăźlot sacrĂ© constituĂ© par le Carmel, la Maison Saint-Jean et l'Ermitage. Les CarmĂ©lites s'Ă©taient installĂ©es au haut de la Crypte, dans la chapelle de droite, dominĂ©e par une reproduction de la Vierge du Sourire. Une centaine de personnes, grossie parfois par des apports passa­gers, se partageait le reste du sanctuaire. MalgrĂ© l'inconfort du lieu et les sinistres Matines chantĂ©es par les obus et les bombes, on peut croire que la prĂ©sence des sƓurs de sainte ThĂ©rĂšse ne passa pas inaperçue. Ces ruines gagneraient Ă  rester dans le mystĂšre », disait avec humour SƓur GeneviĂšve, que cet excĂšs d'intĂ©rĂȘt tourmentait Ă  l'extrĂȘme. Suivant sa vieille habitude de se confier par Ă©crit, elle s'en ouvre Ă  MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, en ce billet datĂ© du 7 juillet AprĂšs cinquante ans de vie Ă©rĂ©mitique, se trouver tout Ă  coup dĂ©plantĂ© et jetĂ© au milieu du monde, voile levĂ©, c'est pour moi qui suis si sauvage un vĂ©ritable martyre. Il me semble ĂȘtre dans une gare oĂč tout le monde se presse, se mĂȘle. On dort sur les banquettes, tout habillĂ© ; on prend ses repas debout, Ă  la hĂąte, dans l'obscuritĂ© ; on regarde d'un Ɠil Ă©tonnĂ© et attristĂ© les modes fĂ©minines dĂ©pourvues de toute dignitĂ©. 39 Mais ce n'est pas cela qui me rend la vie si dure, ce sont les visites ! Tout le monde veut voir les sƓurs de sainte ThĂ©rĂšse et vient tour Ă  tour nous saluer ; on nous dĂ©signe du doigt. Oh ! cela, cela ! petite MĂšre, je ne puis plus le supporter. Il me semblait, ces jours-ci, que la contrariĂ©tĂ© que j'en Ă©prouvais me rendrait malade, et j'appelais le bon Dieu Ă  mon secours. Un moment, je me suis rĂ©voltĂ©e, puis, pendant l'Office, j'ai pensĂ© avec douceur Ă  ce passage du Saint Evangile Plusieurs Gentils qui Ă©taient venus Ă  JĂ©rusalem pour adorer s'approchĂšrent de Philippe et lui firent cette demande Seigneur, nous voudrions bien voir JĂ©sus ! Philippe alla le dire Ă  AndrĂ©, puis AndrĂ© et Philippe le dirent Ă  JĂ©sus. » — C'est bien cela qui nous arrive Ă  tout moment, on vient nous dire la mĂȘme chose ! Alors j'ai rĂ©solu de faire comme JĂ©sus et de ne plus me soustraire Ă  ceux qui dĂ©sireront me voir, mĂȘme s'il y a de leur part importunitĂ©. Cela ne m'empĂȘchera pas de rĂ©pĂ©ter aprĂšs Lui PĂšre, dĂ©livrez-moi de cette heure. » Mais je suis persuadĂ©e que, comme lui, c'est pour vivre cette heure » que je suis venue ici. Oui, je suis certaine qu'il me fallait cette Ă©preuve Ă  la fin de ma vie ». SƓur GeneviĂšve, habituĂ©e Ă  manier notes, carnets, dossiers, se trouve entiĂšrement dĂ©munie sur l'heure et exposĂ©e Ă  tout perdre des richesses mĂ©ticuleuses accumulĂ©es. Mais qu'importe, dit-elle. Je sens profondĂ©ment que tout cela n'est rien, rien. Ce qui est, c'est l'intervention de Dieu, c'est uniquement sa grĂące ; et il n'est pas besoin d'Ă©crits pour qu'elle pĂ©nĂštre une Ăąme et l'Ă©clairĂ©. Un petit renoncement pratiquĂ© dans l'ombre en ouvrira la source. » A travers cette vision d'Apocalypse », il y a tout de mĂȘme des moments de consolation. MĂšre AgnĂšs et SƓur GeneviĂšve, oubliant leur Ăąge, profitent des Ă©claircies dans la situation militaire pour se rendre aux Buissonnets et au cimetiĂšre. Elles retournent plusieurs fois Ă  leur cher Carmel et montent mĂȘme au sommet du dĂŽme de la Basilique, sous la conduite de Monseigneur Germain. RĂ©confort plus sensible, le 13 juin, un message du Cardinal Suhard avait transmis Ă  la Prieure la copie du Bref Pontifical, en date du 3 mai 1944, dĂ©clarant sainte ThĂ©rĂšse de l'Enfant-JĂ©sus, Patronne secondaire de la France. CĂ©line, toujours curieuse, se demandait comment la petite Reine » pourrait redresser un pays aussi dĂ©vastĂ©. Mais du temps de Jeanne d'Arc, s'exclama-t-elle, la France Ă©tait bien bas aussi. Saint Michel lui disait II y a grand'pitiĂ© au Royaume de France ! » Et j'ai Ă©tĂ© remplie d'espoir et de confiance. » De multiples dĂ©marches furent tentĂ©es pour que les CarmĂ©lites acceptassent d'ĂȘtre Ă©vacuĂ©es avec les reliques de leur Sainte. Doucement, mais fermement, elles refusĂšrent, et, aprĂšs les affres des derniers jours, c'est processionnellement, escortant la ChĂąsse, qu'elles rejoignirent leur cloĂźtre, le dimanche 27 aoĂ»t, Ă  travers les dĂ©combres de la citĂ© libĂ©rĂ©e. La vie conventuelle reprit sans dĂ©lai, au milieu des restaurations nĂ©cessaires. SƓur GeneviĂšve retrouva sa plume et ses pinceaux. A soixante-seize ans, elle peindra des portraits de ThĂ©rĂšse, en mĂ©daillons sur soie, pour trois chasubles qui figureront Ă  son JubilĂ© de Profession. CĂ©line s'apprĂȘtait en effet, Ă  fĂȘter le demi-siĂšcle, lourd d'histoire, qui s'Ă©tait Ă©coulĂ© depuis l'Ă©mission 40 de ses vƓux. Le 8 octobre 1944, du Carmel encore meurtri de ses rĂ©centes blessures, elle Ă©crit Ă  un prĂ©lat romain qui est pour elle un confident. De tant de souvenirs riches de gloire, elle ne veut retenir que sa propre misĂšre. Si je considĂšre oĂč je suis, je m'aperçois que je n'ai pas montĂ©, mais descendu... Et lĂ , je jouis d'une paix Ă©tonnante, bien que ce soit dans la nuit. Je fais mien ce passage d'une priĂšre de saint Thomas d'Aquin ...De loin en loin, Seigneur, vous me tirez de ma lĂ©thargie, mais hĂ©las ! ce ne sont que des visites passagĂšres. Je ne sais si vous m'aimez, si je vous aime... j'ignore mĂȘme si je vis de la foi ! Je ne trouve en moi qu'infidĂ©litĂ©, que commencements sans suite, que sacrifices sans plĂ©nitude... et, cependant, j'aspire Ă  vous !... » Oh ! oui, moi aussi, mais je ne me dĂ©courage pas et depuis de longues annĂ©es, me rĂ©conforte ce verset du psaume 62 que nous rĂ©citons aux Laudes du dimanche 0 Dieu, mon Dieu ! dans cette terre aride oĂč je me trouve et oĂč il n'y a ni chemin, ni eau, je me suis prĂ©sentĂ©e devant vous, comme dans votre Sanctuaire, pour contempler votre puissance et votre gloire. Parce que votre misĂ©ricorde est prĂ©fĂ©rable Ă  toutes les vies. » Je sens cela si profondĂ©ment que, lorsque je suis imparfaite, bien que le regrettant, je tressaille de bonheur Ă  la pensĂ©e que la misĂ©ricorde du bon Dieu est prĂ©fĂ©rable Ă  toutes les vies. J'appelle Vies », la perfection, la possession des vertus, les consolations spirituelles, et Mort » l'Ă©tat oĂč je suis, dans cette terre dĂ©serte, sans chemin et sans eau, Ă©tat qui me m'empĂȘche pas cependant de m'approcher de Dieu avec assurance, comme si j'Ă©tais parfaite, car je le sais, je le sens Sa misĂ©ricorde est meilleure que toutes les vies ». ...Oui, je ne m'appuie que sur la misĂ©ricorde du bon Dieu, sur sa pitiĂ©, je veux exciter sa pitiĂ© par mon indigence, car je sais qu'ainsi, j'aurai tout gagnĂ©... » C'est le 24 fĂ©vrier 1946 que SƓur GeneviĂšve de la Sainte Face cĂ©lĂ©bra ses cinquante ans de Profes­sion religieuse. La Chapelle du Carmel avait peine Ă  contenir la foule de ses amis. Le Nonce Apostolique, Mgr Roncalli, prĂ©sidait la cĂ©rĂ©monie. Il tint Ă  remettre lui-mĂȘme la couronne et le bĂąton symbolique. Mgr Picaud, Ă©vĂȘque de Bayeux, prononça l'allocution oĂč il analysa finement la fraternitĂ© d'Ăąme entre ThĂ©rĂšse et CĂ©line, avec ses providentiels prolongements dans l'au-delĂ . Il fit allusion Ă  la rĂ©cente publication de l'Histoire d'une Famille et, dans son toast, au repas de midi, formula publiquement le vƓu d'une glori­fication prochaine de M. et Mme Martin. Au cours de la visite du MonastĂšre, le futur Pape manifesta une bontĂ© exquise pour SƓur GeneviĂšve. Jouant agrĂ©ablement du bĂąton jubilaire qu'elle portait, il lui dit Allez devant nous, petite Jeanne d'Arc. » Et elle prit la tĂȘte du cortĂšge ecclĂ©siastique qui parcourut les locaux conven­tuels, ceux notamment qui Ă©voquent les souvenirs de la Sainte ou qui rassemblent ses reliques. Le Pape Pie XII eut l'extrĂȘme dĂ©licatesse d'adresser Ă  la jubilaire sa BĂ©nĂ©diction, inscrite au bas d'une aquarelle artistique portant, avec son propre mĂ©daillon, trois images de CĂ©line debout prĂšs de ThĂ©rĂšse au pied du Calvaire, puis peignant la Sainte Face, enfin baisant la main du Cardinal Pacelli. SƓur GeneviĂšve se montra plus sensible encore Ă  ce passage de la Lettre autographe que le Pape envoya pour le cinquantenaire de la mort de ThĂ©rĂšse, le 7 aoĂ»t 1947, et dans lequel il parle de l'Enfance Spirituelle Plusieurs s'imaginent que c'est lĂ  une voie spĂ©ciale rĂ©servĂ©e Ă  des Ăąmes innocentes de jeunes novices pour les guider seulement dans leurs premiers pas et qu'elle ne convient pas Ă  des personnes dĂ©jĂ  mĂ»res qui ont besoin de beaucoup de prudence Ă©tant donnĂ©es leurs grandes responsabilitĂ©s. C'est oublier que Notre-Seigneur lui-mĂȘme a recommandĂ© cette voie Ă  tous les enfants de Dieu, mĂȘme Ă  ceux qui ont, comme les apĂŽtres qu'il formait, la plus haute des responsabilitĂ©s, celle des Ăąmes. » 41 Ce tĂ©moignage pontifical Ă©tait d'autant plus prĂ©cieux qu'Ă  cette Ă©poque, un livre de bonne intention, mais hĂątivement composĂ© par un romancier de talent qui n'avait rien d'un historien, risquait de dĂ©figurer dans le grand public le visage de ThĂ©rĂšse, ainsi que son message. Cet ouvrage s'ajoutait Ă  toute une sĂ©rie d'articles et de biographies qui exploitaient unilatĂ©ralement, en l'isolant de son contexte, une dĂ©position collective faite au ProcĂšs thĂ©rĂ©sien. On aboutissait par lĂ  Ă  noircir le Carmel, Ă  durcir ThĂ©rĂšse, Ă  gauchir sa doctrine dans un sens non exempt d'infiltrations hĂ©tĂ©rodoxes. MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus et SƓur GeneviĂšve protestĂšrent de toute leur conviction de tĂ©moins directs. Elles Ă©carteront non moins vigoureusement toutes les interprĂ©tations qui tendront Ă  minimiser l'Enfance Spirituelle. Dans la perspective de leur mort prochaine, SƓur GeneviĂšve rĂ©digea, le 2 fĂ©vrier 1950, un texte qui voulait ĂȘtre une mise au point dĂ©finitive, et qui porte, en dessous de sa signature, l'apostille autographe suivante MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus qui a lu, approuve et fait sien cet Ă©crit, le 11 fĂ©vrier 1950. » Voici le meilleur de ce document ThĂ©rĂšse est la Sainte de l'Amour, mais d'un amour qui trouve son expression la plus caractĂ©ristique dans l'Enfance Spirituelle. Elle est la Sainte passionnĂ©e de JĂ©sus, mais d'un JĂ©sus dont elle a dĂ©couvert Ă  toutes les petites Ăąmes la condescendance ineffable. Elle est l'inventeur gĂ©nial de l'Acte d'Offrande Ă  l'Amour MisĂ©ricordieux, qui reste Ă  la portĂ©e des plus faibles aspirant seulement Ă  faire plaisir » au bon Dieu. Sans doute, on a vu briller en elle le zĂšle des Ăąmes, mais, pour les conquĂ©rir, elle voulait employer ces petits moyens » qu'elle rĂȘvait d'enseigner aux autres, sacrifices obscurs de fidĂ©litĂ© pleine d'amour aux devoirs quotidiens... H faut le redire son unique message, d'ailleurs retenu par les Souverains Pontifes, comme il a Ă©tĂ© remarquĂ©, c'est la Voie d'Enfance Spirituelle. Sans doute, c'est son amour qui la lui a fait trouver, cela Ă  l'apogĂ©e de sa saintetĂ©. Mais c'est seule­ment aprĂšs s'y ĂȘtre engagĂ©e qu'elle fut inspirĂ©e de s'offrir en victime Ă  l'Amour. Tous les Saints sont plus ou moins les hĂ©rauts de l'Amour Divin et du zĂšle des Ăąmes, tandis que, elle seule est le hĂ©raut de la Petite Voie d'Enfance Spirituelle ». C'est sa trouvaille. C'est son Omen Novum, son Message que je rĂ©sume ici HumilitĂ© joyeuse, confiance Ă©perdue en l'Amour MisĂ©ricordieux, abandon total Ă  la volontĂ© divine, art exquis de faire plaisir au bon Dieu dans les moindres choses de la vie, connaissance profonde et vĂ©cue de la PaternitĂ© de Dieu, comme je l'ai tĂ©moignĂ© aux ProcĂšs en ces termes Son amour pour Dieu le PĂšre allait jusqu'Ă  la tendresse filiale. » Tel est le secret de l'enseignement de ThĂ©rĂšse... Face Ă  l'Ă©ternitĂ©, nous qui avons communiĂ© Ă  la pensĂ©e de ThĂ©rĂšse, nous tenons Ă  le redire solen­nellement la grĂące de ThĂ©rĂšse, sa saintetĂ©, sa mission, c'est l'Enfance Spirituelle. » Le 2 novembre 1950, SƓur GeneviĂšve entretenait MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus des Manuscrits autobiographiques qui, ajustĂ©s et remaniĂ©s, avaient formĂ© l'Histoire d'une Ame. Leur publication intĂ©grale, un moment envisagĂ©e, avait Ă©tĂ© reportĂ©e, sur intervention du Saint-SiĂšge, pour ne pas imposer Ă  la vĂ©nĂ©rable Prieure des Ă©motions au-dessus de ses forces. Comme CĂ©line revenait sur cette Ă©dition qu'il faudrait bien rĂ©aliser un jour, comme on l'avait fait, Ă  la fin de 1948, pour les Lettres de la Sainte, sa sƓur lui dit AprĂšs ma mort, je vous charge de le faire en mon nom. » Depuis la disparition de Marie et de LĂ©onie, les relations entre les deux derniĂšres survivantes de la famille devenaient chaque jour plus intimes. Non seulement elles vivaient de leur passĂ©, mais elles communiaient toujours plus, dans une indicible sĂ©rĂ©nitĂ©, Ă  ces pensĂ©es secrĂštes qu'Ă©veille l'approche de la tombe. C'est ma petite CĂ©line que j'aime le mieux sur la terre», disait MĂšre AgnĂšs, laquelle garda jusqu'au bout cette gentillesse et ce don de sĂ©duction qui, chez elle, s'alliaient si bien Ă  l'autoritĂ©. Qu'est-ce que je deviendrais si je ne vous avais pas », lui confiait-elle le 4 mai 1950, et, le 6 aoĂ»t suivant, avec ses vƓux de fĂȘte Vous aurez une mort bienheureuse. » MĂšre AgnĂšs s'Ă©teignit la premiĂšre, en sa quatre-vingt-dixiĂšme annĂ©e, le 28 juillet 1951. 42 CHAPITRE VI La vie montante Ayant vu mourir tous les siens, et ĂągĂ©e elle-mĂȘme de plus de quatre-vingt-deux ans, SƓur GeneviĂšve semblait appelĂ©e Ă  couler le reste de ses jours dans un paisible repos, sous la garde d'une CommunautĂ© qui vĂ©nĂ©rait en elle le dernier Ă©cho d'un passĂ© prestigieux. Il n'en fut rien. Comme si elle eĂ»t acquis une nou­velle jeunesse, l'ultime phase de sa vie dĂ©bordera d'activitĂ©. Ses facultĂ©s, demeurĂ©es intactes, seront pliĂ©es Ă  un incessant labeur, susceptible d'Ă©craser des tempĂ©raments vigoureux et en pleine maturitĂ©. Cette belle longĂ©vitĂ©, qui tient du miracle, prolongera de façon providentielle la mission de CĂ©line. Et pourtant, elle cachait sous sa vitalitĂ© Ă©tonnante une santĂ© depuis longtemps dĂ©labrĂ©e. DĂšs 1900, des douleurs rhumatismales lui avaient dĂ©formĂ© et ankylosĂ© les genoux, s'Ă©tendant ensuite aux Ă©paules, au cou et Ă  la mĂąchoire. En 1942, ce furent des crises de sciatique, un peu plus tard, des accĂšs de goutte qui la vrillaient, des heures entiĂšres, aux mains et aux pieds. Les maux d'estomac et de foie Ă©taient frĂ©quents, ainsi que les complications pulmonaires. A cela s'ajoutaient des insomnies nerveuses et des dĂ©faillances cardiaques. La vieillesse amena de surcroĂźt une diminution de l'ouĂŻe et de la vue, particuliÚ­rement pĂ©nible pour un esprit avide de s'informer et de communiquer. Que de nuits blanches passĂ©es dans un fauteuil Ă  Ă©grener le chapelet, ou entrecoupĂ©es de multiples levers destinĂ©s Ă  procurer un vague soula­gement ! SƓur GeneviĂšve plaisantait volontiers sur son Ă©tat, usant des dictons des Buissonnets. C'est toujours du pareil au mĂȘme... Une longue maladie fatigue le mĂ©decin. » Elle se compare Ă  une pelote Ă  aiguilles ». J'aurais besoin comme Naaman, Ă©crit-elle, d'aller me plonger sept fois dans le Jourdain pour redevenir saine. » Empruntant l'expression dont le martyr Ignace d'Antioche dĂ©signait ses farouches gardiens, elle parle des dix lĂ©opards », infirmitĂ©s et Ă©preuves diverses, qui lui tiennent jalousement escorte. Elle en dresse le bilan Que de dĂ©ficiences dans la vieillesse ! Quel cortĂšge d'impuissances l'accompagne ! Mais que cela doit ĂȘtre mĂ©ritoire, puisque le bon Dieu les laisse exercer sur nous son empire, lui qui a tant de peine de nous voir souffrir ! » En fĂ©vrier 1953, une grippe maligne fait craindre pour sa vie. Un traitement Ă©nergique la remet sur pied. Elle en veut presque aux docteurs qui s'empressent Ă  son chevet, heureux d'ailleurs d'admirer sa philosophie et d'accueillir ses boutades. Je suis dans un abĂźme de misĂšres, confie-t-elle. Vais-je m'en tirer ? SĂ»rement. Oh ! que c'est dur de toujours manquer le train !... Rien ne peut aller plus lentement que mon Ă©tat actuel. Je demande sans cesse au bon Dieu de ne pas permettre que je manque de confiance. Mon Ăąme se dĂ©bat dans les bas-fonds. ...Je perds toujours ; quand gagnerai-je ? » Depuis 1933, SƓur GeneviĂšve occupe une cellule au rez-de-chaussĂ©e, ce qui lui Ă©pargne certaines 43 fatigues. A la mort de SƓur Marie du SacrĂ©-CƓur, elle s'installe dĂ©finitivement Ă  l'infirmerie, prĂšs du jardin. Dans les derniĂšres annĂ©es, elle ne pourra plus participer Ă  l'Office ni aux rĂ©crĂ©ations. Le 6 fĂ©vrier 1951, elle obtiendra, en raison de sa vue de plus en plus mauvaise, de remplacer le brĂ©viaire par les Pater. Elle se verra aussi contrainte de rĂ©duire les sĂ©ances du parloir. Il faut dire que toute publicitĂ© faite autour d'elle l'incommodait jusqu'Ă  l'exaspĂ©ration. A l'Ă©poque oĂč les permissions d'entrer dans la clĂŽture s'obtenaient plus facilement, elle fuyait littĂ©ralement les visiteurs, s'Ă©clipsant ou n'apparaissant qu'en derniĂšre minute. Son Ă©nergie se dĂ©ployait, intacte, dans la lutte pour affirmer en toute sa portĂ©e le message de ThĂ©rĂšse. Elle rĂ©dige une note Ă©tablissant comment celle-ci eut l'idĂ©e de sa Petite Voie d'Enfance Spirituelle, les influences humaines ne jouant Ă  cet Ă©gard qu'un rĂŽle tout Ă  fait secondaire, Dieu seul servant d'inspirateur. Elle consacre plusieurs Ă©tudes — dont le meilleur devait paraĂźtre dans Conseils et Souvenirs — Ă  dĂ©finir le sens exact de l'Acte d'Offrande Ă  l'Amour misĂ©ricordieux. Il lui faut, Ă  cette fin, donner l'exĂ©gĂšse thĂ©rĂ©-sienne des termes Victime », Holocauste », Martyre d'amour », qui, jadis, effrayaient SƓur Marie du SacrĂ©-CƓur, comme un appel Ă  la souffrance. Elle Ă©voque les interprĂ©tations donnĂ©es par la Sainte elle-mĂȘme, et qui distinguent nettement l'offrande Ă  la MisĂ©ricorde de l'offrande Ă  la Justice, ouvrant ainsi libre carriĂšre Ă  la LĂ©gion des petites Ăąmes. Manifestement, CĂ©line touche lĂ  Ă  un point capital, sur lequel elle sent qu'il faut dissiper toute Ă©quivoque. L'esprit mĂȘme de la Voie d'Enfance est en cause. Celle qui a vu, entendu, touchĂ© du doigt les exemples et les enseignements de ThĂ©rĂšse, ne peut pas ne pas parler. Elle a conscience de dĂ©fendre la tradition en toute sa puretĂ©. C'est en cette mĂȘme qualitĂ© qu'en 1952, elle publie, sous le titre Conseils et Souvenirs, l'ensemble des papiers dans lesquels elle a rassemblĂ© les propos de sa sƓur, Ă  l'Ă©poque oĂč, jeune moniale, elle-mĂȘme vivait Ă  ses cĂŽtĂ©s, profitant de sa direction. Nulle part ne s'affirme mieux la pĂ©dagogie de la Sainte, sa maniĂšre essentiellement concrĂšte d'Ă©veiller, dans une Ăąme fiĂšre et indĂ©pendante, l'authentique humilitĂ© et la confiance absolue. SƓur GeneviĂšve y Ă©talait si crĂ»ment ses imperfections qu'on lui proposa de dĂ©personnaliser le rĂ©cit, en rejetant dans l'anonymat ce qu'elle appelait la voix de la nature ». Elle demanda Ă  rĂ©flĂ©chir et, le lendemain, prononça sur un ton trĂšs ferme Non, laissez les choses telles qu'elles sont. Ce n'est pas parce que le monde entier verra que j'ai des dĂ©fauts que j'en aurai un de plus. » Des Ă©crits rĂ©cents, faisant Ă©cho Ă  des rumeurs incontrĂŽlables, tendaient Ă  obscurcir le visage de M. Martin, Ă  le prĂ©senter, au sein de son foyer, comme une sorte de Prince consort, mi-ascĂšte, mi-rĂȘveur, totalement dĂ©pourvu de sens pratique et d'Ă©nergie. Ces insinuations indignaient CĂ©line, mieux placĂ©e que quiconque pour apprĂ©cier la valeur morale de son pĂšre, sa vaillance qui, parfois, frisait la tĂ©mĂ©ritĂ© et inquiĂ©tait les siens, enfin son autoritĂ© incontestĂ©e. Comment rĂ©tablir la vĂ©ritĂ© ? Par ailleurs, tout un courant, venu notamment d'au-delĂ  des mers, poussait Ă  la glorification des parents de ThĂ©rĂšse. Le Carmel, qui savait ce qu'une Cause comporte de soucis et de travaux, se montrait plutĂŽt rĂ©ticent. Il importait toutefois de ne pas laisser disparaĂźtre le tĂ©moin le plus autorisĂ© sans recueillir sa dĂ©po­sition sous serment devant l'AutoritĂ© ecclĂ©siastique. C'est ce qui amena SƓur GeneviĂšve Ă  exhumer de la poussiĂšre des dossiers tout ce qui concernait M. et Mme Martin. On la vit donc, Ă  quatre-vingt-quatre ans, travaillant Ă  la loupe parmi tout un monceau de notes, Ă©laborer ces deux brochures qui paraĂźtront en 1953 et 1954, et qui s'intituleront Le PĂšre et La MĂšre de sainte ThĂ©rĂšse de l'Enfant-JĂ©sus. AprĂšs avoir tracĂ© le portrait moral de ces chrĂ©tiens magnanimes, CĂ©line insiste sur leur maladie et leur mort. Elle fournit aussi, en appendice, avec dessin Ă  l'appui, de prĂ©cieux dĂ©tails topographiques sur la maison et le jardin de la rue Saint-Biaise Ă  Alençon. Ceux qui assistĂšrent Ă  ce long effort d'Ă©lucidation et de composition s'Ă©difiĂšrent tout ensemble de la juvĂ©nile ardeur et de la rigoureuse probitĂ© historique de cet auteur plus qu'octogĂ©naire. 44 Le 11 juillet 1954, eut lieu la consĂ©cration solennelle du Sanctuaire thĂ©rĂ©sien, Ă©levĂ© Ă  cette occasion, par dĂ©cret du Saint-SiĂšge, Ă  la dignitĂ© de Basilique Mineure. SƓur GeneviĂšve s'Ă©tait elle-mĂȘme employĂ©e, par une abondante correspondance, Ă  obtenir des reliques des Saints des divers pays qui avaient offert un autel. Elle retrouva son ingĂ©niositĂ© d'antan pour les sertir dans des coffrets artistiquement dĂ©corĂ©s. Elle Ă©couta avec reconnaissance le radiomessage oĂč Pie XII exaltait dans la CarmĂ©lite, et recommandait Ă  tous ses fervents, l'humilitĂ©, la confiance et l'amour qui caractĂ©risent sa petite Voie. Cet Ă©vĂ©nement imprima un nouvel essor aux Ă©tudes thĂ©rĂ©siennes. Avec l'agrĂ©ment pontifical se pré­parait activement l'Ă©dition phototypique intĂ©grale des Manuscrits Autobiographiques. Elle sortirait en 1956, soulevant dans le monde catholique un intĂ©rĂȘt passionnĂ©. SƓur GeneviĂšve, qui avait, plus que toute autre, encouragĂ© cette publication, et qui en avait suivi de trĂšs prĂšs la laborieuse mise au point critique, se rĂ©jouit de cette rĂ©ussite. Elle fut amenĂ©e Ă  rĂ©viser son ouvrage d'autrefois, L'Esprit de sainte ThĂ©rĂšse, depuis quelque temps Ă©puisĂ©, et qu'il fallait complĂ©ter et adapter, compte tenu des rĂ©centes parutions. Il s'agissait lĂ  d'une mosaĂŻque de textes venant d'un peu partout. Les ressaisir, les confronter avec l'authentique, les regrouper, imposait un effort presque surhumain, Ă©tant donnĂ© les conditions dans lesquelles besognait SƓur GeneviĂšve, Ă  demi aveugle, les mains gourdes, incapable de se dĂ©placer aisĂ©ment. Elle s'en disait elle-mĂȘme Ă©puisĂ©e. Il lui faut affronter une autre sorte d'Ă©preuve. Le 24 fĂ©vrier 1956 marquait le soixantiĂšme anni­versaire de sa Profession. Depuis quelque temps, on parlait sous cape de ces noces de diamant. Elle voudrait Ă©carter ce jubilĂ© Ă©pouvantail », comme elle dit. A peine l'annonce en a-t-elle filtrĂ©e au-dehors que des dons affluent de toutes parts. Sur le dĂ©sir de SƓur GeneviĂšve, une grande partie contribuera Ă  renouveler et enrichir le trĂ©sor liturgique de la Basilique. Au jour redoutĂ©, une cĂ©rĂ©monie simplifiĂ©e se dĂ©roule dans la chapelle du Carmel, sous la prĂ©sidence de Mgr Jacquemin, le nouvel EvĂȘque de Bayeux. Le discours est prononcĂ© par le Marie-EugĂšne de l'Enfant-JĂ©sus, ancien Visiteur Apostolique des CarmĂ©lites de France. Une bĂ©nĂ©diction autographe du Saint-PĂšre, deux lettres du Cardinal Ottaviani et du PrĂ©posĂ© GĂ©nĂ©ral des Carmes DĂ©chaussĂ©s, soulignent l'Ă©vĂ©nement. Trois jours aprĂšs, la grippe frappait la jubilaire et menaçait de l'emporter. Depuis six mois, des tortures presque continuelles tourmentaient ses nuits. Elle les supportait dans la paix, Ă©vitant le plus possible de dĂ©ranger son infirmiĂšre. Elle s'encourageait en songeant aux martyrs, notamment Ă  saint SĂ©bas­tien, deux fois couronnĂ©, car dĂ©livrĂ© miraculeusement de la mort, il affronta Ă  nouveau son persĂ©cuteur. C'est incroyable comme je suis aidĂ©e du bon Dieu, confiait-elle. Jamais je n'aurais voulu lui demander de souffrir, mais maintenant je le remercie. » Ainsi dĂ©bilitĂ©e, il semblait qu'une nouvelle crise dĂ»t promptement avoir raison d'elle. Je suis des­cendue dans la vallĂ©e des ombres de la mort, Ă©crit-elle. A la vĂ©ritĂ©, je n'y crains rien et j'y suis bien aban­donnĂ©e, sans le sentir. » Contre toute attente, elle se rĂ©tablit. Vers la fin d'avril, quand se tinrent Ă  Lisieux, pour la seconde fois, les assises gĂ©nĂ©rales des FĂ©dĂ©rations des Carmels de France, il lui fallut recevoir Ă  nouveau les quelque deux cent soixante SupĂ©rieures et DĂ©lĂ©guĂ©es admises Ă  visiter l'intĂ©rieur du MonastĂšre. Elle se prĂȘta de bonne grĂące Ă  ce dĂ©filĂ©, attentive, en dĂ©pit de la fatigue, Ă  donner Ă  chacune une marque personnelle d'intĂ©rĂȘt. D'autres tĂąches l'attendaient. Le jour mĂȘme du jubilĂ© de SƓur GeneviĂšve, Mgr Jacquemin lui avait fait connaĂźtre son intention d'autoriser l'ouverture du ProcĂšs informatif de la Cause de Louis Martin. 45 Le 22 mars 1957, il signait l'Ordonnance pour la recherche des Ă©crits du Serviteur de Dieu. Le 10 octobre suivant, l'EvĂȘque de SĂ©ez, Mgr Pasquet, en faisait autant pour ZĂ©lie GuĂ©rin. Si l'on voulait Ă©viter le dĂ©dale d'un procĂšs historique, il Ă©tait urgent d'interroger les derniers tĂ©moins directs. Munie des Articles1 qui orientaient les recherches, CĂ©line se prĂ©para aux interrogatoires, avec la conscience qu'elle apportait en tout. Elle disait volontiers que seules l'intĂ©ressaient les Causes des person­nages qui avaient une mission par exemple, Jeanne d'Arc, libĂ©ratrice de la France, ThĂ©rĂšse, messagĂšre de l'Enfance Spirituelle, Maria Goretti et Dominique Savio, tĂ©moins et apĂŽtres de la puretĂ©. Si elle souhaitait voir glorifier ses Parents — les deux Ă  la fois, en des procĂšs distincts mais moralement jumelĂ©s — c'Ă©tait pour que soit proposĂ© Ă  la famille menacĂ©e de dĂ©sagrĂ©gation le modĂšle d'un foyer idĂ©al. Elle dĂ©posa donc devant le Tribunal de Bayeux, qui siĂ©geait, pour la circonstance, au parloir du Carmel, et qui, outre sa compĂ©tence propre, agissait par commission rogatoire pour le compte du Tribunal de SĂ©ez. Au dĂ©but d'avril et en juin pour M. Martin, puis en novembre et dĂ©cembre 1957 pour Mme Martin, SƓur GeneviĂšve fut interrogĂ©e, en un certain nombre de sĂ©ances dont plusieurs durĂšrent jusqu'Ă  quatre heures. Elle parle d'un jour oĂč elle a Ă©tĂ© sept heures sur la sellette ». Les juges admirĂšrent sa pré­sence d'esprit et goĂ»tĂšrent plus d'une fois les mots Ă  l'emporte-piĂšce et les rĂ©miniscences du vieux folklore normand dont elle Ă©maillait ses dĂ©clarations. Quant Ă  elle, elle s'Ă©tonne d'avoir supportĂ© si allĂšgrement cette fatigue. En fĂ©vrier, aoĂ»t et septembre 1958, elle intervient encore dans les ProcĂšs de non-culte et des Ă©crits. Le 6 septembre, elle fait sa derniĂšre dĂ©position. Ce mĂȘme jour, toutes Ă©preuves soigneusement relues par elle, elle donne le bon Ă  tirer » pour la Correspondance de Madame Martin. Son projet d'Ă©rection d'une statue de ThĂ©rĂšse, sur un petit square, dans l'axe du chemin qui mĂšne, aux Buissonnets, vient enfin d'ĂȘtre exĂ©cutĂ©. Le 12 septembre, elle a voulu monter au grenier oĂč se trouvent certains coffres d'archives. Depuis plusieurs annĂ©es, elle souhaitait faire cette exploration. Le 13 octobre 1958, en prĂ©sence de l'EvĂȘque de Bayeux, de Mgr Pioger, EvĂȘque Auxiliaire de SĂ©ez, et de Mgr Fallaize, ancien Vicaire Apostolique du Mackenzie, on procĂšde Ă  l'exhumation des restes de M. et Mme Martin, et Ă  leur transfert sur le plateau du Chemin de Croix, au chevet de la Basilique. SƓur GeneviĂšve s'Ă©meut d'apprendre que le seul objet trouvĂ© intact sur chacun des corps, en dehors d'un Christ de mĂ©tal, est le scapulaire de Notre-Dame du Mont-Carmel. Plus poignante encore l'observation, faite par les trois mĂ©decins, de profondes lĂ©sions vertĂ©brales chez Mme Martin, au niveau de l'omoplate gauche, lĂ  oĂč le cancer exerçait ses terribles ravages. La preuve de l'hĂ©roĂŻsme s'inscrit dans le squelette. Il faut maintenant recueillir, trier, laver Ă  l'alcool et classer sous cachet de cire, sans en rien prĂ©lever, en dehors des ossements enfermĂ©s dans les nouveaux tombeaux, la poussiĂšre et les dĂ©bris contenus dans le cercueil. SƓur GeneviĂšve s'y emploie avec son infirmiĂšre labeur mĂ©ticuleux, harrassant, oĂč elle met toute sa piĂ©tĂ© filiale. Le 12 dĂ©cembre la trouve encore coupant des cartons avec une peine inouĂŻe et disposant, pour ces souvenirs, les boĂźtes de diffĂ©rentes grandeurs et les Ă©tiquettes appropriĂ©es. LittĂ©ralement, elle est Ă  bout de forces, mais avec le sentiment trĂšs doux que sa tĂąche est enfin terminĂ©e. Depuis quelque temps, sans qu'on s'en aperçut autour d'elle, elle se sentait terriblement vieillir. Elle y voyait un enrichissement incomparable ». Elle montrait plus de sĂ©rĂ©nitĂ© que par le passĂ© Ă  porter la souffrance des choses qui changent. Parlant de certaines parures qui avaient fait l'objet de tous ses soins, et que le goĂ»t moderne du dĂ©pouillement avait mises Ă  l'Ă©cart, elle disait Je remercie le bon Dieu d'avoir permis que je vois cela de mon vivant, et que je puisse m'en dĂ©tacher avec amour. » — Elle passe, la figure de ce monde », rĂ©pĂ©tait-elle devant certaines traditions devenues pĂ©rimĂ©es, Ă  la vue d'usages antiques rejetĂ©s dans l'ombre. Tout son Ă©lan se porte vers le Ciel. Le verset de l'Apocalypse Voici que je viens bientĂŽt. Oui, je viens bientĂŽt » la fait tressaillir. Le dĂ©nouement prochain l'emplit d'une immense espĂ©rance. Ce n'est pas pour ĂȘtre dĂ©livrĂ©e des souffrances et des travaux, prĂ©cise-t-elle. C'est pour ĂȘtre enfin prĂšs de mon JĂ©sus que j'aime depuis si longtemps, prĂšs de la Sainte Vierge, ma MĂšre chĂ©rie, et de saint Joseph ; pour connaĂźtre enfin tous les dĂ©tails de leur vie humaine. » Sa confiance demeure inĂ©branlĂ©e. Le 8 dĂ©cembre 1958, elle Ă©crit encore Mes nuits sont souvent pĂ©nibles, mes jours chargĂ©s de besogne. Une chose n'en attend pas une autre. » Tout cela, avec les mille petites misĂšres de la vieillesse, m'est un fardeau que je ne prends pas souvent avec un sourire mais avec un soupir. Je ne voudrais pas que le bon Dieu l'entende. Et pourtant, je regarde toutes mes imper­fections comme des trĂ©sors et je les convoque Ă  comparaĂźtre Ă  mon jugement, car toutes mes fautes sont ma force. Comme je les regrette et m'en humilie sincĂšrement, je pense qu'elles attireront sur moi la pitiĂ© du bon Dieu, et quand il a pitiĂ© il fait misĂ©ricorde. » Elle a savourĂ© le beau livre de Mgr Baunard, Le Vieillard. Elle y dĂ©couvre cette strophe, qu'elle s'applique d'enthousiasme. J'approche mes cent ans, c'est mon jour qui s'achĂšve ; C'en est plus que le soir, c'en est presque la nuit ; Mais, sur mon front, voici qu'Ă  l'orient se lĂšve L'aube d'un jour plus beau. Salut, salut Ă  lui ! De votre face, ĂŽ Christ, c'est la blanche lumiĂšre Qui dans mon triste cƓur Ă©veille un grand espoir ; Descends, rayon du ciel, apparaissez, mon FrĂšre, JĂ©sus, il est temps de nous voir. i On dĂ©signe sous ce nom le schĂ©ma gĂ©nĂ©ral Ă©tabli, en vue du ProcĂšs informatif, par la Postulation de la Cause, et qui expose la vie d'un Serviteur de Dieu, ses vertus hĂ©roĂŻques et sa rĂ©putation de saintetĂ©. C'est un document de base qui Ă©claire tout le dĂ©bat. 46 47 CHAPITRE VII L'intrĂ©pide au cƓur d'enfant SƓur GeneviĂšve de la Sainte Face Ă©tait un caractĂšre. Alerte et vive, les yeux observateurs sous les arcades sourciliĂšres trĂšs accusĂ©es, le menton vigoureux, les lĂšvres bien dessinĂ©es, avec un pli lĂ©gĂšrement impĂ©rieux, un visage aux aguets, ou, si l'on veut, en Ă©veil telle elle nous apparaĂźt sur les photographies que nous avons gardĂ©es d'elle. MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus esquissait son portrait en cette strophe acrostiche CĂ©line, Chevalier sans reproche et sans peur, Epouse de JĂ©sus, de ThĂ©rĂšse la sƓur, Le Ciel est dans son nom, l'art divin dans son Ăąme. Il n'est pas de secrets que ne perce sa flamme, Non plus que de beautĂ©s qu'elle ne veuille aimer. Enfin l'humilitĂ© seule a pu la charmer. Le dernier vers fait allusion au travail que la grĂące opĂ©ra dans cette Ăąme, sous le signe de l'Enfance Spirituelle ; le premier dĂ©finit une nature droite et forte, faite pour le combat. Ce contraste Ă©clatera tout au long du chapitre qui tente d'Ă©voquer, avant qu'elle ne quitte la scĂšne, la physionomie morale de notre CarmĂ©lite. Il serait peu de dire qu'elle Ă©tait volontaire et personnelle. C'Ă©tait une personnalitĂ©, capable de promptitude dans la dĂ©cision, de tĂ©nacitĂ© et de fougue dans l'exĂ©cution. Elle ignorait l'Ă -peu-prĂšs ; elle n'aimait pas les dĂ©lais ni les transactions, tout en sachant user, au besoin, de finesse normande pour aboutir Ă  ses fins. Elle dut, pour faire face Ă  ses tĂąches multiples, dĂ©ployer une Ă©nergie incroyable. On la voyait, presque octogĂ©naire, se porter Ă  l'Ă©tage des archives, appuyĂ©e sur sa canne, fouiller un coffre, ouvrir et dĂ©pouiller un monceau de dossiers, pour retrouver une date, un trait, un texte, tant elle mettait de conscience au labeur. Ah ! certes, elle n'Ă©tait pas de ces traĂźnantes, qui constituent, disait-elle, un poids-mort, un frein Ă  l'Ă©lan gĂ©nĂ©ral » ! Elle se reproche plutĂŽt d'intervenir avec trop d'impĂ©tuositĂ©. Je remar­quais avec admiration, Ă©crit-elle, que, dans ses derniĂšres annĂ©es, SƓur Marie du SacrĂ©-CƓur laissait Ă©mettre devant elle, Ă  la rĂ©crĂ©ation, toute espĂšce d'opinions sans jamais y mĂȘler son mot. Elle restait lĂ  calme et sereine dans sa petite voiture, tandis que, moi, je ne pouvais m'empĂȘcher de bondir et de dire carrĂ©ment ma pensĂ©e. Ce qui m'arrive encore malgrĂ© mes soixante-douze ans passĂ©s. Fille du tonnerre », je serai, hĂ©las ! toujours sensible aux Ă©manations de l'atmosphĂšre, et le bon Dieu sera obligĂ© de me prendre comme je suis, vibrante et guerriĂšre. » Quelques mois avant sa mort, elle se dĂ©chaĂźnera contre une religieuse, coupable d'avoir dessinĂ©, pour illustrer un ouvrage de spiritualitĂ©, des images grimaçantes abĂźmant le visage du Christ et de ses saints. Je veux Ă©crire Ă  cette SƓur qu'elle a commis un vrai sacrilĂšge. » Ce volontarisme la soutenait jusque dans l'effort intellectuel. Bien que dĂ©pourvue de formation secondaire et de culture spĂ©ciale, elle aime s'instruire, comprendre, chercher le dernier mot de tout. Elle le confesse sans ambages J'ai toujours pesĂ© et dissĂ©quĂ© les propositions Ă©mises autour de moi, j'allais aux preuves de ce qui avait Ă©tĂ© avancĂ©, et j'Ă©tais mal Ă  l'aise tant que la question n'Ă©tait pas pleinement rĂ©solue. » Sa curiositĂ© est insatiable. Elle rĂ©agit sur tout. En ses derniĂšres annĂ©es, elle entreprend de lire l'Histoire de l'Eglise de Daniel-Rops, elle glane dans la revue Ecclesia, dans les Ă©tudes de missiologie, dans l'Ami du ClergĂ©; la Vie de Dom GuĂ©ranger la passionne; elle se penche surtout sur la Bible, aimant Ă  confronter trois ou quatre traductions diffĂ©rentes ; aprĂšs l'Evangile, les EpĂźtres de saint Paul cons­tituent son livre de chevet. A quatre-vingt-neuf ans, elle note encore par Ă©crit les plus beaux versets de saint Jean, mais, en mĂȘme temps, elle s'intĂ©resse aux rĂ©centes acquisitions des gĂ©ologues sur la pĂ©riode glaciaire et aux hypothĂšses des palĂ©ontologues sur l'Ăąge de l'humanitĂ©. Ce qui la frappe est aussitĂŽt couchĂ© sur papier et classĂ©. Elle doit cela Ă  son oncle GuĂ©rin. Elle est d'ailleurs la premiĂšre Ă  en plaisanter, tĂ©moin ce bout-rimĂ© adressĂ© Ă  MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus Je suis une vieille archiviste. De mes trĂ©sors longue est la liste. Je saisis tout ce qui existe. A ne rien jeter je persiste, Et, quand il faut, Ă  l'improviste, J'utilise tout en artiste. BĂ©nissons ce don, qu'elle dit innĂ© ». Il nous a valu la conservation d'une documentation d'un prix inestimable sur ThĂ©rĂšse et sur sa famille. SƓur GeneviĂšve n'a rien d'une idĂ©aliste. Essentiellement pratique, elle se montre d'une ingĂ©niositĂ© remarquable dans l'arrangement et l'utilisation des choses. Encore enfant, au retour de promenade, elle taillait en pleine Ă©toffe des robes de poupĂ©e, Ă  l'image de celles qu'elle avait attentivement examinĂ©es Ă  la devanture des magasins. C'est elle encore, au dĂ©but du siĂšcle, lors des menaces d'expulsion, qui de loin et sur plan sommaire, concevra la restauration et l'amĂ©nagement de l'immeuble acquis en Belgique, par le Docteur La NĂ©ele, pour le compte du Carmel. De ses talents incontestables, CĂ©line ne tire pas vanitĂ©. AllĂ©guant l'exemple scripturaire de BĂ©sĂ©lĂ©el, que Dieu combla de savoir pour toutes sortes d'ouvrages », elle disait Le Seigneur est toujours le mĂȘme; il donne ce dont on a besoin ; aussi pourrait-on me dire que je fais des prodiges, sans que j'en conçoive de l'orgueil. » Elle sait au besoin rĂ©primer les premiers mouvements d'amour-propre. Des ouvriers s'Ă©taient Ă©merveillĂ©s du croquis, qu'elle avait tracĂ© pour eux, d'un atelier de photographie. Cette SƓur est un vĂ©ritable architecte », s'exclamaient-ils. L'Ă©loge lui ayant fait plaisir, elle se mortifia en sacrifiant Ă  JĂ©sus le crayon Ă  bout de fer auquel elle Ă©tait trĂšs attachĂ©e. 50 Ce que SƓur GeneviĂšve a surtout Ă  surveiller, c'est son extrĂȘme sensibilitĂ©. Elle s'enthousiasme vite ; elle a besoin de se confier, d'ĂȘtre comprise. FidĂšle en amitiĂ©, la moindre attention excite sa recon­naissance ; le manque d'Ă©gards la peine en profondeur. Peu maĂźtresse d'elle-mĂȘme, elle dissimule mal son irritation quand on l'interrompt en plein labeur ou qu'on bouleverse ses projets. PrimesautiĂšre comme elle est, il lui arrive de riposter avec vivacitĂ©, sans s'apercevoir qu'elle blesse. S'en rend-elle compte aprĂšs coup, aussitĂŽt — car elle est la loyautĂ© mĂȘme — elle s'en confesse humblement. Son Ɠil exercĂ© dĂ©cĂšle promptement qualitĂ©s et dĂ©fauts du prochain ; sa mĂ©moire fidĂšle en tient registre. Telle est, dans le bilan, la part de la nature. Elle-mĂȘme la constate avec une implacable luciditĂ©, en exagĂ©rant toutefois la note pĂ©jorative. Le 19 avril 1940, elle Ă©crit Ă  MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, qui aime provoquer et recevoir ses confidences Je me fais l'effet d'une petite balance nommĂ©e trĂ©buchet », dont on se sert en mĂ©decine pour peser au milli­gramme, car il est bien vrai de dire que je suis sensible au moindre milligramme et qu'un milligramme me fait trĂ©bucher. Mais il en sera toujours ainsi, je le sens bien. Je sens encore que je serai toujours comme vif-argent, accomplissant des choses non encore pensĂ©es. C'est bien regrettable d'avoir si peu d'Ă©quilibre et de pondé­ration, car une foule d'imperfections en sont la consĂ©quence. Mais je pense que le bon Dieu aime Ă  se tirer des difficultĂ©s et qu'il n'est pas embarrassĂ© pour se faire un passage au milieu d'un abĂźme de boue. » — Je voulais toujours, note-t-elle dans Conseils et Souvenirs, que les dĂ©tails de ma vie s'emboĂźtent comme un jeu de patience. Gare Ă  qui les dĂ©rangeait ! Si une circonstance imprĂ©vue venait briser cette combinaison et brouiller l'arrangement, je paraissais mĂ©contente. » C'est trĂšs bien vu, mais sans les contreparties qui s'imposent. A cĂŽtĂ© d'un incontestable passif, il faut signaler l'actif des luttes parfois hĂ©roĂŻques que SƓur GeneviĂšve livrait contre elle-mĂȘme, et dont ses plus proches avaient le spectacle. A chacune de ses Communions, elle implorait, pour la journĂ©e, la patience et la bienveillance du jugement. Ecrivant Ă  une religieuse beaucoup plus jeune qu'elle, et qui fĂȘtait ses vingt-cinq ans de Profession, elle lui dĂ©clare Inutile de vous dire que je prie pour vous, mais il m'est trĂšs utile de vous demander de le faire pour moi. Aujourd'hui, vous avez tous droits sur le CƓur de l'Epoux ; demandez-lui donc qu'il me donne, non pas votre douceur, car je ne voudrais pas vous en priver, mais une douceur semblable Ă  la vĂŽtre, richesse dont j'ai grand besoin. » Le 4 juin 1958, sept mois avant sa mort, elle envoie ce billet Ă  une de ses sƓurs qu'elle craint d'avoir malĂ©difiĂ©e Oh ! que vous m'avez touchĂ©e hier soir par votre bontĂ©, votre douceur, votre affection ; moi qui me montrais si volontaire, je vous en demande bien pardon ! » Et elle signe du nom dont on aimait la dĂ©signer aux Buissonnets Petit CĂ©lin repentant. » Si l'on craint parfois ses coups de boutoir, on en sourit surtout, car elle a l'art, sur ce ton chantant qui trahit la basse Normandie, d'y mĂȘler des propos savoureux, des anecdotes, qui dĂ©rident, au parloir, ses interlocuteurs. Ne s'est-elle pas constituĂ© une enveloppe d'images amusantes, destinĂ©es Ă  distraire ceux qui lui font visite ? Aux compliments d'un docteur, elle rĂ©plique avec une solennitĂ© pleine d'humour Mais... vous ne saviez pas que j'Ă©tais une grande Ăąme ? » Quand, autour d'une affaire dĂ©licate, on discute sans trouver d'issue Remettons Ă  demain, s'Ă©crie-t-elle. C'est la nuit que les suggestions me viennent. » Ou encore Disons des bĂȘtises. C'est du choc des idĂ©es que jaillit la lumiĂšre. » A-t-elle employĂ© un vocable insolite, Quel mot dans ma bouche ! » s'exclame-t-elle drĂŽlement, reprenant l'expression d'une religieuse d'autrefois. Au cours d'une conversation sur les dĂ©fauts extĂ©rieurs, elle lance La Sainte Vierge elle-mĂȘme nous aurait peut-ĂȘtre agacĂ©es par la maniĂšre de mettre son voile ou son tablier. » Quand on lui parle d'un Serviteur de Dieu dont la biographie est tissĂ©e de faits sensationnels Ce n'est pas mon Saint ! » professe-t-elle, aprĂšs le PĂšre Pichon. Elle ironise mĂȘme sur ses dĂ©ficiences. J'ai besoin de priĂšres pour devenir patiente, 51 mais je souffrirai toute ma vie de la privation de cette vertu, et je mourrai sans en avoir joui ; je sens que c'est incorrigible. Aussi, mourant comme j'ai vĂ©cu, sans patience, je ne pourrai pas attendre Ă  la porte du Ciel, et j'y entrerai tout droit. » Ce qui charme surtout en elle, — ThĂ©rĂšse, nous l'avons dit, y Ă©tait trĂšs sensible — c'est sa façon directe, concrĂšte, sincĂšre, sans dĂ©tours, en un mot sa simplicitĂ©. Elle la porte partout et en toutes circons­tances, envers les petits comme Ă  l'Ă©gard des grands. AprĂšs s'ĂȘtre extasiĂ©e en face d'une nichĂ©e de poussins ou devant les petits lapins blancs que les novices lui prĂ©sentent, elle entretient avec aisance un Prince de l'Eglise. Oserons-nous dire qu'elle en agit de mĂȘme avec JĂ©sus ? Dans l'intimitĂ©, elle le tutoyĂ©. Elle l'aspire de toutes ses forces. Oh ! si seulement on ne voyait plus en moi rien de moi-mĂȘme, rien que JĂ©sus ! » MĂȘme familiaritĂ© avec Marie, sa Maman du Ciel ». Au terme de sa vie, un texte du PĂšre Faber la plonge dans le ravissement. Elle s'y reconnaĂźt trait pour trait. La simplicitĂ© approche trĂšs prĂšs de Dieu, parce que la hardiesse est une de ses grĂąces les plus naturelles. Elle approche parce qu'elle n'imagine pas jusqu'Ă  quel point elle avance. Elle ne pense pas du tout Ă  elle-mĂȘme pour considĂ©rer sa propre indignitĂ©, et c'est pourquoi elle se prĂ©cipite, tandis qu'un esprit qui aurait davantage conscience de ses actes ne s'avancerait qu'avec lenteur ; elle se trouve en pleine libertĂ© lĂ  oĂč un autre genre de saintetĂ© attendrait des permissions. Ces Ăąmes simples viennent Ă  Dieu vraiment avec une sorte de hardiesse amoureuse effrontery of love qui n'a peur de rien, et, quand elles sont prĂšs de Dieu, elles se rĂ©jouissent simplement et ne font rien de plus. Il y a parfois quelque chose, je dirai presque de sans-façon, dans la maniĂšre dont ces Ăąmes reçoivent les grandes grĂąces et les confidences divines comme des choses toutes naturelles, et l'Esprit-Saint semble se jouer avec leur simplicitĂ© et leur sincĂ©ritĂ©. Ce sont des enfants perpĂ©tuels. » Nous tenons lĂ  le mot magique qui Ă©claire tout l'intĂ©rieur de SƓur GeneviĂšve. C'est le propre des enfants, note-t-elle, de vivre dans l'humilitĂ© et la dĂ©pendance, d'avoir un esprit simple, une tendre recon­naissance pour les moindres bienfaits, d'accepter sans raisonner ce que le pĂšre de famille impose, comme c'est aussi leur vertu de n'avoir peur de rien lorsqu'ils sont sous l'Ă©gide paternelle. » Cet idĂ©al, ThĂ©rĂšse le lui a communiquĂ© de son vivant, et plus encore aprĂšs sa mort. Elle aurait pu lui dire II vous est bon que je m'en aille », car son influence fraternelle s'avĂ©ra plus dĂ©terminante quand commença sa mission posthume. CĂ©line, qui fait cette remarque, a admirablement saisi la gĂ©niale intuition qui constitue la clef de l'Enfance Spirituelle Dieu Ă©tant l'Amour MisĂ©ricordieux, la misĂšre l'attire et provoque l'ocĂ©an de ses grĂąces ; il suffit pour cela de la reconnaĂźtre, de l'accepter, de l'aimer, en ne cessant d'offrir au Seigneur des efforts impuis­sants, qu'il couronnera Ă  son heure. A la base, une foi absolue en l'infinie CharitĂ©. Nous avons vu combien SƓur GeneviĂšve est passionnĂ©e de JĂ©sus. GuidĂ©e par Lui, elle part Ă  la dĂ©couverte du PĂšre. Ce nom lui est si cher qu'elle met Ă  le prononcer une tendresse caressante. Elle admire surtout la condescendance divine Etant enfant, Ă©crit-elle en son autobiographie, j'allais jouer avec la fille du PrĂ©fet. Mais quand elle dĂ©sirait ma compagnie, elle m'envoyait chercher par sa gouvernante, ou, de son balcon, me faisait signe d'aller Ă  elle. Jamais elle ne vint chez nous. Elle nous faisait monter », ThĂ©rĂšse et moi, sans jamais descendre » jusqu'Ă  nous. Et le bon Dieu, lui, descend... » Commentant Ă  sa façon le chant des anges Ă  BethlĂ©em, ce Gloria qui s'Ă©lĂšve vers le Ciel Ă  l'heure oĂč le Verbe de vie est humiliĂ© jusqu'aux bas-fonds », SƓur GeneviĂšve conclut C'est donc que Dieu estime que la gloire est pour lui quand il s'est abaissĂ© jusqu'Ă  se faire cette petite loque qu'est un enfant naissant. » Elle reprend lĂ  le mot audacieux de Bossuet sur le Tout-Puissant qui s'enrichit par l'humilitĂ© ». Devant pareil exemple, comment prĂ©tendre s'exalter ? La sagesse du publicain s'impose. CĂ©line n'en veut point d'autre. Sur quoi m'appuierais-je pour avoir confiance ? Ah ! je le sais bien, ce sera sur mes misĂšres, sur mes dĂ©fauts, sur mes fautes mĂȘmes. C'est en leur cortĂšge que je me prĂ©senterai, pleine d'assurance, devant le bon Dieu, car alors sa pitiĂ© sera mon partage. II me sauvera, non pas Ă  cause de mes bonnes Ɠuvres, mais Ă  cause de sa bontĂ© \ » CĂ©line n'est pas parvenue d'un seul coup Ă  cette attitude. En une poĂ©sie, datĂ©e du mois d'aoĂ»t 1919 et intitulĂ©e ...et ton Dieu sera ta gloire », elle retrace, non sans bonheur, son itinĂ©raire spirituel. Quand sa jeunesse s'ouvrait Ă  la BeautĂ© d'en-haut, c'Ă©tait l'euphorie des victoires personnelles. Je voulais, dans ce stade, athlĂšte plein d'ardeur, Vite gagner le prix. Je rĂȘvais de courir Ă  l'assaut des vertus Le noviciat, sous la main de ThĂ©rĂšse, a dissipĂ© cette prĂ©somption et ouvert d'autres perspectives Oui, souvent, bien souvent, sur le chemin tombĂ©e, J'ai laissĂ© quelque peu de ma laine aux buissons, Et, de l'humilitĂ©, au soir de la journĂ©e, Je reçus les leçons. Leçons sans amertume et pleines d'espĂ©rance, Car, si je suis petite, oh ! que JĂ©sus est grand ! Je suis faible ; II est fort, et sa surabondance SupplĂ©e Ă  mon nĂ©ant. Plus de rĂȘves splendides ! Plus de plans personnels ! SƓur GeneviĂšve s'en remet Ă  JĂ©sus, qu'elle servira de toutes ses forces, sans compter ses mĂ©rites. Je veux que tu sois tout, tout en moi, car je t'aime... Mon idĂ©al, c'est toi. A cette clartĂ©, on comprend le rĂŽle capital qu'elle assigne Ă  l'humilitĂ©. L'humilitĂ© fut toujours ma vertu favorite, mon amie et ma conseillĂšre, et c'Ă©tait sans trĂȘve que je demandais au bon Dieu de me l'accorder. » Non pas l'humilitĂ© Ă©crasĂ©e, qui frĂŽle la dĂ©pression, mais l'humilitĂ© confiante qui se repose en meilleur que soi. Je ne dĂ©sire qu'une chose, c'est que le bon Dieu ait pitiĂ© de moi, et on ne fait pitiĂ© que lorsqu'on est dans un Ă©tat pitoyable. » II n'est pas inutile de faire remarquer que SƓur GeneviĂšve ne raisonne ni en quiĂ©tiste, pour qui l'abandon passif est tout, ni en protestante, pour qui la foi seule suffit, indĂ©pendamment des Ɠuvres. Elle sait qu'il faut une foi agissante; elle multiplie les efforts pour se corriger, pour se dĂ©vouer, pour faire plaisir Ă  JĂ©sus. Mais elle sait aussi que ces Ɠuvres ne valent que par les mĂ©rites du Christ. C'est pourquoi, imitant sa ThĂ©rĂšse, elle ne fonde son espoir du Ciel que sur l'infinie CharitĂ©. De mĂȘme, quand elle dĂ©clare qu'elle s'appuie sur sa misĂšre, sur ses fautes -mĂȘmes, il faut entendre qu'ayant vaillam­ment combattu et souffert pour vaincre ses dĂ©fauts, elle a conscience que Dieu seul peut l'en libĂ©rer, et que, dans son immense MisĂ©ricorde, il s'apitoyera d'autant plus sur elle qu'il la voie plus humblement pauvre. Ainsi d'une mĂšre Ă  l'Ă©gard de son enfant infirme. Peut-ĂȘtre objectera-t-on que de tels propos sont faciles et de peu de portĂ©e chez une religieuse associĂ©e Ă  la gloire thĂ©rĂ©sienne, entourĂ©e, apprĂ©c'Ă©e, recherchĂ©e, comme la relique vivante d'un grand passĂ©. Ce serait se mĂ©prendre du tout au tout. Non seulement SƓur GeneviĂšve a pratiquĂ© l'effacement volon­taire, fuyant le parloir, se dĂ©robant aux manifestations d'estime, souffrant d'ĂȘtre prĂ©sentĂ©e aux person­nages de marque, mais elle a connu et acceptĂ© l'humiliation. Elle ne rĂ©agit pas pendant la longue pĂ©riode oĂč on la tient Ă©loignĂ©e du Chapitre. Pas davantage quand on choisit pour MaĂźtresses des novices des religieuses plus jeunes qu'elle les MĂšres Marie-Ange de l'Enfant-jĂ©sus, Isabelle du SacrĂ©-CƓur et ThĂ©rĂšse de l'Eucharistie, qui n'avaient pas comme elle vĂ©cu Ă  l'Ă©cole de la Sainte. Si notre MĂšre ne pense pas Ă  moi, se borne-t-elle Ă  dire, c'est que j'ai des dĂ©fauts dont je ne me rends pas compte. Je dois me soumettre sans comprendre. » plus tard, c'est du dehors que vinrent les Ă©preuves. On la disait diminuĂ©e, atteinte de maladie mentale, transfĂ©rĂ©e hors du MonastĂšre. Ce fut au point que le Rodrigue de Saint-François de Paule, Postulateur de la Cause de ThĂ©rĂšse, enjoignit de la produire ». Elle entra alors dans le Conseil et, Ă  ce titre, accompagna les Dignitaires ecclĂ©siastiques introduits dans le cloĂźtre. L'un d'eux, comme Ă©tonnĂ© de sa vivacitĂ© d'esprit, laissa Ă©chapper un II faudra que je dĂ©mente », dont le sens pour CĂ©line n'avait rien de cachĂ©. Elle qui bondissait quand on s'attaquait Ă  la mĂ©moire des siens, restait sereine lorsqu'il s'agissait d'elle-mĂȘme. MĂȘme dĂ©sintĂ©ressement au sujet de ses Ɠuvres. Nous avons dit ce que le livre L'Esprit de Sainte ThĂ©rĂšse lui avait coĂ»tĂ© d'efforts. Elle n'en Ă©crit pas moins Ă  LĂ©onie, aprĂšs envoi du manuscrit Ă  M. Duboscq Je ne sais si c'est ce qu'il faut, mais, si on le brĂ»le, je ne serai pas attrapĂ©e. N'ayant agi que pour JĂ©sus seul, je serai toujours bien payĂ©e du mal que je me suis donnĂ©. » Vers la fin de sa vie, elle avait consacrĂ© de longs moments Ă  rĂ©diger pour un haut personnage romain un mĂ©moire sur la Voie d'Enfance. Le hasard voulut que le document, fidĂšlement retransmis, s'Ă©garĂąt au Carmel et qu'on n'en reparlĂąt plus. Ce silence l'Ă©tonna, la peina, mais elle ne souffla mot. Dans un papier prĂ©parĂ© en prĂ©vision de sa mort, elle Ă©crit Si notre MĂšre dĂ©sire ne pas me faire de circulaire, qu'elle dise que je le lui ai demandĂ©. Cela pourrait faciliter son projet. Si, au contraire, son intention est d'en faire une, que ce ne soit que pour y parler de ma ThĂ©rĂšse bien-aimĂ©e. Qu'elle sache me faire plaisir en faisant connaĂźtre mes innombrables dĂ©fauts, pour donner de l'Ă©clat aux incom­parables vertus de ma petite sƓur. De mĂȘme que, dans un tableau, l'ombre fait valoir les clairs, je m'estimerai bien heureuse de servir en cela Ă  quelque chose, pour la gloire de Dieu et de ma ThĂ©rĂšse. » La croix, terriblement quotidienne », est parfois lourde Ă  porter. Je n'ai pas la force », soupire SƓur GeneviĂšve, le 6 aoĂ»t 1939, Ă  l'aube de la Transfiguration. Mais ThĂ©rĂšse lui parle au cƓur Je sentis avec douceur que mon espĂ©rance serait comblĂ©e, que je n'avais rien Ă  craindre ici-bas, parce que j'aurai toujours la force de ne pas avoir la force, que savoir cela Ă©tait le cadeau de fĂȘte du Ciel Ă  la petite CĂ©line exilĂ©e. » Son principal objet d'humiliation fut la lutte incessante qu'elle dut livrer jusqu'au bout pour vaincre une sensibilitĂ© trop vive et qui, parfois, fusait au-dehors. Mise en vedette, comme elle l'Ă©tait nĂ©cessairement, ses mouvements d'humeur ne pouvaient passer inaperçus. Ils risquaient de surprendre. Elle n'en Ă©prouvait ni dĂ©solation, ni aigreur. Jamais on ne la vit dĂ©couragĂ©e ou s'efforçant de masquer ses sorties ». Elle demeura toujours fidĂšle au qui perd gagne » et observa loyalement la rĂšgle du jeu. Elle accepta de voir son Ăąme rĂ©duite Ă  un tas » de dĂ©combres — c'est le titre d'une de ses plus charmantes poĂ©sies —, rĂȘves et illusions jonchant le sol, les vertus se dessĂ©chant dans ce terrain ingrat. Mais elle comptait sur l'Amour pour tout purifier et faire surgir des ruines une authentique saintetĂ©, celle du Christ qui est le seul Saint ». II y aurait une multitude de textes Ă  citer sur ce point. Cueillons, parmi les pensĂ©es du soir, ces lignes oĂč elle joue agrĂ©ablement de ses quatre-vingt-huit ans d'Ăąge. Ma longue vie se termine par des zĂ©ros superposĂ©s. C'est si vrai. J'ai beaucoup peinĂ©, travaillĂ©, souffert, mais que sont ces Ɠuvres en elles-mĂȘmes chez une crĂ©ature imparfaite comme moi ? De la rocaille. Heureux encore si mes zĂ©ros ne sont pas trop souvent maculĂ©s de taches d'encre ! Mais cela rĂ©pond tout Ă  fait Ă  mon vƓu de n'avoir qu'une page de zĂ©ros Ă  offrir au bon Dieu. Car je prĂ©fĂšre qu'il n'y ait rien Ă  rĂ©tribuer, Ă  louer en moi. Je veux me couvrir uniquement des Ɠuvres de JĂ©sus, et que mon PĂšre des Cieux me juge et m'aime d'aprĂšs elles. » Plus elle approche du terme, plus SƓur GeneviĂšve se simplifie dans une attitude intĂ©rieure oĂč l'analyse peut discerner une face d'humilitĂ© et une face de confiance, mais qui n'est en fait qu'un mouve­ment unique, un Ă©lan filial vers le CƓur paternel. Peu avant sa mort, elle confie Ă  une amie Je vis la vie de foi pure. Rien du cĂŽtĂ© du Ciel... Dans le monde, les Ă©trangers me croient inondĂ©e de dĂ©lices au spectacle de la gloire de notre petite Sainte. Quelle illusion ! Je crois que jamais je n'ai Ă©tĂ© dans un tel dĂ©sert spirituel. » MalgrĂ© tout, elle Ɠuvre, elle prie, elle lutte, elle souffre, elle offre son nĂ©ant, car son tempĂ©rament est Ă  l'antipode de la passivitĂ© morne Je me nourris de ce testament que m'a lĂ©guĂ© ma ThĂ©rĂšse C'est l'Amour seul qui compte. » Et l'Amour, c'est le total abandon, la confiance aveugle du petit enfant en son Papa chĂ©ri des Cieux, ce qui ne peut aller sans une humilitĂ© profonde, qui devient, sans qu'on s'en doute, une vertu naturelle comme elle l'est chez les tout petits. » Elle n'a pas oubliĂ© la leçon de l'ascenseur. Elle escompte le geste final qui l'arrachera Ă  sa misĂšre. Le 6 aoĂ»t 1958, Ă  sa derniĂšre fĂȘte ici-bas, elle voit en songe un fleuve languissant, charriant des dĂ©bris de plantes, qui, aux approches de l'estuaire, se purifie, s'enfle et s'anime en une masse d'eau impo­sante, balayant toute souillure. Je pense, Ă©crit-elle, que cette image est celle de ma pauvre vie, si encombrĂ©e de toutes sortes d'imperfections que mon JĂ©sus fera disparaĂźtre quand il la redressera au moment oĂč je m'Ă©lancerai dans ses bras. » Cet espoir ne sera pas frustrĂ© ; la suite de ce rĂ©cit le montrera amplement. C'est que CĂ©line a hĂ©ritĂ© de sa sƓur sa certitude inconfusible de l'excessive charitĂ© » de Dieu. Deux versets scripturaires lui servent de refrains. Elle les pose en Ă©pigraphe Ă  un de ses carnets de notes. BĂ©ni soit Dieu, le PĂšre des misĂ©ricordes, le Dieu de toute consolation, qui nous console dans toutes nos afflictions. » II Cor. I, 3, 4. — Venez Ă  moi, vous tous qui ĂȘtes fatiguĂ©s et qui ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai.» Matth. XI, 28. Elle les fait suivre de cette mention Les deux colonnes sur lesquelles j'ai bĂąti mon Ă©difice. » Elle y dĂ©couvre ce qu'elle appelle le caractĂšre » ou les mƓurs du bon Dieu ». Aussi frĂ©mit-elle d'indignation devant les formules maladroites, unilatĂ©rales ou trop peu nuancĂ©es, qui imputent Ă  la Providence et Ă  ses desseins vengeurs ou purificateurs tout le lot des souffrances sous lesquelles gĂ©mit l'humanitĂ©. Un prĂ©dicateur de retraite ayant affirmĂ© que Dieu prend la responsabilitĂ© de toutes nos Ă©preuves et qu'il les veut positivement, puisque, le pouvant, il ne les empĂȘche pas, elle se cabre, elle se dĂ©bat, elle se trouble, refusant ce verdict sommaire, qui lui semble insultant pour la bontĂ© divine. C'est l'origine de deux annĂ©es de recherches, au cours desquelles elle tourne et retourne la question sous toutes ses faces. Elle met ses pensĂ©es par Ă©crit ; elle critique les textes qui ne vont pas dans son sens. Elle dĂ©finit quelques points fermes prise en bloc, la douleur vient du pĂ©chĂ© ; considĂ©rĂ©e dans le dĂ©tail, elle est, en gĂ©nĂ©ral, le fait des causes secondes, Ă©vĂ©nements, hommes, mauvais anges. Ce qui fait question, c'est l'intervention directe de Dieu en cette affaire. Notre CĂ©line entend la rĂ©duire le plus possible, quelque peu oublieuse du mystĂšre, dont seul, l'au-delĂ  nous livrera le secret. Elle n'admet pas, en tout cas — et qui songerait Ă  l'en blĂąmer ? — qu'on prĂ©sente le PĂšre comme un vĂ©ritable bourreau, expert Ă  torturer ses amis pour les mieux associer Ă  sa croix. H plaint, il rĂ©conforte, il aide ceux qui pleurent. De mĂȘme repousse-t-elle les rĂ©flexions aven­tureuses, fussent-elles signĂ©es de noms illustres, qui sembleraient confĂ©rer Ă  la souffrance une certaine primautĂ©. Avant tout, il y a la CharitĂ© », s'Ă©crie-t-elle avec saint Paul. Voici un des nombreux passages de ses carnets oĂč SƓur GeneviĂšve traduit, en une prose parfois haletante, et avec certaines gaucheries de forme, ce dĂ©bat intĂ©rieur. C'est Ă  cause de l'endurcissement de notre cƓur, Ă  cause de nos pĂ©chĂ©s, que notre bon, si bon Dieu, se voit dans la dure nĂ©cessitĂ© de nous abandonner au chĂątiment. Pourquoi l'homme vivant se plaindrait-il ? Que chacun se plaigne de ne pas aimer assez son Dieu. Qu'il se plaigne de son pĂ©chĂ©, puisque c'est de nos crimes, de nos abominations, de notre manque d'amour, que nous portons la peine. Cependant, dit l'Ecriture, le Seigneur ne rejette pas pour toujours ; mais quand il afflige, il a compassion selon sa grande misĂ©ricorde, car ce n'est pas de bon cƓur qu'il humilie et qu'il afflige les enfants des hommes. Nous ne saurions croire combien il lui en coĂ»te de nous laisser souffrir ; son cƓur de PĂšre en est broyĂ©. Il est comme obligĂ© de dĂ©tourner la tĂȘte afin de ne pas voir ses enfants en proie Ă  la douleur, mais c'est pour leur bien, alors il s'arme de courage, sachant que, plus tard, nous n'aurons pas assez d'expressions de reconnaissance pour lui dire le merci de nos pauvres cƓurs pour un tel bienfait. » SƓur GeneviĂšve tient farouchement le cĂŽtĂ© de la chaĂźne oĂč s'affirme l'extrĂȘme misĂ©ricorde d'un Dieu qui ne peut se rĂ©jouir de nos larmes. La vieillesse l'alertera davantage sur l'autre cĂŽtĂ© oĂč s'inscrit, non pas seulement le prix de la souffrance pour l'ascension de l'Ăąme et le rachat des pĂ©cheurs — elle en a toujours Ă©tĂ© convaincue — mais aussi l'action directe du Seigneur dans l'Ă©veil des vocations de crucifiĂ©s. Le 10 fĂ©vrier 1956, elle Ă©crit Ă  l'un de ses confidents L'autre nuit, j'ai compris que c'Ă©tait la souffrance acceptĂ©e par amour, qui donnait de la valeur Ă  ma vie souffrances physiques assimilables au martyre. Jusqu'ici, j'ai beaucoup souffert de toutes façons, du cƓur, de l'esprit, souffert aussi dans les travaux ardus, pesants, que saint Paul classe dans sa liste de tribulations. Mais ce qui couronne la vie, c'est la souffrance personnelle, comme celle de Job, atteint dans sa propre chair. Saint Paul a terminĂ© la sienne, si tourmentĂ©e, par le martyre du sang. Notre-Seigneur a dit Ne fallait-il pas que le Christ souffrit et qu'il entrĂąt ainsi dans sa gloire ? » La souffrance, par elle-mĂȘme, est sans valeur, tĂ©moin celle des dĂ©mons et des damnĂ©s, mais, acceptĂ©e avec un amoureux abandon Ă  Dieu, c'est un sceau divin mis sur notre vie. ...Il me semblait que j'y voyais clair, et j'ai remerciĂ© le bon Dieu, avec effusion, de permettre que je passe par ce creuset. » L'Ă©preuve finale — en attendant la lumiĂšre de gloire — la poussera plus avant encore dans la comprĂ©hension sereine d'un problĂšme qui l'avait si obstinĂ©ment hantĂ©e. Devant cette Ăąme qui scrute hardiment les abĂźmes oĂč les thĂ©ologiens ne pĂ©nĂštrent qu'en tremblant, peut-ĂȘtre certains lecteurs penseront-ils Que nous voilĂ  loin des pistes solitaires oĂč s'effectue la MontĂ©e 56 du Carmel! » II est Ă©vident qu'un tel effort de recherche ne correspond que mĂ©diocrement aux purs prin­cipes sanjuanistes. SƓur GeneviĂšve a peu frĂ©quentĂ© l'auteur de La Nuit obscure. Toutefois, nous l'avons dit, elle Ă©tait contemplative Ă  sa maniĂšre, tout entiĂšre dominĂ©e par l'obsession du Christ, le regardant, l'interrogeant, l'Ă©treignant avec quelque chose qui s'apparente au style franciscain d'un saint Bonaventure. La vue paisible de son nĂ©ant avait parĂ© au risque de dĂ©sĂ©quilibre que comporte une activitĂ© dĂ©bordante. Au demeurant, CĂ©line comprend et aime profondĂ©ment sa vocation de CarmĂ©lite. A l'occasion de ses Noces d'or, et en rĂ©ponse Ă  certaines allĂ©gations du livre de Maxence Van der Meersch sur la Sainte de Lisieux, elle rend un tĂ©moignage qui est un magnifique Ă©loge de la vocation religieuse. MalgrĂ© les Ă©preuves souvent trĂšs cuisantes qui ont jalonnĂ© ma route, je trouve, en fin de compte, que Notre-Seigneur n'a pas failli Ă  sa promesse et qu'en quittant tout », j'ai trouvĂ© non seulement le centuple », mais je renchĂ©ris, le milluple », en joie et en paix intĂ©rieure. » Elle dresse soigneusement le bilan des inconvĂ©nients, des avan­tages d'une telle destinĂ©e, elle Ă©numĂšre les Ă©lĂ©ments qui peuvent troubler ou Ă©panouir le climat d'une CommunautĂ©. Invoquant l'exemple de MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus et de ThĂ©rĂšse, qui, en un langage convenu, se communiquaient, Ă  chaque rencontre, dans leurs Ă©preuves, leur Ă©tat intĂ©rieur, allĂšgre ou enclin Ă  la tristesse, elle conclut Jamais ce ne fut celle-ci. C'est donc qu'au sein des difficultĂ©s les plus grandes, la paix du Ciel inondait leurs Ăąmes, les fortifiait, et que le vrai bonheur Ă©tait le lot de leur vie, comme il est celui de toutes les Ăąmes ferventes. Et c'est le grand nombre dans nos dĂ©serts ». Le 30 novembre 1947, elle reprend le thĂšme en une longue notice manuscrite, apparemment destinĂ©e aux prĂ©dicateurs du Carmel. Elle voudrait que soient rappelĂ©es la beautĂ© de l'existence carmĂ©litaine, les vertus pratiques qu'elle exige, les grandeurs et les servitudes de cette cohabitation, qui doit devenir une communion dans le Christ. Elle insiste, et en descendant jusqu'aux applications concrĂštes, sur la portĂ©e des engagements pris. Si on s'examine sous le rapport des vƓux, c'est celui de pauvretĂ© qui est le moins suivi. II n'y a pas d'Ăąne si mal bĂątĂ© que celui d'une CommunautĂ© », disait le PĂšre Pichon, et c'est vrai, parce qu'il appartient Ă  tous, sans ĂȘtre Ă  personne. » Pour sa part, elle pĂ©cherait plutĂŽt par excĂšs de conservatisme ». Habile comme elle est, et tirant parti de tout, elle ne se rĂ©signe pas Ă  dĂ©truire ni Ă  voir dĂ©truire et constitue ainsi des rĂ©serves oĂč elle puise en temps opportun. Je reconnais, Ă©crit-elle, que je suis trĂšs ramassiĂšre. Je vois tout de suite Ă  quoi les choses peuvent servir, mĂȘme celles qui ont le moins d'aspect et que d'autres jetteraient. Je les mets de cĂŽtĂ© pour le cas Ă©chĂ©ant. Mais il me semble que c'est par une sorte d'esprit d'ordre que j'agis ainsi, et sans attache. Ce m'est plutĂŽt une souffrance, et je donnerais ma succession Ă  une autre avec bien de la joie. » II y avait certainement lĂ , outre l'atavisme normand, une vue de la Providence. Combien de photographies, de documents, d'objets divers, relatifs Ă  ThĂ©rĂšse, eussent Ă©tĂ© sacrifiĂ©s comme de nulle valeur, sans l'instinct d'Ă©pargne qui animait CĂ©line ! Elle se montrait attentive Ă  demander les permissions et Ă  rendre compte. L'autoritĂ©, pour elle, avait un caractĂšre sacrĂ©. Elle l'avait respectĂ©e et aimĂ©e sous les traits de MĂšre Marie de Gonzague, qui d'ailleurs, lui montra une rĂ©elle bienveillance. Elle garda mĂȘme attitude envers de jeunes religieuses promues au priorat ou au sous-priorat. Quant Ă  MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus, l'affection fraternelle qu'elle lui vouait ne fit jamais tort Ă  la dĂ©fĂ©rence ni Ă  l'esprit d'obĂ©issance qui Ă©tait dĂ» Ă  la SupĂ©rieure. SƓur GeneviĂšve discutait parfois, mais s'inclinait toujours. Nous dirons, usant de la jolie formule du moraliste Mersch, que, dans le domaine de sa compĂ©tence, elle n'abandonnait pas nĂ©cessairement aux responsables en charge l'avant-dernier mot » ; elle s'expliquait, elle argumentait, elle objectait ; mais, toujours et de grand cƓur, elle leur laissa le dernier mot ». 57 MĂȘme docilitĂ© Ă  l'Ă©gard de la RĂšgle. La vie carmĂ©litaine a des austĂ©ritĂ©s qui prennent forme dans tout un rĂ©seau d'observances et d'usages souvent crucifiants. SƓur GeneviĂšve, nous l'avons vu, eut fort Ă  faire pour s'y adapter. Dans sa vieillesse, elle souffrait d'y voir porter atteinte si peu que ce soit. Elle aimait surtout le beau souffle apostolique qui inspira Ă  ThĂ©rĂšse d'Avila sa RĂ©forme et qui sous-tend le recueillement et l'immolation du cloĂźtre. Elle parlait du salut des Ăąmes avec une telle conviction que l'EvĂȘque de SaĂŻgon, pour avoir conversĂ© avec elle, voulait l'emmener en Indochine. L'Ă©pisode de Pranzini l'avait marquĂ©e, et aussi l'apostasie du trop fameux PĂšre Hyacinthe Loyson, pour lequel ThĂ©rĂšse avait sollicitĂ© ses priĂšres. AprĂšs la mort de la Sainte, elle adressa au malheureux dĂ©froquĂ© l'Histoire d'une Ame et les passages des lettres oĂč sa sƓur s'entretenait de lui. Elle lui Ă©crivit Ă  deux reprises. Il rĂ©pondit, sans laisser d'espoir, par l'envoi de dĂ©tails biographiques et de portraits de son pseudo foyer. Sa mort, apparemment impĂ©nitente, dĂ©sola notre CarmĂ©lite. Elle se rĂ©jouira, vers la fin de sa vie, d'apprendre certains dĂ©tails qui fortifiaient l'hypothĂšse d'une conversion in extremis. Le 30 octobre 1909, informĂ©e par le Docteur La NĂ©ele d'un grave scandale clĂ©rical dans la rĂ©gion de Lisieux, SƓur GeneviĂšve Ă©crit Ă  LĂ©onie II me semble que ce n'est pas le moment d'abandonner une Ăąme quand tout le monde l'abandonne. Que je voudrais ĂȘtre aumĂŽnier de prison, pour aller, Ă  mon grĂ©, relever les Ăąmes abattues !... j'ai bien plus de compassion que de dĂ©goĂ»t pour les lys flĂ©tris. Oh ! que serions-nous nous-mĂȘmes si le bon Dieu ne nous avait prĂ©servĂ©es, car on est capable de tout, absolument de tout ! » Comme sa mĂšre d'Avila, comme ses parents et sa glorieuse sƓur, CĂ©line a une Ăąme catholique. Elle vibre passionnĂ©ment Ă  tout ce qui touche au rĂšgne de Dieu. Elle est fille de l'Eglise », elle Ă©pouse sa cause et tous ses intĂ©rĂȘts. Elle professe n'avoir jamais voulu que la vĂ©ritĂ© et demande, Ă  plusieurs reprises, qu'on brĂ»le ses Ă©crits, sans merci et en recevant son merci », s'il s'y trouve des erreurs. Ce sens apostolique, cette fidĂ©litĂ© romaine, mettent le dernier cachet Ă  sa vie intĂ©rieure. L'enfant qu'elle est devenue Ă  l'Ă©cole de ThĂ©rĂšse gardera jusqu'au bout une Ăąme de combattante, un cƓur de chevalier. CHAPITRE VIII Je veux voir Dieu Le 24 juillet 1897, SƓur GeneviĂšve de la Sainte Face, seule au chevet de ThĂ©rĂšse, qui marchait Ă  grands pas vers la mort, lui fit cette confidence Vous ĂȘtes mon idĂ©al, et cet idĂ©al, je ne puis l'atteindre. Oh ! que c'est douloureux ! Je suis comme un petit enfant qui n'a pas conscience des distances dans les bras de sa mĂšre, il tend sa petite main pour saisir le rideau, un objet... Il ne se rend pas compte qu'il est trĂšs loin !» — Oui, rĂ©pondit mystĂ©rieusement la Sainte, mais, au dernier jour, le bon Dieu approchera sa petite CĂ©line de tout ce qu'elle aura dĂ©sirĂ©, et elle saisira tout ». C'Ă©tait, sous une autre image, le thĂšme de l'ascenseur » divin la grĂące couronnant en beautĂ© l'obsti­nation de toute une vie dans un effort ingrat. CĂ©line va connaĂźtre Ă  plein ce dĂ©nouement. Depuis longtemps, elle le pressentait, elle y aspirait. Le 24 dĂ©cembre 1926, elle Ă©crivait Ă  LĂ©onie Pendant mon action de grĂąces, je songeais Ă  la mort, comme Ă  mon habitude, et je me disais que c'Ă©tait la plus grande action de ma vie et la plus mĂ©ritoire, action que je ne ferai qu'une fois. Alors, j'Ă©prouvai un immense dĂ©sir d'accomplir cette action aussi parfaitement qu'il est possible et je me dis que cela ne me suffirait pas de mourir d'amour dans un acte d'amour parfait, mais que je voulais que ce soit l'amour qui brise mes liens. J'eus alors comme la certitude que je serais exaucĂ©e. Le bon Dieu ne peut pas donner de tels dĂ©sirs s'il ne voulait pas les rĂ©aliser. A la vĂ©ritĂ©, je me sens tout Ă  fait indigne de cette grĂące, et ma misĂ©rable vie, tout extĂ©rieure, toute faite d'embarras terrestres, ne paraĂźt pas m'y disposer, mais c'est justement Ă  cause de mon indigence que cette grĂące me paraĂźt plus facile Ă  obtenir. Je me prĂ©senterai devant le bon Dieu, non pas les mains vides, mais avec l'attirail de tous mes mĂ©faits. Je convoque toutes mes fautes Ă  mon jugement. Des bonnes actions, il n'en faut plus parler. Je les ai donnĂ©es au bon Dieu Ă  mesure, et il les a dĂ©pensĂ©es pour les Ăąmes... J'arriverai donc avec le cortĂšge de toutes mes misĂšres, et le bon Dieu me sera si doux que, ne pouvant supporter la vue de tant de bontĂ©, le lien qui me retenait encore sur la terre se brisera ». L'appel d'en-haut parut retentir au lendemain de ce 12 dĂ©cembre 1958 oĂč nous avons laissĂ© SƓur GeneviĂšve Ă©puisĂ©e par le travail auquel elle s'Ă©tait livrĂ©e pour envelopper sous scellĂ©s les dĂ©bris de cendres et d'objets retrouvĂ©s dans le cercueil de ses parents, et qui n'avaient pas Ă  prendre place dans le nouveau tombeau. Manifestement, elle avait excĂ©dĂ© ses forces. Son Ă©nergie seule la soutenait. Je ne sais vraiment 59 pas ce que j'ai aujourd'hui », soupira-t-elle. Avant d'achever la journĂ©e, elle voulut longuement, et en termes d'une exquise dĂ©licatesse, remercier la SƓur qui, depuis tant d'annĂ©es, avait Ă©tĂ© son admirable infirmiĂšre. Elle ajouta gravement J'ai terminĂ© tout ce que j'avais Ă  faire ; maintenant, le bon Dieu va pouvoir me prendre ». AprĂšs une nuit agitĂ©e, elle s'Ă©veilla dans un Ă©tat de faiblesse extrĂȘme, le cƓur ne battant plus qu'Ă  vingt-cinq pulsations. Le Docteur, appelĂ© d'urgence, jugea le cas trĂšs grave, sinon dĂ©sespĂ©rĂ©. Elle ne pouvait contenir sa joie. C'est aujourd'hui le dimanche Gaudete. RĂ©jouissez-vous, le Seigneur est proche. Oui, oui, il vient me chercher. Oh ! quel bonheur ! Depuis si longtemps que je l'attends ! » On sentait frĂ©mir en elle le rĂȘve d'Ă©ternitĂ© qui l'avait toujours possĂ©dĂ©e. Je veux voir Dieu », s'Ă©criait ThĂ©rĂšse d'Avila, quand, toute petite, on la rattrapa sur la route des Maures, oĂč elle partait avec son jeune frĂšre, en quĂȘte du martyre. Je veux voir Dieu », chantait l'Ăąme de CĂ©line, face Ă  la grande Ă©chĂ©ance. En raison de travaux de rĂ©paration Ă  la chapelle de la ChĂąsse, la statue de la Vierge du Sourire avait Ă©tĂ© descendue. On l'amena Ă  l'infirmerie, ce qui fit Ă  notre malade l'effet d'une visite mariale. Dans la soirĂ©e, elle reçut l'ExtrĂȘme-Onction, s'unissant attentivement aux rites et aux priĂšres du prĂȘtre. On bĂ©nissait, en ce 14 dĂ©cembre, de nouvelles cloches Ă  l'Abbaye des BĂ©nĂ©dictines de. CĂ©line Ă©tait marraine de l'une d'entre elles. Sa filleule allait-elle sonner son dĂ©part pour le Ciel ? Des remĂšdes Ă©nergiques eurent raison de la crise, dans l'immĂ©diat, mais les causes du mal subsistaient insuffisance du myocarde, arythmie, avec complication de dĂ©ficience rĂ©nale et poussĂ©es de congestion aux poumons. Le diagnostic restait des plus pessimistes le moindre accident pouvait, en un Ă©clair, emporter la patiente. Elle Ă©tait veillĂ©e continuellement, assise le jour, dans son fauteuil, Ă  demi couchĂ©e, la nuit, dans le lit, qu'elle ne quitterait plus au cours des cinq derniĂšres semaines. Il Ă©tait dit que cette maladie dĂ©concerterait toutes les prĂ©visions. S'agissant d'une personne ĂągĂ©e de prĂšs de quatre-vingt-dix ans et Ă©puisĂ©e d'infirmitĂ©s et de labeur, on pouvait s'attendre Ă  une fin imminente et paisible, comme d'un cierge qui s'Ă©teint. Or SƓur GeneviĂšve prolongera soixante-quinze jours durant cette lutte contre la mort, et elle endurera, en complĂšte luciditĂ©, de vĂ©ritables tourments de corps et d'Ăąme. A partir de l'instant oĂč elle fut terrassĂ©e et condamnĂ©e Ă  une immobilitĂ© particuliĂšrement pĂ©nible pour une personne aussi active elle montra une douceur inaltĂ©rable, supportant vaillamment ses multiples douleurs ; elle manifesta aussi une disponibilitĂ© totale Ă  l'Ă©gard de tous ceux qui l'approchaient. Elle se prĂȘtait Ă  tous les traitements, veillait Ă  dĂ©ranger le moins possible son entourage, triomphait de la lassitude ou de la dĂ©tresse, pour assaisonner ses propos d'une bonne humeur communicative, et ne s'inquiĂ©tait que de la fatigue de celles qui se prodiguaient Ă  son chevet. Les apprĂ©ciations Ă  cet Ă©gard sont unanimes. En voici une, particuliĂšrement autorisĂ©e, en date du 25 dĂ©cembre Gaie, lucide, courageuse, s'intĂ©ressant Ă  tout, avide de prĂ©cisions et d'explications... tout autant que du Ciel, son beau sourire, sa patience dans la souf­france montrent Ă  quel point l'inspire l'Enfance Spirituelle authentique. Elle a un rayonnement de jeunesse d'Ăąme qui fait du bien Ă  tous ceux qui l'approchent. Vraiment, aprĂšs avoir tĂ©moignĂ© par ses Ă©crits, ses dĂ©po­sitions, elle tĂ©moigne par sa vie, Ă  une heure oĂč on ne pose pas. Du reste, tout en elle est simple, spontanĂ© ». Pour ĂȘtre complet, il faut ajouter que les religieuses commises aux soins de SƓur GeneviĂšve ne marchandĂšrent jamais ni leur temps ni leur peine, et qu'elles se montrĂšrent d'un dĂ©vouement et d'une dĂ©licatesse admirables, profitant en outre des leçons d'une telle fin. Quant Ă  la CommunautĂ©, elle faisait face courageusement au surcroĂźt de labeur que l'Ă©vĂ©nement imposait. Il y avait autour de ce lit de mourante une unanimitĂ© morale, un Ă©lan de charitĂ©, dont toutes gardent le souvenir. 60 Trois phases dans cette longue agonie jusqu'au 18 janvier, pĂ©riodes alternĂ©es de rĂ©mission et d'alertes — de cette date au 5 fĂ©vrier, paroxysme de douleur dans une mystĂ©rieuse Ă©preuve intĂ©rieure — puis dĂ©tente relative, qui aboutit brusquement Ă  la mort. Au cours des premiĂšres semaines, incapable de s'alimenter, soutenue par des piqĂ»res et du sĂ©rum, secouĂ©e de vomissements incoercibles qui la fatiguent Ă  l'excĂšs, SƓur GeneviĂšve attend, dans une allĂšgre sĂ©rĂ©nitĂ©, le moment de la grande rencontre. Si je tombe dans le coma, dit-elle le 23 dĂ©cembre, ma mort ne sera peut-ĂȘtre pas bien belle, mais je pense que c'est maintenant qui compte, et je vois bien que le bon Dieu m'aide, je me sens calme et pleine de confiance. » La MĂšre Prieure ayant dĂ©clarĂ© qu'on constatait en elle les fruits de l'Enfance Spirituelle, elle remarque humblement Peut-ĂȘtre que la Petite ThĂ©rĂšse veut montrer en sa CĂ©line qu'on peut rester petit et simple, mĂȘme dans la plus extrĂȘme vieillesse. Mais il faut toujours dire Toutes nos Ɠuvres, Seigneur, c'est vous qui les avez faites. » Oui, c'est lui tout seul, car je pourrais bien ĂȘtre prise de tentations de tristesse et aussi de peur. Et c'est vrai que je n'ai pas du tout, mais pas du tout, peur du bon Dieu. Oh ! je vais ĂȘtre si heureuse de le voir, de voir son HumanitĂ© ! Je l'ai tant dĂ©sirĂ© ! Pourtant, je l'ai bien offensĂ©, mais, quand mĂȘme, je n'ai pas peur, et je convoque toutes mes misĂšres Ă  son Tribunal. Je suis bien sĂ»re que JĂ©sus me dira comme Ă  la femme de l'Evangile Va, ma fille, tes pĂ©chĂ©s te sont remis ! » Le soir mĂȘme, elle revient sur ce chapitre Oui, je crois que le bon Dieu veut montrer combien ceux qui marchent dans la Petite Voie » d'humilitĂ©, de simplicitĂ© et de confiance, lui sont agrĂ©ables, et comme il les aide Ă  l'heure de l'Ă©preuve, car, de nous-mĂȘmes, nous ne sommes bons Ă  rien.» — Je vois clair comme le jour, dira-t-elle encore, qu'il n'y a que l'Enfance Spirituelle qui peut nous donner la paix vĂ©ritable du cƓur et la grĂące d'ĂȘtre dans les mains du bon Dieu comme un petit enfant ». La veille de NoĂ«l, la pensĂ©e de la MisĂ©ricorde s'impose Ă  elle. Comment voulez-vous que j'aie peur du bon Dieu ? J'ai toujours tournĂ© autour de Lui. Je me souviens que, quand on m'a apportĂ© l'image du Saint Suaire de Turin, j'ai pleurĂ© de joie de voir sa vraie figure. J'ai essayĂ© de la peindre, mais, maintenant, je la verrai pour de bon. Je crois que j'en re-mourrai » de bonheur. Et aussi de voir la vĂ©ritĂ© en toutes choses, moi qui ai toujours eu faim et soif de la justice ». Depuis longtemps, elle mĂ©ditait les beaux versets prophĂ©tiques Son lever est certain comme celui de l'aurore » OsĂ©e. Oui, sur toi, JĂ©hovah se lĂšvera, et sa gloire resplendira sur toi ; ton Soleil ne se couchera plus, mais JĂ©hovah sera pour toi une lumiĂšre Ă©ternelle, et ton Dieu sera ta gloire. Moi, JĂ©hovah, je hĂąterai ces choses en leur temps » IsaĂŻe. Je ne puis dire, Ă©crivait-elle, les vibrations de mon cƓur Ă  ces paroles ; elles surpassent tout sentiment... Que ce soit mon Dieu qui soit ma gloire. » Jusqu'Ă  la fin, elle s'encoura­gera par ces phrases d'espoir. La journĂ©e de la NativitĂ© du Seigneur en fut tout embaumĂ©e. Je suis, disait-elle, comme un voyageur harassĂ© qui enfin, voit les portes de la maison paternelle s'ouvrir devant lui. » En la Saint-Etienne, une religieuse lui mit sous les yeux le portrait de son petit neveu, un bambin de trois mois, sur les genoux de sa mĂšre. Elle en fut tout Ă©mue et ne se lassait pas de le regarder. C'est mon image, c'est ainsi que je veux ĂȘtre dans les bras du bon Dieu. Cet enfant est lĂ , abandonnĂ©, avec toute sa faiblesse, et c'est justement pour cela que sa mĂšre en a pitiĂ© et qu'elle le presse sur son cƓur avec tant d'amour. S'il Ă©tait un peu plus grand, il pourrait se suffire, et sa mĂšre en aurait moins de pitiĂ©. C'est comme ce tout petit que je veux ĂȘtre, et le bon Dieu, mon PĂšre, mon Papa chĂ©ri, me prendra dans ses bras. J'aurai sa pitiĂ©. Avoir sa pitiĂ©, c'est tout. » Le docteur, Ă  qui elle demandait si le Seigneur viendrait bientĂŽt la chercher, dĂ©clarait qu'elle Ă©tait unique », qu'il avait bien vu des malades dĂ©sirer mourir, mais pour Ă©chapper Ă  la souffrance, tandis qu'elle, elle le souhaitait pour voir Dieu. 61 SƓur GeneviĂšve, qui gardait sous son caractĂšre fortement trempĂ©, une jolie pointe de candeur, avait l'habitude d'achever l'annĂ©e en Ă©crivant Joseph, Marie, JĂ©sus », voulant que le Nom divin eĂ»t sa derniĂšre pensĂ©e. Le 1er janvier, la mĂȘme formule, mais inversĂ©e, lui servait de premier salut Ă  ceux qu'elle aimait plus que tout. Pour la derniĂšre fois, elle exĂ©cuta ce rite, y mettant toute sa piĂ©tĂ© filiale. Elle eut, ce jour-lĂ , l'heureuse surprise d'un tĂ©lĂ©gramme du Pape Jean XXIII, lui apportant, en gage des plus abondantes grĂąces de paix et d'abandon Ă  Dieu une spĂ©ciale BĂ©nĂ©diction Apostolique ». Le 18 janvier, on s'aperçut qu'elle tenait l'Ɠil gauche fermĂ©. On lui demanda si elle en souffrait. Mais non, prĂ©cisa-t-elle d'un ton dĂ©gagĂ©, c'est qu'il est mort... Mais cela ne fait rien du tout... Je l'ai donnĂ© au bon Dieu. Oh ! il ne faut pas lui en vouloir de s'ĂȘtre Ă©teint, parce qu'il a bien travaillĂ© durant sa vie, et qu'Ă  prĂ©sent, il ne pourrait rien faire ; aussi j'en remercie le bon Dieu ». Comme on lui disait Toute votre famille se prĂ©pare Ă  vous accueillir », elle rĂ©pondit Oui, j'en serai bien heureuse, mais ce qui m'intĂ©resse le plus, et Ă  beaucoup prĂšs, c'est Notre-Seigneur et la Sainte Vierge... Tout savoir de lui, de sa vie, je ne peux pas y penser ! » Dans la soirĂ©e, de façon assez inattendue, se manifestĂšrent de nouveaux symptĂŽmes alarmants. Elle accueillit avec son plus beau sourire cette brusque aggravation. Le lendemain, sur sa requĂȘte, son infirmiĂšre demanda pardon pour elle au jardinier, de toute la peine qu'elle avait pu lui faire, quand elle s'occupait des travaux. Elle reçut encore la CommunautĂ© avec un mĂ©lange d'affection et de gaietĂ©, qui mettait en relief son Ă©tonnante prĂ©sence d'esprit. Songeant Ă  saint SĂ©bastien dont la fĂȘte Ă©tait toute proche, elle entonna le vieux refrain 0 grand saint SĂ©bastien A qui Dieu ne refuse rien... Ne serait-il pas son introducteur dans l'au-delĂ  ? Vain espoir. Les pronostics de SƓur GeneviĂšve furent dĂ©jouĂ©s dans l'immĂ©diat. Vivement dĂ©sappointĂ©e, elle s'Ă©criera Je vais faire comme saint SĂ©bastien, je vais guĂ©rir de mes premiĂšres blessures. Je mourrai en incrĂ©dule de ma mort. » Le 21, dans un entretien avec la MĂšre Prieure, elle tint Ă  souligner le rĂŽle capital de l'humilitĂ© dans l'Enfance Spirituelle. Elle ajouta L'humilitĂ© a Ă©tĂ© la compagne de ma vie ; c'est par elle que je suis entrĂ©e dans la Petite Voie. L'humilitĂ©, c'est le tapis sur lequel j'ai toujours voulu marcher ». Le lendemain, elle put recevoir l'Hostie dans l'aprĂšs-midi. Mais la pĂ©riode la plus douloureuse de la maladie commençait. Cet Ă©tat, proche de l'agonie, se prolongera plus de quinze jours. De plus en plus accablĂ©e, torturĂ©e par la soif et ne pouvant plus boire, rongĂ©e par un feu intĂ©rieur et traversĂ©e des aiguillons acĂ©rĂ©s du rhumatisme, SƓur GeneviĂšve Ă©prouvait de surcroĂźt, au plus profond d'elle-mĂȘme, comme un sentiment de dĂ©rĂ©liction. Quand donc la porte s'ouvrira-t-elle ? Est-ce que le bon Dieu m'aime encore, puisqu'il ne vient pas me chercher ? Oh ! ma ThĂ©rĂšse, vois dans quelle dĂ©tresse je suis ! » Elle ressentait dans le dos des coups violents. Comment n'entendez-vous pas ? » gĂ©missait-elle. Elle supplia, Ă  plusieurs reprises, qu'on allumĂąt le cierge bĂ©nit et qu'on jetĂąt sur elle de l'eau bĂ©nite. Il lui devint impossible de communier tous les jours. Elle avait elle-mĂȘme dĂ©crochĂ© du mur son petit crucifix, qu'elle gardera dĂ©sormais dans la main droite, sans jamais desserrer l'Ă©treinte au cours de ces semaines de terrible crise intĂ©rieure. De temps en temps, elle le portait Ă  ses lĂšvres et murmurait d'une 62 voix entrecoupĂ©e, syllabe par syllabe, pour s'encourager elle-mĂȘme Brisez la toile de cette douce rencontre. 0 mon JĂ©sus, je veux vous aimer de tout mon cƓur, Ă  la folie, de toutes mes forces, oui, de toutes mes forces, Ă  la folie...». Elle tenait de mĂȘme le chapelet enlacĂ© au poignet et s'y agrippait de toute sa foi. Elle offrait ce martyre pour la Cause de ses Parents. Ce n'est pas pour les voir exaltĂ©s. Oh ! non ! C'est pour faire du bien aux foyers chrĂ©tiens. Je n'ai toujours cherchĂ© que la gloire de Dieu, oui, le faire connaĂźtre et aimer. » Elle priait aussi pour les prĂȘtres, qui avaient toujours constituĂ© une de ses princi­pales prĂ©occupations. On lui suggĂ©ra de penser Ă  l'unitĂ© des chrĂ©tiens et au Concile ƓcumĂ©nique, le Pape venant de rendre publique son intention de le rĂ©unir. Elle parut fort intĂ©ressĂ©e et haleta dans un souffle Un seul troupeau, un seul pasteur ! » Le mystĂšre de la souffrance lui rĂ©vĂ©lait tous ses secrets, maintenant qu'elle Ă©tait plongĂ©e tout entiĂšre dans le creuset. Sa physionomie se transformait. Elle prenait des expressions qui saisissaient les religieuses qui venaient la voir par intermittence. Ses rĂ©flexions montraient que l'Ăąme allait toute dans le sens du Calvaire Ca coĂ»te cher ! J'avais tant dĂ©sirĂ© le martyre, avoir une Passion. » — C'est le bon Dieu qui fait cela. » — II est bon, le bon Dieu ! Oh ! qu'il est bon ! » La question qui l'avait toujours troublĂ©e, celle de l'action directe du Ciel dans nos souffrances humaines, trouvait sa solution Ă  son regard de mourante, dans une sorte d'intuition supĂ©rieure, dans une expĂ©rience personnelle qui, l'unissant tout ensemble au Christ et Ă  sa croix, lui montrait que l'Amour immole par amour. Elle-mĂȘme le soulignait en Ă©voquant les notes oĂč elle avait consignĂ© ses pensĂ©es sur ce sujet. II n'y a que l'amour uni Ă  la souffrance qui compte. Oui, l'amour uni Ă  la souffrance. » — C'est JĂ©sus qui le veut. » — Amor Sacerdos immolĂąt. L'Amour est le PrĂȘtre sacrificateur. » Ce vers de l'hymne pascale la consolait. Jusqu'au 5 fĂ©vrier, SƓur GeneviĂšve sera littĂ©ralement sous le pressoir, dans l'attente d'un trĂ©pas toujours diffĂ©rĂ©. Le cƓur flanchait puis repartait, provoquant des sensations d'Ă©touffement. Elle avait, disait-elle, la poitrine pleine d'eau ». L'enflure du corps, les douleurs rhumatismales dans une jambe et aux talons, lui rendaient intolĂ©rable le sĂ©jour au lit ; sa faiblesse interdisait de l'en sortir. A cela s'ajoutait l'anxiĂ©tĂ© de l'Ăąme, soumise Ă  un Ă©trange travail qui lui arrachait des cris plaintifs C'est indĂ©finissable, inexprimable !... Que c'est dur !... que c'est long !... que c'est cruel !... » Puis, tout aussitĂŽt JĂ©sus, j'ai Ă©tĂ© Ă©prise de lui... Je veux l'aimer avec passion. » Alors qu'on lui humectait la bouche avec de la glace J'ai soif des eaux de la vie Ă©ternelle », soupirait-elle, comme se parlant Ă  elle-mĂȘme. Quand on la louait de son courage ou qu'on faisait allusion Ă  sa mort d'amour, elle rectifiait sur le champ, citant un texte du prophĂšte IsaĂŻe Toutes nos Ɠuvres, Seigneur, c'est vous qui les avez faites pour nous. » Le 27 janvier, on l'entend murmurer Un petit agneau sur le bĂ»cher ! Oh ! pitiĂ©, mon JĂ©sus ! En moi, je sens des Ă©volutions qui ne sont pas naturelles et qu'on ne peut pas expliquer. C'est comme des effluves de feu et des effluves de glace. » — Et vous ne vous sentez pas aidĂ©e par le Ciel? », insinue-t-on Ă  ses cĂŽtĂ©s. — Oh ! non ! pas du tout. Je n'ai que vous, mes chĂ©ries, qui me soulagiez. Autrement, tout est cachĂ©. » Elle s'inquiĂšte de celles qui la soignent, de leur fatigue, de leurs repas, de leur repos. Elles n'y tiendront pas ! » En dehors de certains moments de prostration, elle n'a pas perdu sa vitalitĂ© d'esprit. Elle a encore des mots Ă  l'emporte-piĂšce, des propos pleins d'originalitĂ©, qui font sourire les docteurs, autant qu'ils les Ă©tonnent et les Ă©difient II est Ă©crit dans l'Evangile que Notre-Seigneur inclina la tĂȘte et expira. Moi aussi, j'essaye d'incliner la tĂȘte, mais, hĂ©las ! la mort ne vient pas . » Quand on lui prend le pouls, elle interroge 63 Comment va-t-il, mon vieux cƓur ? » En demandant un peu d'eau Ă  ce qu'elle nomme son Etat-Major », elle chante le refrain populaire Les amis ne sont pas si fous que de s'en aller sans boire un coup ! » jamais, observe-t-on, on n'a vu mourant si amusant !» — Ni si souffrant », se hĂąte-t-elle d'ajouter. A certaines heures, les tourments qui la quittent rarement, atteignent au paroxysme. AccablĂ©e, mais non dĂ©couragĂ©e, elle se tourne vers le Ciel Quelle dĂ©tresse ! Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnĂ©e ? je ne meurs pas dans les transports. Je souffre en moi-mĂȘme une dĂ©tresse... du corps et de l'Ăąme. Mon Dieu ! Ayez pitiĂ© de moi. » Puis encore Je sens des symptĂŽmes de mort et des assauts de vie. » On en vient autour d'elle Ă  souhaiter l'issue fatale. Elle-mĂȘme supplie qu'on ne fasse rien pour prolonger ses jours. Je ne peux pas ĂȘtre plus prĂ©parĂ©e, et tout est tellement dans la paix ! » Sa confiance demeure inaltĂ©rĂ©e 0 mon Dieu, tu connais ma folie, et mes fautes ne te sont pas cachĂ©es, mais tu me pardonneras tout... tout... tout... » Le 30 janvier, elle croit mourir, mais, une fois de plus, la vie ne veut plus la quitter. Je sens des frissons partout, les uns bouillants comme du feu, et les autres glacĂ©s. Je suis sur un gril rouge comme saint Laurent. J'ai les jambes comme mortes... le sang ne circule plus, j'endure un vrai martyre. » Puis, regardant avec attendrissement celles qui la veillent Et vous y passez avec moi !... Mon Dieu, ayez pitiĂ© de mes petites infirmiĂšres !» — En voilĂ  une agonie qui peut compter, soupire-t-elle le 3 fĂ©vrier. Mais je ne voudrais pas moins souffrir... » A plusieurs reprises, elle rĂ©pĂšte Quand est-ce que je vais rendre l'Ăąme ?... C'est une flagellation. » Le dĂ©sir de voir JĂ©sus montait en elle, Ă  la façon d'une flamme qui consume tout. Etait-ce la suprĂȘme purification, comme une image du Purgatoire ? Ou plutĂŽt la consommation d'un dĂ©sir vĂ©hĂ©ment de racheter les pĂ©cheurs et de coopĂ©rer Ă  la mission de ThĂ©rĂšse ? Dans cette rĂ©sistance insolite de l'organisme Ă  toutes les forces de destruction, dans cette ferveur de charitĂ© que dĂ©ceptions et nuit de la foi ne parve­naient pas Ă  entamer, les tĂ©moins pressentaient obscurĂ©ment l'action d'une puissance surnaturelle. Une missive datĂ©e du 3 fĂ©vrier traduit cette impression unanime. Elle Ă©mane de la MĂšre Prieure du Carmel. Comme SƓur GeneviĂšve me disait Dans quel fond je suis ! », je rĂ©pondis RĂ©duite Ă  rien et dans la suprĂȘme humiliation. » — Oh ! oui, c'est cela exactement. — Mais saint Jean de la Croix prĂ©cise que c'est alors que l'Ăąme atteint l'Ă©tat le plus Ă©levĂ© auquel elle puisse parvenir en cette vie. — Oui, mais je ne le sens pas ! » La lettre continue Quelle identification au JĂ©sus du Calvaire ! C'est la chose la plus profondĂ©ment Ă©mouvante et Ă©clairante que j'ai expĂ©rimentĂ©e en religion. Quelle gloire l'attend ! » Le 5 fĂ©vrier marquait le soixante-quatriĂšme anniversaire de la Prise d'Habit de SƓur GeneviĂšve. Les vomissements ayant momentanĂ©ment cessĂ©, elle put communier. Elle fit un accueil charmant Ă  la CommunautĂ©, venue la saluer sur son bĂ»cher ». Les paupiĂšres alourdies de fatigue, elle s'excusait plai­samment, en citant les deux vers qu'elle-mĂȘme et ThĂ©rĂšse avaient jadis affichĂ©s dans la chambre de LĂ©onie, trĂšs portĂ©e Ă  la somnolence Mes yeux se ferment Ă  la lumiĂšre du jour Quand, aprĂšs mon dĂźner, je ne fais pas un tour. 64 Bien que les deux poumons fussent congestionnĂ©s et que le cƓur demeurĂąt extrĂȘmement dĂ©ficient et capricieux, il semblait que le mal fĂ»t en lĂ©gĂšre rĂ©gression. L'Ă©tau s'Ă©tait quelque peu relĂąchĂ©. On lui parla des tĂ©lĂ©grammes reçus, des amis en Ă©moi, des nouvelles demandĂ©es de partout. Elle eut un sourire rnalin. C'est vous dire combien ma mort sera saluĂ©e avec actions de grĂąces ! Mais c'est encore moi qui la saluerai le plus bas !» Comme on s'interrogeait sur l'avenir Oh ! laissons, protesta-t-elle, on a avancĂ© tant de dates, et ça finit en queue de poisson... C'est comme la montagne qui enfante une souris. » Elle songeait avec mĂ©lancolie Ă  l'occasion manquĂ©e Oh ! comment se fait-il, dans une vie si prĂ©caire, et Ă  quatre-vingt-dix ans, qu'on ne puisse la lĂącher ? » Le 10 fĂ©vrier, se trouvant un peu moins fatiguĂ©e, elle revint d'elle-mĂȘme sur les jours tragiques qu'elle avait vĂ©cus Je souffre encore mais ce n'est pas pareil. Vous ne pouvez pas savoir. Je crois que le dĂ©mon a eu sur moi une certaine permission pour me tourmenter. Je ne pouvais pas comprendre que vous n'entendiez pas les coups sombres, mais trĂšs forts qu'il me donnait... Heureusement, il ne peut rien du tout, car le Seigneur combat pour moi. » Le 11, elle fit cette rĂ©flexion humble et rĂ©signĂ©e Quand est-ce que le bon Dieu, dans sa grande bontĂ©, jugera que j'ai assez souffert ? » Le 13 fĂ©vrier, la MĂšre Prieure lui lut la lettre d'une Ăąme consacrĂ©e qui, en pĂ©ril de vocation, se rĂ©jouissait d'apprendre que la sƓur de sainte ThĂ©rĂšse pensait Ă  elle. Est-ce qu'elle ne me mĂ©prise pas ? », interrogeait-elle. La malade leva les bras et rĂ©pĂ©ta plusieurs fois La mĂ©priser ! Mais je l'aime, oui, je l'aime, et je prierai pour elle toujours ; dites-le lui. » L'amĂ©lioration amorcĂ©e le 5 fĂ©vrier s'accentuait de jour en jour. La congestion aux poumons avait presque disparu, l'urĂ©mie Ă©galement. Les traits n'Ă©taient plus tirĂ©s. La malade avait recouvrĂ© sa voix normale. Bien qu'elle ne pĂ»t supporter qu'un peu de liquide, ses forces semblaient revenir. Elle restait toutefois aux prises avec toutes sortes de misĂšres, notamment un rhumatisme aigu qui lui sciait les pieds. Elle connaissait encore des heures d'atroce supplice. Oh ! dites-moi, demandait-elle le 17 fĂ©vrier, est-ce aujourd'hui que mon Soleil ne se couchera plus ?... 0 heureux matin oĂč l'on dira SƓur GeneviĂšve est morte ! » Le lendemain, comme elle en exprimait le dĂ©sir avec instance, le docteur essaya de l'asseoir dans son fauteuil. Elle s'y prĂȘta vaillamment, mais dut bien constater que ses jambes ne la portaient guĂšre. Quand elle eut regagnĂ© le lit, elle s'estima heureuse d'avoir par elle-mĂȘme, comme saint Thomas, fait l'expĂ©rience de ce dont elle Ă©tait capable. Ce mĂȘme jour, elle dit d'un ton enjouĂ© Puisqu'ils ne veulent pas de moi lĂ -haut, eh bien ! je vais manger. » Et elle dĂ©tailla le menu, tout en ayant soin d'ajouter en attendant que le bon Dieu, dans sa grande bontĂ©, trouve qu'il est temps de venir me chercher. » C'Ă©tait le dernier mot de l'abandon. AprĂšs tant de dĂ©sirs fiĂ©vreux, elle accĂ©dait Ă  la sainte indiffĂ©rence, qui s'en remet tota­lement au plan divin. Sans doute le MaĂźtre n'attendait-il, pour venir la prendre, que ce suprĂȘme tĂ©moignage d'amour. Plus que jamais elle se laissait faire, acceptant les servitudes et le rythme affligeant de la vie de malade. Comme on la calait dans le lit avec des oreillers, elle s'Ă©cria Suis-je emprisonnĂ©e !... avec quatre, cinq et six points d'exclamation !... Enfin, il faut que je me raisonne. » Et ce mĂȘme jour AprĂšs tout, Ă  quoi me servirait-il de sortir d'ici ? C'est lĂ  que Dieu me veut. » Le 22, elle se confie Ă  sa fidĂšle infirmiĂšre je ne fais que penser Ă  tout ce qui m'est arrivĂ© dans cette maladie. Je vous assure qu'elle a Ă©tĂ© bien mystĂ©rieuse. Vous souvenez-vous quand vous me disiez Ma petite CĂ©line, peut-ĂȘtre que le bon Dieu viendra vous chercher ce soir ! » En vous Ă©coutant, je me disais Mais voyons, est-ce que je suis CĂ©line ? Est-ce que j'ai existĂ© ? Est-ce que j'ai eu une personnalitĂ© ? Si vous 65 saviez comme j'Ă©tais enfermĂ©e loin de tout ! Vous ne pouvez pas vous en faire une idĂ©e. Oh ! que c'Ă©tait Ă©trange ! et quelles souffrances ! On ne peut se l'imaginer. Cela me fait songer Ă  une histoire que nous lisions, ThĂ©rĂšse et moi quand nous Ă©tions petites. » Et elle entreprit de refaire ce rĂ©cit, mais sa verve s'essouflait vite. Le 23, la CommunautĂ© fut frappĂ©e de l'Ă©puisement qui se marquait sur son visage. Le 24 Ă©tait l'anni­versaire de sa Profession. Monsieur l'AumĂŽnier lui apporta la Communion. Comme il lui avait prĂ©sentĂ© ses vƓux par lettre, elle le remercia d'un sourire. Elle ne cessait d'admirer deux belles gerbes de fleurs, providentiellement offertes au Tour, la veille de ce jour. Dans la matinĂ©e mĂȘme, survint une crise d'Ă©touf-fement, accompagnĂ©e d'une baisse de tension des plus inquiĂ©tantes. Le mĂ©decin jugea le danger imminent. MalgrĂ© sa faiblesse et sa prostration, la mourante conserva entiĂšrement sa luciditĂ©. Dans l'aprĂšs-midi, elle fit approcher la SƓur qui la soignait pour lui dire Je crois tout de mĂȘme que, cette fois, c'est le bon coup. Oh ! quel bonheur ! » Comme on s'apprĂȘtait Ă  lui faire une piqĂ»re, elle fit remarquer doucement Pourquoi ne pas laisser la lampe s'Ă©teindre peu Ă  peu, puisque je ne souffre pas et que tout est dans la paix ? » VeillĂ©e continuellement par ses SƓurs en priĂšre, elle passa la nuit dans le calme, heureuse de la dĂ©livrance annoncĂ©e. A l'aube, elle s'agita quelque peu, mais sans souffrir. C'est bien pour aujourd'hui », lui dit la MĂšre Prieure. — Aujourd'hui ! » rĂ©pĂ©ta-t-elle, comme savourant sa joie. — Oui, vous luttez, c'est un dur combat ! Mais vous aurez la victoire, car JĂ©sus est avec vous. » Sur un ton de triomphe, le regard voilĂ©, mais extrĂȘmement lucide, SƓur GeneviĂšve reprit JĂ©sus ! ». Ce fut sa derniĂšre parole. Elle exprimait la tendresse de toute sa vie. Une lĂ©gĂšre sueur perlait Ă  son front. Le visage, nĂ©anmoins, restait pacifiĂ©, presque Ă©panoui. Vers 9 h., la CommunautĂ© rĂ©cita l'Acte d'Offrande Ă  l'Amour MisĂ©ricordieux. La malade manifesta par des signes qu'elle s'y unissait. Comme le mĂ©decin arrivait, l'ensemble des religieuses se retira. C'est alors que, s'immo-bilisant soudain, redressĂ©e sur ses oreillers, SƓur GeneviĂšve ouvrit tout grands ses yeux pleins de lumiĂšre et les fixa en haut, dans une attitude de suave allĂ©gresse. Le docteur, impressionnĂ©, s'agenouilla, puis s'effaça comprenant que c'Ă©tait la fin. La CommunautĂ© revint aussitĂŽt et put contempler ce spectacle qui dura de huit Ă  dix minutes. Il y avait chez l'agonisante une sorte de majestĂ©, une tranquillitĂ© souveraine, oĂč se lisait la certitude de l'accueil plein de tendresse que lui ferait son PĂšre. Le maintien resta ferme, la tĂȘte demeura droite, jusque dans la mort. Seuls le souffle qui s'Ă©teignit imperceptiblement, et une lĂ©gĂšre contraction de la gorge, marquĂšrent le trĂ©pas. C'Ă©tait le mercredi 25 fĂ©vrier 1959, Ă  9 h. 25 du matin. SƓur GeneviĂšve de la Sainte Face avait quatre-vingt-neuf ans et dix mois. Le dĂ©cĂšs Ă  peine connu, le glas des cloches de la Basilique fit Ă©cho Ă  celui du Carmel, mais quelque chose de triomphal Ă©mergeait au sein des regrets. La radio annonça la nouvelle et, de partout, affluĂšrent les tĂ©lĂ©grammes de condolĂ©ances. Celui du Pape Jean XXIII, qui avait jadis prĂ©sidĂ© le JubilĂ© de la dĂ©funte, Ă©tait empreint d'une Ă©mouvante tendresse paternelle. Le corps fut exposĂ© jusqu'au 27 au soir, dans le ChƓur intĂ©rieur oĂč les moniales disent l'Office. Ce fut, pendant les trois jours, un dĂ©filĂ© incessant de fidĂšles, venus parfois de trĂšs loin, mĂȘme de l'Ă©tranger. On ne se lassait pas de contempler derriĂšre les grilles ce visage que ThĂ©rĂšse avait tant aimĂ©, et qui portait, avec la marque de la croix, une auguste sĂ©rĂ©nitĂ©. Cela nous vaut une retraite », observaient certains assistants. Les funĂ©railles eurent lieu le samedi 28 fĂ©vrier. Elles furent honorĂ©es de la prĂ©sence de quatre EvĂȘques ceux de Bayeux et d'Evreux, l'Auxiliaire de SĂ©es et Mgr Fallaize. AprĂšs la messe, Son Exe. Mgr Jacquemin, Ordinaire du lieu, monta en chaire pour souligner les liens exceptionnels d'intimitĂ© qui avaient uni SƓur GeneviĂšve Ă  sa glorieuse petite SƓur. Il insista surtout sur l'ultime leçon de cette vie et de cette mort l'efficacitĂ© souveraine de la Voie d'Enfance Spirituelle pour porter l'Ăąme aux sommets de l'union et fĂ©conder son apostolat. Le clergĂ©, venu trĂšs nombreux, pĂ©nĂ©tra alors dans la clĂŽture et se rangea dans le ChƓur, devant les religieuses. Les trois absoutes furent chantĂ©es a capella par les PĂšres Carmes. La premiĂšre fut donnĂ©e par le Paul Philippe, Commissaire GĂ©nĂ©ral du Saint-Office, qui Ă©tait Ă  la fois le reprĂ©sentant du Saint-SiĂšge et le dĂ©lĂ©guĂ© personnel de Son Eminence le Cardinal Ottaviani ; la seconde revint au TrĂšs RĂ©vĂ©rend PĂšre GĂ©nĂ©ral des Carmes DĂ©chaussĂ©s ; la troisiĂšme Ă  Mgr Jacquemin. Les PĂšres Carmes, vĂȘtus de leur manteau blanc, prirent ensuite le cercueil et le portĂšrent Ă  l'entrĂ©e du caveau, sous la chapelle de la ChĂąsse, lĂ  oĂč reposaient dĂ©jĂ , Ă  l'ombre de ThĂ©rĂšse, MĂšre AgnĂšs de JĂ©sus et SƓur Marie du SacrĂ©-CƓur. Un verset de psaume, gravĂ© dans la pierre, protĂšge leur dernier sommeil. SƓur GeneviĂšve elle-mĂȘme l'avait choisi, car il traduit son rĂȘve de toujours, enfin rĂ©alisĂ© Vous les avez cachĂ©es, Seigneur, dans le secret de votre Face. » Nihil Obstat Lutetiae Parisiorum die 9 februarii 1961 fr. Paulus Bonnel, o. f. m. censor deputatus Imprimi potest Lutetiae Parisiorum, die 10 februarii 1961 fr. Joannes-Franciscus Motte, o. f. m. minister provincialis Imprimatur Bajocis, die 28 aprilis 1961 AndrĂ©as Jacquemin Episcopus Bajocensis et Lexoviensis Tous droits de reproduction et de traduction rĂ©servĂ©s pour tous pays. © 1961 by Carmel de Lisieux Retour Ă  la page de Sr GeneviĂšve SchĂ©masgratuits en tissage danois. J'ai dĂ©cidĂ© de refaire une liste de tous les schĂ©mas gratuits en tissage danois que l'on peut trouver sur Internet car j'ai remarquĂ© que beaucoup malheureusement ont Ă©tĂ© supprimĂ©s

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13sept. 2016 - J'ai fait un petit sondage sur Instagram afin de savoir quelle était votre version préférée, et la réponse a été quasi unanime. J'ai du coup respecté vos avis et voici le diagramme. Une seule petite modification, j'ai légÚrement modifié la répartition du vert émeraude sur le bas du chapeau, mais en restant dans l'esprit du

Voici, dans le dĂ©sordre, quelques idĂ©es de sujets qui me semblent pouvoir faire l’objet d’une interrogation Ă  l’oral du concours. Il va de soi qu’elles n’engagent que moi, et que certains sujets sont plus probables que d’autres. J’en ajouterai peut-ĂȘtre s’il m’en passe par la tĂȘte. Rois et reines dans les contes Les incipit des contes Les dĂ©nouements des contes Les registres de langue dans les contes FrĂšres et sƓurs dans les contes PĂšres et mĂšres dans les contes Enfants et parents dans les contes Les Ăąges de la vie dans les contes La femme dans les contes L’enfant dans les contes Les animaux dans les contes La nature dans les contes Les couleurs dans les contes1 Morale et moralitĂ©s dans les contes Le peuple et les grands dans les contes La politique dans les contes Guerre et paix dans les contes Le temps passĂ© dans les contes Le rire et le burlesque, le comique, la satire, etc. dans les contes Vivre et survivre ou manger et ĂȘtre mangĂ© dans les contes La figure de l’auteur dans les contes Le dĂ©cor des contes Le théùtre des contes La sociĂ©tĂ© dans les contes La mode dans les contes L’esprit moderne dans les contes Amour et sexualitĂ© dans les contes Le bien et le mal ou “les bons et les mĂ©chants” dans les contes Les fĂ©es dans les contes2 Voyage et voyageurs dans les contes ou d’autres sujets autour de la question de l’initiation et de parcours initiatiques Les demeures des contes Il y a quelques annĂ©es, le jury avait proposĂ© “Les couleurs dans l’Education sentimentale”
 [↩] Un billet est consacrĂ© Ă  cette question dans le prĂ©sent carnet. [↩] Composition française – AgrĂ©gation 2022 – Perrault/Aulnoy Raymonde Robert Ă©crit dans Le Conte de fĂ©es littĂ©raire en France de la fin du XVIIe Ă  la fin du XVIIIe siĂšcle [1982], Paris, Champion, 2002, p. 403 “La vieille formule du theatrum mundi par laquelle le Moyen-Âge avait prĂ©tendu dĂ©noncer le jeu des apparences, des illusions et des vanitĂ©s mondaines, se trouve totalement retournĂ©e Ă  l’époque qui nous occupe ; bien loin de concevoir le monde comme théùtre pour le dĂ©prĂ©cier, c’est dans le théùtre, dans des dĂ©cors Ă©largis aux dimensions de leur univers clos et privilĂ©giĂ©, que le groupe des mondains prĂ©tendra dĂ©sormais inscrire le monde tout entier. Plus question dĂšs lors d’apprĂ©hender le spectaculaire comme une duperie dĂ©tournant de l’essentiel ; c’est lui qui est devenu le fondement mĂȘme de toutes les valeurs.” Quelles rĂ©flexions vous inspire ce jugement ? ___________________________________ Raymonde Robert raconte dans la prĂ©face de son livre comment, pendant ses Ă©tudes, elle a dĂ©couvert par hasard les quarante volumes du Cabinet des FĂ©es, imposant recueil encyclopĂ©dique des contes de fĂ©es français, Ă©ditĂ© Ă  la veille de la RĂ©volution par le chevalier de Mayer. Sa thĂšse paraĂźt pour la premiĂšre fois en 1982 aux Presses de Nancy, sous le titre Le Conte de fĂ©es littĂ©raire en France de la fin du XVIIe Ă  la fin du XVIIIe siĂšcle. Avec Jacques Barchilon, elle est la premiĂšre spĂ©cialiste Ă  considĂ©rer le genre du conte de fĂ©es dans sa chronologie sĂ©culaire longue 1690-1789 alors qu’auparavant, les chercheurs se concentraient sur la seule figure de Perrault, ou au mieux mettaient en Ă©vidence la premiĂšre phase de la grande mode des contes de fĂ©es 1685-1700, selon la chronologie de Storer1. “Théùtre du monde” on peut s’attendre d’un AgrĂ©gatif qu’il connaisse le sens de ce thĂšme certes mĂ©diĂ©val, mais qui remonte en rĂ©alitĂ© Ă  l’ On en trouve les prĂ©mices dans l’allĂ©gorie de la Caverne platonicienne La RĂ©publique, livre X, puis le motif apparaĂźt plus prĂ©cisĂ©ment chez les les StoĂŻciens, EpictĂšte et SĂ©nĂšque ces philosophes recommandent de bien savoir jouer sa vie, comme un acteur doit bien jouer son rĂŽle. L’image du théùtre du monde est aussi employĂ©e par les PĂšres de l’Eglise, pour dĂ©noncer le mensonge et les grimaces de notre existence “la vie entiĂšre du genre humain n’est qu’un mime, le mime de la tentation” saint Augustin, Commentaires sur les psaumes, 127, 15. Les PĂšres condamnaient les spectacles, mais ils recouraient volontiers au motif du théùtre pour condamner les mƓurs. Le théùtre servait alors Ă  dĂ©noncer le jeu des apparences, l’hypocrisie, la comĂ©die sociale, l’illusion gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Ce vieux topos, dotĂ© depuis longtemps d’une histoire complexe et d’une profonde polysĂ©mie, connut une vogue sans prĂ©cĂ©dent Ă  l’époque dite “baroque” fin XVIe-dĂ©but XVIIe Shakespeare avait ainsi repris au fronton du globe une formule inspirĂ©e par PĂ©trone, Totus mundus agit histrionem, littĂ©ralement “le monde entier joue la comĂ©die”. Selon ce paradigme vite devenu stĂ©rĂ©otypique Ă  travers toute l’Europe, le monde est un jeu d’apparences, une comĂ©die oĂč chacun joue un rĂŽle. ”All the world’s a stage, And all the men and women merely players”, dĂ©clare Jaques dans As you like it. En Espagne, au milieu du XVIIe siĂšcle, Calderon Ă©crit une sorte de mystĂšre allĂ©gorique intitulĂ© El gran teatro del mundo. La France n’est pas en reste on songe Ă  L’Illusion comique de Corneille, par exemple 1635. Mais le thĂšme n’est pas seulement le propre des hommes de théùtre qui exaltent leur art comme le mieux Ă  mĂȘme d’embrasser la complexitĂ© du monde et de la sociĂ©tĂ© il est aussi cher aux moralistes qui, dans le sillage d’Augustin et des PĂšres de l’église, y voient de leur cĂŽtĂ© un instrument hermĂ©neutique propre Ă  condamner le siĂšcle. Affirmer que le monde est un théùtre revient alors Ă  dĂ©clarer qu’il est illusoire, inauthentique, vain, plaisant aux yeux mais dĂ©pourvu de profondeur. Montaigne, prĂ©dĂ©cesseur des moralistes du XVIIe siĂšcle, considĂšre ainsi qu’ “il faut ĂŽter le masque aussi bien des choses, que des personnes” Essais, I, 19. Chez Pascal, la vie est une tragĂ©die “Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comĂ©die en tout le reste on jette enfin de la terre sur la tĂȘte, et en voilĂ  pour jamais” Les PensĂ©es sont publiĂ©es en 1670. Les chrĂ©tiens les plus fervents aiment Ă  opposer au théùtre du monde et Ă  ses plaisirs Ă©phĂ©mĂšres des vĂ©ritĂ©s plus solides, une rĂ©alitĂ© plus essentielle seule la vie sous le regard de Dieu offre l’authenticitĂ© et la stabilitĂ© Ă  laquelle ils aspirent. Ces auteurs prennent volontiers pour cible la cour, concentrĂ© de mensonge, de brigue, et de tromperie, qui leur apparaĂźt comme le microcosme de la comĂ©die humaine tout entiĂšre. En 1642, le port-royaliste Arnauld d’Andilly Ă©crivait ainsi dans les Stances sur diverses vĂ©ritĂ©s chrĂ©tiennes rééditĂ©es jusqu’à la fin du siĂšcle Veux-tu voir une scĂšne en merveilles fĂ©conde ? ConsidĂšre la cour. C’est lĂ  qu’à tous moments Agissent les ressorts de ces grands mouvements Qui font changer de face au théùtre du monde C’est lĂ  que tout excelle en l’art des fictions C’est lĂ  que l’intĂ©rĂȘt rĂšgle les passions ; C’est lĂ  que du malheur l’insolence se joue ; C’est lĂ  qu’à la Fortune on dresse des autels ; Et que l’ambition, pour monter sur sa roue, Fait les plus grands flatteurs des plus grands des mortels. C’est sur la cour que convergent les critiques, comme Ă©pitomĂ© des vices brigues, mensonges, hypocrisie, paroles biaisĂ©es ; la cour incarne les mauvais cĂŽtĂ©s du théùtre. En 1678, dans La Princesse de ClĂšves, Madame de Chartres dĂ©clare Ă  sa fille “Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, dit Mme de Chartres Ă  sa fille, vous serez souvent trompĂ©e ce qui paraĂźt n’est presque jamais la vĂ©ritĂ©â€. La BruyĂšre, exact contemporain des conteurs, dĂ©nonce plus nettement encore la cour en l’assimilant Ă  un théùtre Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier ce sera le mĂȘme théùtre et les mĂȘmes dĂ©corations, ce ne seront plus les mĂȘmes acteurs. Tout ce qui se rĂ©jouit sur une grĂące reçue, ou ce qui s’attriste et se dĂ©sespĂšre sur un refus, tous auront disparu de dessus la scĂšne. Il s’avance dĂ©jĂ  sur le théùtre d’autres hommes qui vont jouer dans une mĂȘme piĂšce les mĂȘmes rĂŽles ; ils s’évanouiront Ă  leur tour ; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel fond Ă  faire sur un personnage de comĂ©die ! La BruyĂšre, Les CaractĂšres, “De la Cour”, 99, 5e Ă©dition. Le théùtre du monde n’est ainsi pas seulement un thĂšme mĂ©diĂ©val ou “baroque” il remonte Ă  un passĂ© trĂšs reculĂ©, et reste vivace bien aprĂšs le milieu du XVIIe siĂšcle. Le motif n’en reste pas moins ambigu utilisĂ© par les moralistes, hĂ©ritiers de la tradition des PĂšres et si l’on veut du Moyen-Âge, le theatrum mundi sert, comme l’écrit Raymonde Robert, Ă  “dĂ©noncer le jeu des apparences, des illusions et des vanitĂ©s mondaines” mais les dramaturges de l’ñge baroque ont montrĂ© qu’il Ă©tait possible d’inverser le stĂ©rĂ©otype eux-mĂȘmes reprennent le vieux thĂšme pour le “retourner” et suggĂ©rer que si le monde est un théùtre, le théùtre vaut bien le monde, car au fond tout n’est que jeu d’apparences et d’illusions. Ces jeux de miroirs sont le principe de ces “profondeurs de l’apparence” que dĂ©celait Claude-Gilbert Dubois dans son livre sur le baroque 1973. Si, Ă  en croire R. Robert ce qu’il faudra vĂ©rifier les contes s’écartent du theatrum mundi des moralistes, ils se rapprochent du “théùtre du monde” exaltĂ© par les dramaturges, qui voit dans la scĂšne un microcosme, raccourci du monde tout entier. Ainsi Shakespeare qui, dans Henri V, fait surgir “tous les milliers de casques qui Ă©pouvantĂšrent le ciel d’Azincourt” dans “le petit O de bois” que constitue la scĂšne de son théùtre, Le Globe. S’agissant de Perrault et Madame d’Aulnoy, la question du theatrum mundi s’impose comme une Ă©vidence, dans la mesure oĂč les contes au programme sont traversĂ©s par une théùtralitĂ© omniprĂ©sente. De quelque cĂŽtĂ© qu’on les considĂšre, ils sont dominĂ©s par le spectaculaire prodiges des fĂ©es, chars merveilleux conçus comme des machines d’opĂ©ra, Ă©pisodes bucoliques Ă©crits comme des pastorales dramatiques, costumes de scĂšne, Ă©tiquette, artifices de toute sorte, et jusqu’à l’évocation du théùtre et de l’opĂ©ra mis en abyme au coeur mĂȘme du texte. D’oĂč la question que nous pose Raymonde Robert quel est le statut de cette théùtralitĂ© ? L’autrice de la citation considĂšre que les contes constituent une cĂ©lĂ©bration de la théùtralitĂ© comme paradigme idĂ©alisĂ© pour penser un monde qui ne s’étend guĂšre au-delĂ  des limites des salons prĂ©cieux. Les contes seraient un théùtre qui reflĂ©terait, pour l’exalter, ce microcosme mondain soumis Ă  des codes eux-mĂȘmes rĂ©gis par un fonctionnement de type théùtral luxe des dĂ©cors, Ă©tiquettes, rĂ©gulation stricte de la parole, esthĂ©tisation des rapports sociaux, etc.. Cette rĂ©flexion en miroir et cette limitation du cadre rĂ©fĂ©rentiel sont renforcĂ©es dans le texte de Raymonde Robert par l’antithĂšse entre Ă©largissement et clĂŽture le cosmos “tout entier” des conteuses et conteurs, mĂȘme â€œĂ©largi” n’excĂšde pas les frontiĂšres des beaux quartiers parisiens peuplĂ© de dames Ă©lĂ©gantes et de leurs galants cavaliers – une sociĂ©tĂ© bien fermĂ©e d’aristocrates dĂ©sƓuvrĂ©s Ă©chappant aux rudes contraintes du temps. Dans cette phrase, toutefois, Raymonde Robert ne borne pas son jugement Ă  Madame d’Aulnoy et Ă  Perrault elle considĂšre le phĂ©nomĂšne dans son ensemble. Nos deux auteurs restent des Ă©crivains du XVIIe et siĂšcle Ă  ce titre encore influencĂ©s par la tradition morale si vivace Ă  l’époque oĂč ils composaient les contes s’agissant de ces textes prĂ©cisĂ©ment, le thĂšme du théùtre du monde comme manifestation du jeu de dupe qu’est la comĂ©die humaine est-elle nĂ©cessairement complĂštement invalide ? Le théùtre n’est-il dans nos Ɠuvres que l’occasion d’exalter l’art de vivre aristocratique et moderne ? Le vieux topos ne continue-t-il pas de fonctionner, dans des Ɠuvres qui, au moins chez Perrault, affichent une prĂ©tention morale ? On se demandera donc Ă©galement, pour nourrir la discussion, si les contes ne mettent pas en scĂšne de façon aussi exubĂ©rante le cadre salonnier pour mieux le mettre Ă  la distance, de façon Ă  rĂ©tablir un systĂšme antithĂ©tique binaire et platonicien, opposant Ă  la superficialitĂ© des apparences une profondeur Ă©thique, Ă  la maniĂšre des moralistes de leur temps le spectaculaire ne serait pas seulement “une duperie dĂ©tournant de l’essentiel”, mais le voile chatoyant et trompeur masquant une essence invisible. La théùtralitĂ© est pourvoyeuse d’éclat, mais aussi de chimĂšres et d’illusions, et Ă  ce titre trop ambiguĂ« pour se prĂȘter Ă  un sens univoque. L’exaltation des apparences est-elle le dernier mot de nos rĂ©cits ? La cĂ©lĂ©bration du faste pourrait fonctionner comme un trompe-l’Ɠil dissimulant un sens plus profond, qu’on apercevra ou pas, “selon le degrĂ© de pĂ©nĂ©tration de ceux qui les lisent”. La fin de l’énoncĂ© invitait dans tous les cas Ă  s’interroger aussi sur la question du “fondement des valeurs” dans quelle mesure les contes bouleversent-ils la hiĂ©rarchie des valeurs sociales et mondaines ? Questionnement axiologique qui pouvait mettre en jeu des problĂšmes Ă©thiques et esthĂ©tiques, voire Ă©valuer leur possible coĂŻncidence l’élĂ©gance des salons et de ceux qui les hantent renvoie-t-elle Ă  une supĂ©rioritĂ© morale ? Se dessine ainsi l’esquisse de cette dĂ©marche tripartite qu’affectionnent les jurys de concours. I. “Le plus beau spectacle qu’il eĂ»t jamais vu” le royaume des apparences et de la frivolitĂ© La citation invitait nĂ©cessairement Ă  mettre en place rapidement au sein du devoir un repĂ©rage des phĂ©nomĂšnes liĂ©s Ă  une théùtralitĂ© exhibant le microcosme de la galanterie mondaine. A. La galanterie et la magnificence un microcosme fermĂ©, conçu par et pour un petit groupe de “privilĂ©giĂ©s” L’aristocratie constitue au sens strict du terme une caste de privilĂ©giĂ©s bĂ©nĂ©ficiant de toute sorte d’avantages lĂ©gaux et juridiques – en particulier l’exemption de la taille personnelle et d’autres impĂŽts. Sur la “magnificence” et la “galanterie”, voir quelques considĂ©rations ici et ici . Le beau monde dicte les normes du savoir-vivre dont les contes se font l’écho. Loin de discrĂ©diter cette vie oisive et superficielle vĂ©cue par les mondains, les contes Ă©talent aux yeux des lecteurs tous les plaisirs de la vue, de l’ouĂŻe, et des autres sens, que les riches oisifs pouvaient goĂ»ter Ă  Versailles ou Ă  Sceaux les contes sont bien des “miroirs de leur temps”, mais considĂ©rĂ© du point de vue des plus aisĂ©s, qui peuvent jouir des sĂ©ductions dont le progrĂšs “moderne” se montre prodigue. Ces miroirs ne sont pas des specula dans lesquels on contemple son Ăąme et ses dĂ©fauts ils sont plutĂŽt des invitations Ă  une vanitĂ© qui n’est pas rĂ©prouvĂ©e, mais cultivĂ©e, comme en tĂ©moignent les innombrables allusions Ă  la mode du temps. Voir ici pour quelques propositions d’exemples B. Théùtre des contes et théùtralisation de l’existence Le spectacle est omniprĂ©sent dans nos contes, et tout particuliĂšrement l’opĂ©ra, ses prestiges et ses machines, mis en abyme au cƓur des rĂ©cits Voir ici Comme le rappelait une Ă©tudiante sa copie, l’épĂ©e de diamant rappelle le bouclier de diamant qui, dans l’Armide de Quinault et Lully 1686, dissipe les enchantements. On trouve aussi des scĂšnes de tragĂ©die, comme la fin du “Nain Jaune” p. 237-238, placĂ©e sous le signe de la passion funeste, du tombeau, et de la fatalitĂ© – la mĂ©tamorphose finale nous fait songer davantage toutefois aux tragĂ©dies lyriques de Quinault qu’aux piĂšces parlĂ©es de Racine. On dĂ©couvre Ă©galement de vraies scĂšnes de comĂ©dies, voire de farce, lorsque Carabosse descend par la cheminĂ©e p. 136, ou que Percinet Ă©merge d’un tonneau p. 69. Ce sont comme des scĂšnes théùtrales convenues et artificielles qu’il faut lire les scĂšnes bucoliques, hĂ©ritĂ©es de la pastorale dramatique du dĂ©but du siĂšcle dans “Le Rameau d’or”, par exemple, p. 193 sqq..3 . Les dialogues de Riquet et de la Princesse peuvent aussi rappeler des rĂ©pliques théùtrales, comme la cuisine souterraine, ou les rideaux du lit de la Belle. Le loup du “Petit Chaperon rouge” est Ă©galement comĂ©dien, habile Ă  contrefaire sa voix, maĂźtre en travestissement, metteur en scĂšne hors pair. Les personnages de nos rĂ©cits sont des acteurs, au physique fortement caractĂ©risĂ©, monstrueux ou d’une beautĂ© divine, et costumĂ©s pour le rĂŽle qu’on attend d’eux le prince joue avec conviction au berger, vĂȘtu “d’un habit de pasteur extrĂȘmement galant” p. 195, et la princesse, plus Ă  contrecƓur, prend la pose de la bergĂšre. La plupart endosse le costume de la chevalerie et de de la courtoisie, au prix d’un travestissement parfois comme Belle-Belle/FortunĂ©. L’imaginaire luxuriant des contes autorise aussi pleinement le dĂ©ploiement d’un théùtre fantasmatique oĂč les fantaisies sexuelles se donnent libre cours, Ă  la faveur du prĂ©texte fĂ©erique et des mĂ©tamorphoses ainsi les relations ambiguĂ«s entre la biche et son prince dans “La Biche au bois”. Le théùtre omniprĂ©sent rĂ©pond Ă  une vie mondaine codifiĂ©e, tout entiĂšre spectacle, oĂč la conversation est Ă©rigĂ©e au rang d’un des beaux-arts, et oĂč l’on n’ignore pas non plus l’art du cosplay et du jeu de rĂŽle comme l’atteste le portrait de Julie d’Angennes en AstrĂ©e, ou la vogue des ballets de cour oĂč les participants, de haute naissance, se costument pour danser. Le spectacle devient effectivement, d’une certaine façon, l’origine et la source des valeurs auxquelles adhĂšrent galants et mondains les apparences superficielles semblent Ă©rigĂ©es en norme de vie. Les contes nous donnent Ă  admirer de parfaits courtisans, des gentilshommes courtois, des dames raffinĂ©es, voire PrĂ©cieuses comme Gracieuse, maĂźtres d’eux-mĂȘmes, capables de jouer leur existence conformĂ©ment Ă  l’étiquette qu’on exige pour ĂȘtre admis dans cette sociĂ©tĂ©. C. L’apologie de la Caverne Les contes apparaissent ainsi au premier abord comme une apologie de la Caverne. Loin de pointer vers quelque arriĂšre-monde, ils invitent Ă  succomber aux prestiges des enchantements, Ă  la griserie des sortilĂšges, Ă  la sĂ©duction des sens les yeux du lecteur sont “fascinĂ©s” par la magie comme s’ils avaient Ă©tĂ© ensorcelĂ©s par Percinet p. 57. L’admiration de Gracieuse pour les marionnettes met Ă  distance le mythe platonicien qui faisait de la marionnette tirĂ©e par ses passions un truchement pour penser la vocation morale de l’homme, Ă©cartelĂ© entre vice et vertu Lois, I, 644d-645c, et VII, 803c-804b le spectacle de marionnette, comme aussi celui de l’Oiseau bleu, n’est plus ici qu’un divertissement surprenant n’ayant en vue que la jouissance des yeux. Sur les spectacles de marionnettes dans nos rĂ©cits, voir Raymonde Robert nous invite Ă  considĂ©rer nos textes dans une perspective qu’on aurait appelĂ©e il y a quelques dĂ©cennies “baroque” une dĂ©bauche de spectaculaire, un art de la surprise et du far stupir Ă  la Marino comme le montre par exemple le surgissement du Nain Jaune, p. 225, un univers d’or, de pierreries, de luxe, vaste théùtre dans lequel on s’étourdit pour ne pas songer Ă  traverser ce miroitement d’apparences brillantes et frivoles. La vie n’est-elle qu’un dĂ©cor d’opĂ©ra au service d’une succession de plaisirs indĂ©finis et bĂątis sur du vide ? II. Des “louanges empoisonnĂ©es” Comme le rappelle Raymonde Robert, le vieux topos du theatrum mundi Ă©tait communĂ©ment utilisĂ© par les moralistes. S’agissant des conteurs de la premiĂšre “vogue” du conte de fĂ©es, se pourrait-il que le motif ait malgrĂ© tout conservĂ© son rĂŽle paradigmatique pour dĂ©crire et condamner le jeu social ? A. Les puissances trompeuses Le conte, sous couvert d’exalter le faste, met aussi en Ă©vidence la tromperie des apparences. PrintaniĂšre se laisse ainsi berner par l’appareil pompeux dont est entourĂ© Fanfarinet, Rosette par sa fascination ridicule pour les paons, dont Jean Rousset a fait l’emblĂšme de l’ostentation et de la futilitĂ©4 . Les hĂ©ros souvent doivent rĂ©sister aux illusions qui les leurrent ainsi Torticolis/Sans-Pair, qui manque de succomber aux sortilĂšges de la bien-nommĂ©e “reine des MĂ©tĂ©ores” habile Ă  faire surgir des fantasmagories Ă©vanescentes “elle s’était crue victorieuse par le secours de tant de diffĂ©rentes illusions”, p. 208 ; ou le roi des Mines d’or, qui doit “dissiper” une troupe de nymphes p. 236, dont l’apparition n’était que le fruit d’un enchantement malĂ©fique. Inversement, le Roi charmant Ă©choue Ă  reconnaĂźtre Truitonne p. 99. Tout ce qui brille n’est pas nĂ©cessairement or. “L’habit, la mine et la jeunesse” s’y rĂ©vĂšle souvent trompeurs “l’habit” tirĂ© de la garde-robe du roi suffit Ă  transformer en marquis le dernier fils d’un meunier p. 243. B. Les masques de l’amour propre Madame d’Aulnoy, que les circonstances amenĂšrent Ă  rĂ©sider dans des couvents, fut-elle marquĂ©e par la pensĂ©e augustinienne ? La contemporaine de La BruyĂšre paraĂźt en tout cas avoir retenu la leçon des moralistes, et met en scĂšne les dĂ©sastres de l’amour-propre. La princesse Toute-Belle constitue le parfait modĂšle d’une victime de l’amour de soi. Serpentin Vert, qui constitue un diptyque avec Le Nain Jaune, participe plus nettement encore de cette condamnation des vanitĂ©s et de la frivolitĂ© de ces cours promptes Ă  exclure de leur sein le vieux, les laids, et tous ceux qui ne se conforment pas au programme d’exquis raffinement en vigueur dans ce milieu “privilĂ©giĂ©â€ “Il ne faut Ă  votre Cour que de jolies personnes, bien faites et bien magnifiques comme sont mes sƓurs”, constate amĂšrement Magotine face Ă  la vaniteuse mĂšre de Laideronette. Parmi les sƓurs de Magotine, toutes ne sont pas si belles y figure aussi la farceuse Carabosse, qui joue des tours pendables aux parents de PrintaniĂšre et s’ingĂ©nie surtout Ă  introduire la pensĂ©e de la mort au sein de la fĂȘte, comme un crĂąne dans une peinture de VanitĂ© chouettes, corbeaux et â€œĂ©charpe noire” de “triste prĂ©sage” p. 141 viennent miner les plaisirs et rappeler, Ă  la maniĂšre de Pascal, que le divertissement continu ne saurait ĂȘtre le secret du bonheur, car il est toujours susceptible d’ĂȘtre interrompu, et qu’alors on retrouve la conscience de sa mortalitĂ© “ Sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement.’ Et cela n’est pas vrai, les maladies viennent.” PensĂ©es, S. 26. Chez d’Aulnoy comme dans les PensĂ©es, un roi privĂ© de divertissement devient un homme plein de misĂšre – et une reine Ă©galement “à cette lugubre vision, tout le monde se mit Ă  pleurer, et la reine, plus affligĂ©e que personne, voulut arracher l’écharpe noire ; mais elle semblait clouĂ©e sur les Ă©paules de sa fille” p. 141. Pour quelques rĂ©flexions complĂ©mentaires sur notre conteuse “à la lisiĂšre de la littĂ©rature morale”, voir ici Sur la vision dĂ©sabusĂ©e et sombre qui se dĂ©gage des contes de Perrault, voir les billets correspondant ici et ici C. La comĂ©die sociale Madame d’Aulnoy et Perrault ne se contentent pas de cĂ©lĂ©brer la magnificence de l’univers dĂ©sƓuvrĂ© dans lequel les oisifs de la bonne sociĂ©tĂ© passent leur existence. Madame d’Aulnoy, certes noble, n’était probablement que baronne, le plus bas degrĂ© dans la hiĂ©rarchie aristocratique ; joueuse, endettĂ©e, elle n’était pas riche ; et le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas passĂ© le plus clair de sa vie d’un salon Ă  l’autre du Marais elle n’ignorait rien des vicissitudes du monde rĂ©el. Quant Ă  Perrault, il a Ă©tĂ© victime d’une retraite forcĂ©e par dĂ©cision du roi, disgrĂące politique complĂšte doublĂ©e pour lui d’une trĂšs mauvaise affaire financiĂšre. Il ne faudrait pas s’étonner si ces deux auteurs glissaient quelques piques Ă  l’encontre du monde comme il va, et de la sociĂ©tĂ© louis-quatorzienne qui, de diffĂ©rentes façons, les a tous deux marginalisĂ©s. Mieux que quiconque, ils perçoivent les jeux complexes de la comĂ©die sociale. Partout, sous les frontons des palais et l’évocation des divertissements curiaux, percent la corruption et les intrigues. Nulle part le théùtre du monde n’est mieux mis en Ă©vidence que dans “Le Chat bottĂ©â€ dans ce monde Ă  l’envers carnavalesque, n’importe quel animal, adoubĂ© par le port d’une paire de bottes, peut se tailler une place Ă  la cour et devenir grand seigneur, pour peu qu’il soit rusĂ© et intrigant. AidĂ© par de tels serviteurs, n’importe quel meunier empotĂ© peut apprendre les rĂšgles du jeu de sĂ©duction, et Ă©pouser la princesse. Le roi cherche Ă  connaĂźtre “les dedans” du chĂąteau de l’ogre p. 242 sage prĂ©caution sans doute de ne pas se contenter des façades, mais que ne s’inquiĂšte-t-il de mĂȘme de l’identitĂ© rĂ©elle de son futur gendre, dissimulĂ©e par les dehors d’un habit qu’il lui a lui-mĂȘme donnĂ© ? La leçon, ironique, rejoint celle des moralistes qui dĂ©nonçaient ce monde oĂč les laquais pouvaient devenir de grands financiers. Le meunier est de la race de ce Sosie dĂ©crit par La BruyĂšre Sosie de livrĂ©e a passĂ© par une petite recette Ă  une sous-ferme ; et par les concussions, la violence, et l’abus qu’il a fait de ses pouvoirs, il s’est enfin, sur les ruines de plusieurs familles, Ă©levĂ© Ă  quelque grade. Les CaractĂšres, chapitre 6, “Des Biens de la Fortune” 15. C’est aussi Ă  une paire de bottes, certes magiques, mais cette fois volĂ©es, que le Petit Poucet doit de “bien faire sa cour”. Mais que fait ce parfait courtisan pour faire figure de modĂšle cortegiano accompli ? Il achĂšte des titres de noblesse Ă  prix d’argent, participant ainsi Ă  la ruine des valeurs nobiliaires et du socle mĂȘme sur lequel repose la sociĂ©tĂ© d’Ancien RĂ©gime. DĂ©saveu cinglant de la morale courtoise et chevaleresque que Perrault et ses amies prĂ©tendaient restaurer dans l’esprit des troubadours. Du point de vue axiologique, le Moyen-Âge est bien un “temps passĂ©â€ le pouvoir dĂ©sormais ne rĂ©compense plus les preux chevaliers, ou les amoureux constants, mais les chevaliers d’industrie, les voleurs, les intrigants entremetteurs de passions illicites. Au terme du recueil de Perrault, l’argent-roi seul triomphe, au dĂ©triment des vieilles valeurs aristocratiques exaltĂ©es naguĂšre dans la figure du prince de “La Belle au bois dormant”. La rĂ©alitĂ© l’emporte, l’opportunisme sort seul victorieux. La cour n’est plus que le théùtre d’un siĂšcle corrompu. Elle fait chez Madame d’Aulnoy l’objet d’une critique rĂ©currente. Les rois y succombent Ă  l’influence des flatteurs Avenant est la victime des “envieux qui Ă©taient fĂąchĂ©s que le roi lui fĂźt du bien”; dans “Belle-Belle”, c’est la reine qui perfidement enjoint son frĂšre d’envoyer FortunĂ© regagner leurs possessions perdues. Les souverains sont plus que tous les autres les jouets de leurs passions la haine de Brun pour son fils et le mauvais mariage qu’il lui prĂ©pare mettent en pĂ©ril sa succession. La cour n’y est jamais le lieu apaisĂ© oĂč le roi pourrait recevoir de bons conseils politiques. Dans “Serpentin vert”, Ă  travers le peuple des Pagodes, Madame d’Aulnoy met en scĂšne le rire qu’inspire le spectacle du monde comme il va des traitĂ©s de paix, des ligues pour faire la guerre, trahisons et ruptures d’amants, infidĂ©litĂ©s de maĂźtresses, dĂ©sespoirs, raccommodements, hĂ©ritiers déçus, mariages rompus, vieilles veuves qui se remariaient fort mal Ă  propos, trĂ©sors dĂ©couverts, banqueroutes, fortunes faites en un moment, favoris tombĂ©s, siĂšges de places, maris jaloux, femmes coquettes, mauvais enfants, villes abĂźmĂ©es. Le regard de la conteuse s’étend ici bien au-delĂ  des seuls cercles de “privilĂ©giĂ©s”. Cette contemplation est un spectacle d’une autre sorte, que les Pagodes considĂšrent avec l’Ɠil de DĂ©mocrite, chez qui le regard portĂ© sur la comĂ©die humaine dĂ©clenchait un rire amer et railleur. Comme il ne nous est pas permis de rire ni de parler dans le monde, et que nous y voyons faire sans cesse des choses toutes risibles, et des sottises presque intolĂ©rables, l’envie d’en railler est si forte que nous en enflons, et c’est proprement une hydropisie de rire. Enfin, la dĂ©nonciation de la comĂ©die sociale, si elle vise au premier chef le monde curial dans lequel Ă©voluent conteuses et conteurs, possĂšde une portĂ©e bien plus gĂ©nĂ©rale, qui s’étend bien au-delĂ  du petit cercle de privilĂ©giĂ©s salonniers et courtisans le Petit Chaperon rouge, le Petit Poucet, qui se dĂ©roulent dans un milieu paysan, contribuent aussi Ă  donner une dimension universelle Ă  la rĂ©flexion sociale et Ă©thique des contes. Entre fascination dĂ©licieuse pour l’apparat, et le regard lucide et dĂ©senchantĂ© sur le monde tel qu’il est, se pourrait-il que le conte soit le lieu d’un rĂȘve, ou d’une nostalgie, d’un monde qui conjugue le spectaculaire avec l’aspiration Ă  la vĂ©ritĂ© et Ă  l’authenticitĂ© ? III. Des acteurs de bonne foi Les contes Ă©voquent le souvenir d’un “temps passĂ©â€ qui prĂ©cĂšde la fracture moderne entre les mots et les choses, l’essence et l’apparence. Les rĂ©cits rĂȘvent Ă  la coĂŻncidence de l’essence et de l’apparence, heureux Ăąge oĂč la transparence du cƓur pouvait justifier tous les chatoiements du visible, oĂč le paraĂźtre pouvait ĂȘtre l’expression sincĂšre du for intime. A. Les personnages silĂšnes Si qualitĂ©s physiques et qualitĂ©s de l’ñme se recoupent souvent dans les contes, il arrive aussi que l’habit ne fasse pas le moine, ni le vĂȘtement d’apparat, le prince. Ainsi, les belles Ăąmes de Torticolis et Trognon ne reçoivent pas d’abord une enveloppe corporelle bien avenante – et Riquet, si l’on en croit le commentaire du conteur, ne la recevra peut-ĂȘtre jamais, en dĂ©pit de son grand cƓur p. 282. A dĂ©faut d’une impossible mĂ©tamorphose fĂ©erique, l’anamorphose opĂ©rĂ©e par un changement de point de vue assure la cohĂ©rence de l’ĂȘtre et du paraĂźtre. Ces personnages Ă  la fois laids et comblĂ©s de vertus, qui dĂ©tonnent dans l’univers des contes, renvoient Ă  une longue tradition morale et philosophique, celle du SilĂšne, laide statue contenant Ă  l’intĂ©rieur des figurines de dieux. L’image vient de Platon Alcibiade l’utilise pour pour dĂ©crire Socrate Le Banquet, 215 b. Le silĂ©nisme renaĂźt Ă  la Renaissance et devient un motif humaniste. On le trouve dans un adage d’Erasme “Les silĂšnes d’Alcibiade” avant de le rencontrer dans le prologue de Gargantua, puis encore chez le Socrate de La BruyĂšre. La prĂ©sence de personnages silĂ©niques dans les contes vient fracturer l’habituelle correspondance entre Ă©lĂ©gance physique et qualitĂ©s morales, et miner l’idĂ©al d’une perfection harmonieuse et conjointe du corps et de l’esprit. La laideur peut cohabiter avec la bontĂ©, et mĂȘme constituer un chemin vers la vertu, par exemple chez Laideronnette dans “Serpentin Vert”. Le silĂ©nisme nous invite Ă  nous dĂ©fier des apparences trompeuses et Ă  ne pas s’en tenir aux apparences mensongĂšres. Socratique ou chrĂ©tien, il vient sourdement travailler l’idĂ©al mondain et curial du triomphe des apparences. Faut-il conclure que les conteurs cherchent Ă  rĂ©tablir subrepticement une vision dualiste de l’homme et du monde ? Seraient-ils des crypto-moralistes dĂ©guisĂ©s en galants ? Leur position est plus complexe. Nos silĂšnes fĂ©eriques reçoivent toujours, d’une façon ou d’une autre, la marque corporelle de leur supĂ©rioritĂ© intĂ©rieure Torticolis devient Sans-Pair, Trognon Brillante, Laideronnette DiscrĂšte. Le silĂ©nisme n’est qu’une Ă©tape dans un parcours qui inscrit toujours dans l’identitĂ© physique le signe de la beautĂ© de l’ñme. B. Cendrillon le rĂȘve de la transparence. Si, dans l’univers des conteuses, l’on ne saurait jamais se satisfaire de qualitĂ©s cachĂ©es et dissimulĂ©es aux yeux du monde, c’est que les vertus ne sauraient demeurer cachĂ©es toujours sous le boisseau elles doivent apparaĂźtre au grand jour pour se faire voir et admirer. La cour, considĂ©rĂ©e souvent avec mĂ©fiance par Madame d’Aulnoy, apparaĂźt plus volontiers chez Perrault comme un lieu de distinction et de reconnaissance. Les bonnes qualitĂ©s de Cendrillon restent inconnues de tous tant qu’elle demeure parmi les cendres du foyer, recroquevillĂ©e sur le souvenir de sa mĂšre. L’intervention de sa marraine lui permet de pĂ©nĂ©trer dans un lieu propre Ă  rĂ©vĂ©ler sa vĂ©ritable identitĂ© inutiles dans sa demeure, ses qualitĂ©s d’honnĂȘtetĂ© et de civilitĂ© la font reconnaĂźtre aussitĂŽt qu’elle paraĂźt Ă  la cour. Sur la civilitĂ© de Cendrillon, comme naturellement maĂźtresse de l’art de plaire Ă  la cour, je me permets de renvoyer Ă  cet article “La bonne grĂące” cĂ©lĂ©brĂ©e dans la moralitĂ©, qualitĂ© labile, donnĂ©e comme naturelle mais en rĂ©alitĂ© fruit d’un apprentissage, devient le point d’articulation entre l’ĂȘtre et le paraĂźtre. C’est en elle que s’accomplit cette fusion merveilleuse des qualitĂ©s du corps, de l’esprit et de l’ñme “C’est ce qu’à Cendrillon fit avoir sa Marraine, En la dressant, en l’instruisant, Tant et si bien qu’elle en fit une reine Car ainsi sur ce conte on va moralisant.”. Cendrillon est une comĂ©dienne assez impĂ©nĂ©trable, qui Ă  la cour joue sa partition, mais le texte nous assure que, “aussi bonne que belle” p. 269, elle est une actrice de bonne foi lorsqu’elle se comporte avec une exquise civilitĂ© chez le prince, partageant avec ses soeurs oranges et citrons, elle manifeste, Ă  travers la maĂźtrise des codes de la cour, la puretĂ© de son coeur. La pantoufle de verre devient l’emblĂšme de cet idĂ©al de transparence qui rappelle le rĂȘve de Castiglione la cour, telle qu’elle apparaĂźt dans Le Livre du Courtisan, consacre les valeurs de raffinement, de sprezzatura, d’intelligence, propres Ă  faire du courtisan le meilleur et le plus utile serviteur de son prince, tout en participant pleinement aux agrĂ©ments de la vie de cour. “Les contes du temps passĂ©â€, lorsqu’ils ne sont pas trop dĂ©sabusĂ©s par les dĂ©sordres du siĂšcle, se prennent encore Ă  songer avec nostalgie Ă  cet idĂ©al curial qui ne se rĂ©sume pas Ă  un triomphe du paraĂźtre, mais tend Ă  couronner les vĂ©ritables vertus. C. L’interprĂ©tation des signes Au fond, il n’y a pas de tromperie absolue au pays des contes on arrive toujours Ă  deviner le fond de l’ĂȘtre, pour Madame d’Aulnoy comme pour La BruyĂšre. Encore faut-il ĂȘtre capable de reconnaĂźtre la vĂ©ritĂ© sous les habits et les dĂ©guisements. La maĂźtrise des signes, et de l’art de les interprĂ©ter, occupe une place centrale dans ce dispositif. Charles-Olivier Stiker-MĂ©tral explique, dans un essai encore Ă  paraĂźtre sur La Rochefoucauld, que les moralistes Ă©taient avant tout des sĂ©miologues qui s’interrogeaient sur les causes de notre incapacitĂ© Ă  lire correctement les signes c’est le mĂȘme souci hermĂ©neutique qu’on retrouve dans nos rĂ©cits fĂ©eriques. Tous les personnages ne sont pas d’habiles sĂ©mioticiens, et leurs malheurs rĂ©sultent souvent de leur incapacitĂ© Ă  lire correctement les signes. Le Roi Charmant, qui confond Florine et Truitonne, n’est pas un bon dĂ©chiffreur ; le roi Brun, aveuglĂ© par la laideur de son fils et de sa bru dĂ©signĂ©e, non plus. La “dame de qualitĂ©â€ hĂ©roĂŻne de la Barbe bleue dĂ©cide de nĂ©gliger le signe physique annonçant la monstruositĂ© de ce “fort honnĂȘte homme”. La mĂšre de DĂ©sirĂ©e ne comprend pas le sens allĂ©gorique de la mĂ©tamorphose en Ecrevisse de la fĂ©e, qui se retrouve rĂ©duite Ă  devoir le lui expliquer. A sa dĂ©charge, l’exercice de dĂ©chiffrement n’est pas toujours facile le marquis de Salusses, mĂ©lancolique et soupçonneux, Ă©choue Ă  reconnaĂźtre dans la douceur soumise de son Ă©pouse le reflet de sa puretĂ© et de son innocence. Les plus incompĂ©tents sont sans nul doute les ogres, ĂȘtres “sauvages” selon une didascalie du manuscrit de 1695, incapables Ă  ce titre de dĂ©coder comme il fait. L’ogresse de “La Belle au bois dormant”, avisĂ©e en soupçonnant chez son fils “quelque amourette”, se laisse berner un peu plus loin par le gibier que lui sert le maĂźtre d’hĂŽtel ; l’ogre du Chat bottĂ© se laisse abuser sans mĂ©fiance. Celui du Petit Poucet est leurrĂ© par l’échange des couronnes et des bonnets. Quelques-uns sont plus habiles. Les fĂ©es dans “Les FĂ©es” ou dans “Belle-Belle” ne se trompent pas lorsqu’il s’agit de reconnaĂźtre une bonne Ăąme sous des dehors pauvres ou riches, masculins ou fĂ©minins. Le roi des Mines d’or reconnaĂźt la fĂ©e du DĂ©sert Ă  son pied fourchu, le seul endroit que le diable ne saurait dissimuler, conformĂ©ment Ă  la tradition. L’enjeu hermĂ©neutique ne concerne pas seulement les personnages, mais aussi le lecteur “Le conte nous invite constamment Ă  renverser les signes”, Ă©crivait avec justesse une Ă©tudiante. De ce point de vue, la seconde fin de Riquet peut apparaĂźtre comme une invitation Ă  lire au-delĂ  des apparences, ou plutĂŽt Ă  rĂ©gler son regard pour donner la prioritĂ© aux vertus intĂ©rieures. Les contes, cryptĂ©s, destinĂ©s Ă  exercer la “pĂ©nĂ©tration de ceux qui les lisent”, riches en allusions, dissimulant proverbes et sens grivois, constituent une pĂ©dagogie du dĂ©cryptage et une proposition adressĂ©e au lecteur, afin qu’il dĂ©ploie au sein du théùtre du monde une semblable perspicacitĂ©. A coup sĂ»r, Perrault et Aulnoy sont encore marquĂ©s par le souvenir des humanistes et des moralistes de ce point de vue, ils regardent vers le passĂ© bien plus qu’ils ne prĂ©parent l’avĂšnement du siĂšcle suivant, dont les contes seront plus ouvertement parodiques, ironiques, et libertins. Conclusion Affirmer que l’axiologie n’est fondĂ©e que sur l’exaltation des apparences est insuffisant. Il ne s’agit pas non plus de faire de Perrault ou d’Aulnoy des “moralistes” au mĂȘme titre que Pascal ou La BruyĂšre, mais de tenir compte au moins d’une rĂ©flexion Ă  caractĂšre Ă  tout le moins social, sans exclure de rĂ©els enjeux anthropologiques. Ce sont les conditions de la sociabilitĂ©, d’un vivre-ensemble, auxquelles songent conteuses et conteurs, qui nourrissent encore le rĂȘve d’une transparence dans une sociĂ©tĂ© rĂ©gie par une harmonie entre l’ĂȘtre et le paraĂźtre un théùtre de vĂ©ritĂ©, mais Ă  destination de lecteurs clairvoyants, sans illusions, capables de dĂ©crypter le double jeu et le double langage permanent chez les acteurs de la grande comĂ©die humaine. Ces Ă©lĂ©ments de corrigĂ© doivent beaucoup aux Ă©changes avec Constance Cagnat et Laurence Plazenet, que je remercie vivement. La mode des contes de fĂ©es 1685-1700, Champion, 1928. [↩] Le site de ressources de l’Education nationale consacre Ă  ce topos un dossier consultable ici . On pourra aussi consulter Le Théùtre du monde de Frances Yates, publiĂ© pour la premiĂšre fois en 1969 et traduit en 2019 par Boris DonnĂ©, aux Ă©ditions Allia. [↩] Sur ce genre en vogue dans les annĂ©es 1620-1630, inspirĂ© par le succĂšs de L’Aminte du Tasse, on se reportera par exemple Ă  l’article de Daniela Della Valle, ici [↩] Voir CircĂ© et le paon. La littĂ©rature de l’ñge baroque en France, Corti, 1953. [↩] Contes des fĂ©es par Perrault, Mme d’Aulnoy, Hamilton
, Paris, Garnier frĂšres seconde moitiĂ© XIXe siĂšcle Toute la vallĂ©e Ă©tait d’une seule glace de miroir. Il y avait autour plus de soixante mille femmes qui s’y miraient avec un plaisir extrĂȘme, car ce miroir avait bien deux lieues de large et six de haut chacune s’y voyait selon ce qu’elle voulait ĂȘtre. La rousse y paraissait blonde, la brune avait les cheveux noirs, la vieille croyait ĂȘtre jeune, la jeune n’y vieillissait point ; enfin, tous les dĂ©fauts y Ă©taient si bien cachĂ©s, que l’on y venait des quatre coins du monde. Il y avait de quoi mourir de rire, de voir les grimaces et les minauderies que la plupart de ces coquettes faisaient. Cette circonstance n’y attirait pas moins d’hommes ; le miroir leur plaisait aussi. Il faisait paraĂźtre aux uns de beaux cheveux, aux autres la taille plus haute et mieux prise, l’air martial et meilleure mine. L’Oiseau bleu, p. 122-123 Les lectrices et lecteurs d’Harry Potter reconnaissent aussitĂŽt dans ce passage de L’Oiseau bleu une prĂ©figuration du Mirror of Erised, en français le “Miroir du Rised”, qui montre Ron comme un beau jeune homme, de surcroĂźt capitaine de l’équipe de Quidditch, tandis qu’Harry contemple son reflet entourĂ© par une famille aimante. Comme les personnages de Madame d’Aulnoy, le jeune hĂ©ros ne peut dĂ©tacher ses yeux de ce spectacle qui donne un sentiment rĂ©el de bonheur, quoique provisoire et fondĂ© sur une illusion. Ron devant le miroir du Rised. Fan Art source hpstuffstumblr Il est difficile de savoir si Rowling s’est inspirĂ©e de Madame d’Aulnoy Ă©tant donnĂ© le succĂšs de la conteuse outre-Manche, et de la culture française dont dispose la romanciĂšre, le fait n’est pas complĂštement invraisemblable. Il fait peu de doute en revanche que Madame d’Aulnoy ait songĂ© aux moralistes de son temps en dĂ©crivant ce miroir. Rappelons que les “moralistes”, dont les plus cĂ©lĂšbres furent La Rochefoucauld, Pascal, La BruyĂšre, mais auxquels on peut associer MoliĂšre et La Fontaine, n’étaient en rien des censeurs qui faisaient la morale, mais bien plutĂŽt des observateurs dĂ©sabusĂ©s des mƓurs et des dysfonctionnements sociaux de leur temps. Ces auteurs se mettaient en demeure de dĂ©voiler la corruption universelle, mais sans beaucoup d’espoir de rĂ©ellement pouvoir rĂ©former les hommes, trop aveuglĂ©s sur leurs propres dĂ©fauts, ni changer la sociĂ©tĂ©, fondĂ©e sur le mensonge et l’intĂ©rĂȘt. A la fin du XVIIe siĂšcle, le genre moral Ă©tait Ă  son apogĂ©e La BruyĂšre, dont les CaractĂšres connurent un succĂšs fulgurant depuis la premiĂšre Ă©dition en 1688, venait de mourir en 1696, peu avant la parution d’une neuviĂšme livraison de son Ɠuvre. La BruyĂšre Ă©tait farouchement partisan des Anciens, et avait beaucoup insistĂ© sur la mission premiĂšre de la littĂ©rature l’instruction morale, le plaisir du texte Ă©tant selon lui subordonnĂ© Ă  la dimension rĂ©flexive et critique la littĂ©rature. [Le lecteur] peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’aprĂšs nature, et s’il se connaĂźt quelques-uns des dĂ©fauts que je touche, s’en corriger. C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en Ă©crivant, et le succĂšs aussi que l’on doit moins se promettre ; mais comme les hommes ne se dĂ©goĂ»tent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher [
] On ne doit parler, on ne doit Ă©crire que pour l’instruction ; et s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas nĂ©anmoins s’en repentir, si cela sert Ă  insinuer et Ă  faire recevoir les vĂ©ritĂ©s qui doivent instruire. La BruyĂšre, Les CaractĂšres, “prĂ©face” Les Modernes pouvaient nĂ©cessairement s’inquiĂ©ter. Il leur fallait Ă©viter de laisser aux Anciens le monopole de la vertu. Les Modernes avaient en effet la rĂ©putation de promouvoir une littĂ©rature frivole, mondaine, salonniĂšre. Cette “France galante” pour reprendre le titre d’Alain Viala dĂ©jĂ  citĂ© goĂ»tait l’opĂ©ra, le roman, la poĂ©sie de circonstance ; elle se dĂ©lectait des belles histoires d’amour, des sĂ©ductions de la musique et des spectacles Ă  effets spĂ©ciaux ce qu’on appelait les “machines”. Bref, elle pouvait sembler promouvoir un art et une littĂ©rature de divertissement, indĂ©pendante de tout enjeu moral ou religieux. Boileau et ses amis avaient beau jeu de reprocher aux Modernes l’inanitĂ© d’une littĂ©rature qui ne visait qu’à l’agrĂ©ment et au badinage enjouĂ©, et dont la plus haute prĂ©occupation se bornait Ă  dissĂ©quer les mĂ©andres du cƓur amoureux. Il pouvaient aisĂ©ment passer pour des amuseurs. A la lumiĂšre de la Querelle, nous comprenons mieux pourquoi Perrault, dans les diffĂ©rentes prĂ©faces des contes, revendique si haut la parfaite moralitĂ© de ses Ɠuvres, qu’il oppose Ă  dessein au plus badin des Anciens, La Fontaine. Le cas de Perrault est en rĂ©alitĂ© trĂšs complexe ses textes en prose, assortis de moralitĂ©s dĂ©calĂ©es, sont fort douteux au plan Ă©thique, au point qu’ils paraissent contredire les protestations de foi en faveur des bonnes mƓurs l’éloge du cynisme et de l’arrivisme dans “Cendrillon” ou “Le Chat bottĂ©â€, ou le sort rĂ©servĂ© Ă  l’innocent Chaperon, ne peuvent dĂ©cemment pas ĂȘtre envisagĂ©s comme des preuves incontestables de la supĂ©rioritĂ© morale de ces prĂ©tendus contes de vieille sur PsychĂ© ou la Matrone d’EphĂšse. Sauf Ă  considĂ©rer la morale comme l’acceptation du monde comme il va, et l’habiletĂ© Ă  y tracer efficacement son chemin c’est Ă  dire Ă  dĂ©finir la morale par son contraire. La question Ă©thique est-elle plus simple chez les autres conteurs et conteuses ? Toutes et tous n’étaient pas impliquĂ©s aussi directement que Perrault dans les polĂ©miques liĂ©es Ă  la Querelle, et par consĂ©quent n’éprouvaient pas la mĂȘme nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse de dĂ©fendre la moralitĂ© et l’utilitĂ© de leurs contes. Plusieurs assurĂ©ment ne se souciaient que de plaire Ă  leur public, Ă  des fins uniquement commerciales parfois trĂšs ouvertement assumĂ©es comme telles. Le Chevalier de Mailly, par exemple, auteur en 1698 des Illustres fĂ©es. Contes galants, dĂ©diĂ©s aux dames, donne dans une veine gentiment libertine, largement inspirĂ©e de Straparole et des Italiens, sans se soucier de conclure ses contes par des moralitĂ©s qui eussent dans ce contexte Ă©tĂ© fort inappropriĂ©es. Chez lui l’enjouement, le badinage, la gaietĂ©, valeurs galantes affirmĂ©es dĂšs le titre et la dĂ©dicace, rĂšgnent effectivement sans partage, et se passent de prĂ©textes moraux. Jean de PrĂ©chac, auteur de contes allĂ©goriques cĂ©lĂ©brant le roi et sa famille, affectait de pratiquer les lettres comme un mĂ©tier Ă  finalitĂ© alimentaire Comme j’ai remarquĂ© que la plupart de ceux qui achĂštent des livres demandent les plus nouveaux, j’en fais un toutes les semaines qui se dĂ©bite sur la nouveautĂ© de la date, et l’impression est quelquefois vendue avant qu’on se soit aperçu que le livre ne vaut rien. Jean de PrĂ©chac, La Valise ouverte A lire cette profession de foi, les contes de PrĂ©chac, comme ceux de Mailly, apparaissent dĂ©pourvus de portĂ©e morale ils sont des textes de pur divertissement, privĂ©s de toute autre autre ambition, et ne visent qu’au succĂšs Ă©ditorial auprĂšs du public du Mercure galant. Leurs auteurs ne songent pas Ă  lĂ©gitimer le genre en arguant comme Perrault de leur supĂ©rioritĂ© pĂ©dagogique ou de leur valeur critique. Chez les conteuses, ni Madame Durand ni Madame d’Auneuil ne terminent non plus leurs rĂ©cits par des moralitĂ©s. Celles-ci n’étaient donc en rien un impĂ©ratif catĂ©gorique voulu par le genre. Loin de lĂ , Straparole terminait les siens par un poĂšme en forme d’énigme Ă©quivoque et grivoise qui eussent passĂ© les biensĂ©ances dans la France du XVIIe siĂšcle finissant, et Basile par un court proverbe. On ne trouve bien sĂ»r pas non plus de moralitĂ©s explicites dans les contes de Boccace ni de La Fontaine. Qu’en est-il de Madame d’Aulnoy ? Quelle position occupait-elle dans la Querelle, Ă  s’y tenir aux indices textuels internes ? Son choix d’ajouter des moralitĂ©s constitue un premier signe de son parti pris moderne il participe comme chez Perrault d’une volontĂ© de donner des lettres de noblesse au genre mĂ©prisĂ© des “contes de vieilles”. Bien des indices intratextuels laissent entendre par ailleurs avec insistance l’allĂ©geance de notre conteuse Ă  la cause moderne la rivalitĂ© appuyĂ©e avec La Fontaine Ă  travers des reprises dĂ©calĂ©es de PsychĂ©, ou la concurrence systĂ©matique entre le merveilleux mĂ©diĂ©val et le merveilleux antique, mise en Ă©vidence par Nadine Jasmin, montrent que la querelle ne lui Ă©tait pas indiffĂ©rente. La prĂ©sence d’un roi-berger appelĂ© “Le Sublime” dans La Princesse Carpillon suggĂšre un dialogue avec cette catĂ©gorie centrale chez Boileau et violemment contestĂ©e par les Modernes. Mais pour ĂȘtre complĂšte, l’affirmation d’une posture moderne supposait que Madame d’Aulnoy s’emploie elle aussi Ă  travailler Ă  la lĂ©gitimation du genre qu’elle pratiquait. Et cette lĂ©gitimation passait d’autant plus nĂ©cessairement par la moralisation que le conte Ă©tait un genre plutĂŽt libre et Ă  ce titre suspect. Pour servir la cause, il Ă©tait stratĂ©gique que les contes galants de Madame d’Aulnoy fussent aussi des contes moraux. L’allĂ©geance de Madame d’Aulnoy Ă  la culture galante est aujourd’hui bien connue l’univers salonnier, les dĂ©corations rococo, les codes de la politesse mondaine, l’agrĂ©ment des conversations, tout rĂ©vĂšle une conteuse profondĂ©ment marquĂ©e par le mode de vie et les pratiques littĂ©raires de la haute sociĂ©tĂ© parisienne de la fin du XVIIe siĂšcle. En revanche, le rapport Ă©ventuel avec les moralistes du temps a finalement bien peu arrĂȘtĂ© les commentateurs. Nadine Jasmin, dans son livre Mots et Merveilles, consacre une vingtaine de pages Ă  cette question p. 267-290, et repĂšre nombre de liens entre la conteuse et les moralistes de son temps . Pour ceux qui l’ont suivi, Miriam Speyer a Ă©galement abordĂ© cette question dans le cours qu’elle donne au CNED. C’est Ă  leur suite que je voudrais poser la question d’une Ă©ventuelle proximitĂ© des contes de Madame d’Aulnoy avec la pensĂ©e et la dĂ©marche des moralistes. Le faste, la profusion, le luxe hyperbolique et le miroitement des apparences somptueuses pourraient-ils dissimuler des interrogations plus sĂ©rieuses sur la sociĂ©tĂ© et la nature humaine ? Quel est “l’envers du dĂ©cor”, pour reprendre une formule de Nadine Jasmin ? Op. cit., p. 267. L’une des notions clefs Ă  laquelle recourent les moralistes est celle d’amour-propre, issue de la thĂ©ologie de saint Augustin, dont l’influence a Ă©tĂ© si essentielle sur les auteurs de notre pĂ©riode. La Rochefoucauld le dĂ©finit ainsi “L’amour-propre est l’amour de soi-mĂȘme, et de toutes choses pour soi”1 . Aux yeux de ceux qu’on appelle “les classiques”, l’amour propre, au sens premier d’amour infini que chacun de nous porte Ă  sa propre personne, est une constante de la nature humaine et la racine de nos comportements. De cette trĂšs haute estime dans laquelle nous nous tenons nous-mĂȘmes dĂ©coule directement le dĂ©sir d’ĂȘtre aimĂ© et admirĂ© l’admiration d’autrui est une confirmation nĂ©cessaire de notre prĂ©tention Ă  ĂȘtre dignes d’amour. VanitĂ©, Ă©goĂŻsme et narcissisme sont donc, pour les classiques, les principales motivations psychiques qui gouvernent notre existence et dĂ©terminent notre vie morale, tout en nous rendant incapables d’altruisme sincĂšre seul l’intĂ©rĂȘt nous guide. Cet amour de nous-mĂȘme est si monstrueux, nous donnerait tant de raisons de nous haĂŻr plutĂŽt que de nous aimer, en un mot est si contraire Ă  lui-mĂȘme, qu’il tĂąche de rester dissimulĂ©. Nous le dĂ©guisons sous un extĂ©rieur honorable, car nous ne voulons pas nous laisser voir tels que nous sommes. Nous nous cachons donc derriĂšre des vertus d’apparence honneur, respectabilitĂ©, gloire, masquent ce “vilain fond de l’homme”, comme l’appelle Pascal telle est la sociĂ©tĂ© humaine, une comĂ©die des masques. La tĂąche des moralistes consiste Ă  dĂ©voiler ces faux-semblants, Ă  repĂ©rer les illusions, Ă  pointer l’hypocrisie gĂ©nĂ©ralisĂ©e sous les qualitĂ©s apparentes dont nous nous dĂ©guisons pour donner le change aux autres et Ă  nous-mĂȘmes. Or, “l’allĂ©gorisme moral” de la fĂ©erie classique, bien mis en Ă©vidence par Marc Fumaroli2 permet prĂ©cisĂ©ment de rendre perceptible cet amour propre qui reste invisible dans le monde rĂ©el. La notion d’amour-propre se prĂȘtait aisĂ©ment Ă  un traitement par le merveilleux. La Rochefoucauld le dĂ©crivait dĂ©jĂ  comme le sortilĂšge malĂ©fique d’un enchanteur “ses transformations passent celles des mĂ©tamorphoses”, “Chacune de ses passions a une espĂšce de magie qui lui est propre”1 . Les mauvaises passions sont “un charme victorieux [qui] entraĂźne”, Ă©crit de mĂȘme Pascal dans une Lettre Ă  Mademoiselle de Roannez datĂ©e de dĂ©cembre 1656. L’amour de soi se prĂȘtait ainsi trĂšs naturellement Ă  une mise en fiction, dont la version aulnĂ©sienne du Mirror of Erised citĂ©e plus haut donne un exemple le miroir est l’allĂ©gorie du propre amour tel que le dĂ©finissent La Rochefoucauld et Pascal, ou tel que le met en scĂšne La BruyĂšre dans le portrait de Lise, coquette quadragĂ©naire Nicolas RĂ©gnier, Jeune femme Ă  sa toilette, 1626. MusĂ©e des Beaux-Arts de Lyon ”les annĂ©es pour elle ont moins de douze mois, et ne la vieillissent point elle le croit ainsi ; et pendant qu’elle se regarde au miroir, qu’elle met du rouge sur son visage et qu’elle place des mouches, elle convient qu’il n’est pas permis Ă  un certain Ăąge de faire la jeune”. La BruyĂšre, Les CaractĂšres, chap. “Des femmes”, 8. Lise, aveuglĂ©e par l’amour-propre, ne voit dans son miroir qu’un reflet embelli au lieu de lui montrer le vrai, il nourrit son illusion. Dans L’Oiseau bleu, le merveilleux est utilisĂ© comme un artifice pour exhiber plus sensiblement que le miroir de Lise le mensonge de ces conseillers des grĂąces “fidĂšle conseiller”, dit le roi des Mines d’or, entiĂšrement au service du narcissisme. Le miroir magique manifeste ici Ă  quel point l’amour-propre “rend les hommes idolĂątres d’eux-mĂȘmes”, comme Ă©crit La Rochefoucauld. La fĂ©erie agit comme un rĂ©vĂ©lateur de l’amour-propre dont les moralistes dĂ©crivent au mĂȘme moment le fonctionnement. La magie devient un instrument d’optique morale elle sert Ă  rĂ©vĂ©ler la corruption du cƓur, et la ridicule folie des hommes. Suite des Contes nouveaux ou des FĂ©es Ă  la mode, Paris, Cie des Libraires, 1711 Cette magie Ă  valeur Ă©thique fonctionne de diffĂ©rentes façons chez notre conteuse. Elle peut rendre visible la laideur intĂ©rieure, comme dans “Le prince Marcassin”. Ce conte est une réécriture du “Roi porc” de Straparole, dont Madame d’Aulnoy suit d’assez prĂšs la trame narrative, mais en y introduisant des perspectives directement inspirĂ©es par les moralistes contemporains. Dans ce rĂ©cit, le hĂ©ros est maudit par une fĂ©e et condamnĂ© Ă  recevoir l’apparence d’un marcassin, appelĂ© avec moins d’ambages “cochon” dans la suite du rĂ©cit. Le porc est traditionnellement, par exemple chez Rabelais, le symbole de la philautie, forme renaissante de l’amour de soi dont l’amour-propre classique est l’hĂ©ritier direct. Chez Madame d’Aulnoy, l’apparence porcine du hĂ©ros coĂŻncide avec le fond de son cƓur c’est son amour-propre qui se laisse voir dans son corps animalisĂ©. Le merveilleux fait office de rĂ©vĂ©lateur d’une Ăąme qui reste habituellement invisible le motif topique et folklorique du fiancĂ© animal, bien reprĂ©sentĂ© dans les collectes et rĂ©pertoriĂ© sous le numĂ©ro AT 433, est ici mis au service d’une rĂ©flexion morale inscrite dans les perspectives littĂ©raires du temps. Marcassin souffre en effet trĂšs visiblement de tous les dĂ©fauts imputables au narcissisme pourchassĂ© par les moralistes. Il est par exemple atteint de la libido dominandi, une soif de dominer et de faire advenir tous ses dĂ©sirs “il avait le commandement absolu”. Il exprime Ă©galement avec naĂŻvetĂ© son dĂ©sir prĂ©somptueux d’ĂȘtre aimĂ© malgrĂ© sa laideur, dit-il, “il ne faut pas pour cela [l’]en trouver moins aimable”. Marcassin, comme allĂ©gorie de l’amour-propre, cherche Ă  dissimuler sa vraie nature, Ă  ses propres yeux et Ă  ceux des autres. L’amour propre, en effet, explique Pascal, “met tout son soin Ă  couvrir ses dĂ©fauts et aux autres et Ă  soi-mĂȘme, et [
] il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.” Pascal, PensĂ©es, fr. S. 743. Or, prĂ©cisĂ©ment, Marcassin fait ce qu’il peut pour cacher sa nature porcine et philautique Rhingrave jupon. Centre National du costume de scĂšne, ComĂ©die-Française Il se fit faire des rhingraves3 , des canons4 , un pourpoint parfumĂ©, car il avait toujours une petite odeur que l’on soutenait avec peine. Son manteau Ă©tait brodĂ© de pierreries, sa perruque d’un blond d’enfant, et son chapeau couvert de plumes. Il ne s’est peut-ĂȘtre jamais vu une figure plus extraordinaire que la sienne, et Ă  moins que d’ĂȘtre destinĂ©e au malheur de l’épouser, personne ne pouvait le regarder sans rire. “Le Prince Marcassin” AveuglĂ© par sa vanitĂ© jusqu’au ridicule, Marcassin tente en vain de dissimuler sa vraie nature corrompue en se parant de tenues de cour et se parfumant. Inutilement “car il avait toujours une petite odeur qu’on soutenait avec peine”. Il n’est pas sans faire songer Ă  ces fats dĂ©peints par La BruyĂšre, dont l’Ɠil perce assez facilement l’écorce d’élĂ©gance prĂ©tendue, ainsi PhilĂ©mon “L’or Ă©clate, dites-vous, sur les habits de PhilĂ©mon [
] il est habillĂ© des plus belles Ă©toffes [
] Tu te trompes, PhilĂ©mon, si, avec ce carosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent et ces six bĂȘtes qui te traĂźnent, tu penses que l’on t’en estime davantage ; l’on Ă©carte tout cet attirail qui t’est Ă©tranger pour pĂ©nĂ©trer jusqu’à toi qui n’est qu’un fat.” La BruyĂšre, “Du MĂ©rite personnel”, 27 Le conte merveilleux devient ici miroir, mais miroir de vĂ©ritĂ© qui met au jour le “vilain fond de l’homme”, tout de superbe et de bouffissure. Veuf une premiĂšre fois aprĂšs le suicide de sa premiĂšre Ă©pouse, mariĂ©e de force, notre Marcassin n’en devient que plus imbu de lui-mĂȘme et prĂ©tend Ă©pouser la sƓur de la dĂ©funte. A la reine sa mĂšre, qui le met en garde, il expose avec naĂŻvetĂ© la bonne opinion qu’il a de lui-mĂȘme “Je vous assure, madame, lui dit le prince Marcassin avec un air fanfaron, que vous ĂȘtes la seule qui pensiez si dĂ©savantageusement de moi. Je ne vois personne qui ne me loue, et qui ne me fasse apercevoir que j’ai mille bonnes qualitĂ©s.” “Le Prince Marcassin” dĂ©clare le prince, bien fat, et aisĂ©ment persuadĂ© par les flatteurs de sa cour. La reine lui rĂ©pond par un sermon qui manifeste qu’elle a lu ses moralistes “Tels sont les courtisans, dit la reine, et telle la condition des princes. Les uns louent toujours, les autres sont toujours louĂ©s. Comment connaĂźtre ses dĂ©fauts dans un tel labyrinthe ? Ha ! que les Grands seraient heureux, s’ils avaient des amis plus attachĂ©s Ă  leurs personnes qu’à leur fortune. — Je ne sais, madame, repartit Marcassin, s’ils seraient heureux de s’entendre dire des vĂ©ritĂ©s dĂ©sagrĂ©ables. De quelque condition qu’on soit, l’on ne les aime point. Par exemple, Ă  quoi sert que vous me mettiez toujours devant les yeux qu’il n’y a point de diffĂ©rence entre un sanglier et moi ? Que je fais peur, que je dois me cacher ? N’ai-je pas de l’obligation Ă  ceux qui adoucissent lĂ -dessus ma peine ? Qui me font des mensonges favorables, et qui me cachent les dĂ©fauts que vous ĂȘtes si soigneuse de me dĂ©couvrir ? “Le Prince Marcassin” Une fois de plus, Marcassin apparaĂźt comme la prosopopĂ©e de l’amour-propre, incarnant la haine de la vĂ©ritĂ© et l’illusion volontaire qui le caractĂ©risent. Marcassin est l’illustration du fragment 743 des PensĂ©es “Nous haĂŻssons la vĂ©ritĂ©, on nous la cache ; nous voulons ĂȘtre flattĂ©s, on nous flatte ; nous aimons Ă  ĂȘtre trompĂ©s, on nous trompe. [
] L’homme [
] ne veut pas qu’on lui dise la vĂ©ritĂ©â€. Pascal, PensĂ©es, fr. S. 743 Face Ă  l’amour-propre en personne, entichĂ© de lui-mĂȘme, la reine reprĂ©sente la figure du moraliste, dont le discours reste le plus souvent impuissant face Ă  la corruption du cƓur. Elle reste dĂ©sarmĂ©e, incapable de dessiller les yeux de son fils, rĂ©duite Ă  l’ironie et Ă  la satire pour seules et inutiles ressources “Ô source d’amour-propre, s’écria la reine, de quelque cĂŽtĂ© qu’on jette les yeux, on te trouve toujours. Oui, mon fils, vous ĂȘtes beau, vous ĂȘtes joli, je vous conseille encore de donner pension Ă  ceux qui vous en assurent.” “Le Prince Marcassin” La reine connaĂźt l’universalitĂ© de l’amour-propre, et n’ignore rien des mĂ©andres retors et tĂ©nĂ©breux du cƓur humain c’est un “labyrinthe”, dit-elle. “On ne peut sonder la profondeur, ni percer les tĂ©nĂšbres de ses abĂźmes”, Ă©crivait de mĂȘme La Rochefoucauld. C’est en fait toute la conversation entre la reine et le prince qui illustre la maxime 147 “Peu de gens sont assez sages pour prĂ©fĂ©rer le blĂąme qui leur est utile Ă  la louange qui les trahit”. L’échec de la reine Ă  ouvrir les yeux du prince illustre le risque de faillite de l’entreprise moraliste, face Ă  des ĂȘtres rĂ©tifs aux remontrances justifiĂ©es, qui prĂ©fĂšrent vivre dans l’illusion plutĂŽt que de reconnaĂźtre une vĂ©ritĂ© qui leur dĂ©plaĂźt. On le voit, le genre du conte se prĂȘte aisĂ©ment Ă  un usage moral tant par les codes psychologiques simples qui le rĂ©gissent que par les conventions du merveilleux, il permet l’exhibition sans fard d’un amour-propre qui ne saurait jamais se donner Ă  voir avec la mĂȘme franchise ni la mĂȘme nettetĂ© dans des nouvelles galantes soumises aux nĂ©cessitĂ©s de la vraisemblance. La reine, avec un humour amer, feint sans succĂšs d’entrer dans le jeu de la flatterie en vue d’en dĂ©noncer l’absurditĂ© le Marcassin n’en dĂ©mordra pas et Ă©pousera la seconde sƓur, qui trĂ©passera elle aussi aprĂšs avoir tentĂ© de tuer son mari la nuit mĂȘme de ses noces. Le narcissisme du prince s’accroĂźt jusqu’au troisiĂšme mariage, qui finira par le dĂ©barrasser de sa peau de marcassin. Les morts ressusciteront, le conte finira bien Ă  la faveur d’une fata ex machina, mais la possible guĂ©rison de l’amour-propre reste malgrĂ© tout incertaine le tour de passe-passe final n’est pas sans faire songer aux dĂ©nouements ambigus des comĂ©dies de MoliĂšre. La thĂ©matique de l’amour-propre et le traitement du prince en philaute sont absents du modĂšle italien ou des contes recueillis par les collectes elle correspond Ă  un parti pris personnel de la conteuse. Qu’en est-il des textes qui nous concernent plus directement ? Deux contes au caractĂšre moral affirmĂ© se rĂ©pondent, par les couleurs de leurs titres, et parce qu’ils sont insĂ©rĂ©s dans le mĂȘme rĂ©cit-cadre, “Le Nain Jaune” et “Serpentin Vert”. Seul le premier est inscrit dans notre programme, mais tous deux constituent un diptyque qui porte prĂ©cisĂ©ment sur la question de l’amour-propre, et par voie de consĂ©quence celle de l’éducation. Les deux contes sont insĂ©rĂ©s dans une nouvelle espagnole qui leur sert de cadre Don Fernand de TolĂšde, qui n’en comporte pas d’autre. Toute-Belle est, comme Marcassin, une incarnation de l’amour propre Ă©goĂŻste, cette belle indiffĂ©rente ne refuse les propositions de mariage que parce qu’elle est Ă©prise de sa propre personne vaniteuse, elle aime ĂȘtre l’objet d’attention de l’univers entier, semblable en cela Ă  PsychĂ© au dĂ©but du conte d’ApulĂ©e. Elle se fait littĂ©ralement idole, sous le dĂ©guisement de la dĂ©esse Diane elle aspire Ă  recevoir des hommages excessifs, qui ne sont dus qu’à une divinitĂ©, littĂ©ralement “des adorations“ “Les adorations qu’on avait pour elle ravissaient la reine ; il n’y avait point de jour qu’on ne reçût Ă  sa cour sept ou huit mille sonnets, autant d’élĂ©gies, de madrigaux et de chansons, qui Ă©taient envoyĂ©s par tous les poĂštes de l’univers. Toute-Belle Ă©tait l’unique objet de la prose et de la poĂ©sie des auteurs de son temps.” p. 215 On constate une nouvelle fois le rĂŽle de rĂ©vĂ©lateur des Ăąmes que joue le merveilleux les hyperboles invraisemblables qu’autorise le genre “sept ou huit mille sonnets” permettent de mettre en lumiĂšre le caractĂšre insatiable et infini de l’amour-propre. Ce tempĂ©rament naturel de la princesse est aggravĂ© par une Ă©ducation trop complaisante en cĂ©dant aux caprices de sa fille, la mĂšre de Toute-Belle a flattĂ© sa vanitĂ© et son orgueil. La suite du conte montrera les funestes consĂ©quences de ce mauvais dĂ©part. Trahison de la parole donnĂ©e et jalousie seront des marques de ces mauvaises dispositions. Le roi des Mines d’or, qui accorde des largesses inconsidĂ©rĂ©es p. 224, trompe la fĂ©e du DĂ©sert en se mettant des mouches p. 230, et dissipe des nymphes Ă  coups d’épĂ©e p. 236, n’est guĂšre un modĂšle d’hĂ©roĂŻsme non plus. On voit ici la vĂ©ritable fonction des opposants, et les nuances qu’il convient peut-ĂȘtre d’apporter au schĂ©ma de Propp leur rĂŽle est moins d’agresser et de provoquer un mĂ©fait que de participer Ă  cette tĂąche de dĂ©voilement qui est le propre du travail du moraliste. Le Nain jaune permet de mettre au jour, par son intervention, la faiblesse et la lĂąchetĂ© des deux hĂ©roĂŻnes, qui commettent la double faute d’accepter son marchĂ© avant de le renier plus tard. Ce parjure est une infraction majeure aux codes nobiliaire, courtois et chevaleresque, comme le fait remarquer la fĂ©e du DĂ©sert “Ho ! Ho ! Reine ! Ho ! Ho ! Princesse ! Vous prĂ©tendez donc fausser impunĂ©ment la parole que vous avez donnĂ©e Ă  mon ami le Nain Jaune ?” p. 224. La fĂ©e du DĂ©sert rĂ©vĂšle aussi la propension au mensonge et Ă  la dissimulation du roi des Mines d’or. Le conte connaĂźtra nĂ©anmoins un heureux dĂ©nouement, d’une certaine façon in extremis, les deux hĂ©ros vont dĂ©couvrir l’amour sincĂšre et altruiste, en acceptant mutuellement de se sacrifier l’un pour l’autre. “Laissez-moi, ma princesse, la consolation de mourir pour vous. — Je consens plutĂŽt, dit-elle au nain, Ă  ce que vous souhaitez.” Cette conversion finale leur vaudra une apothĂ©ose qui les rĂ©unira au-delĂ  de la mort, une fois changĂ©s en palmiers “conservant toujours un amour fidĂšle l’un pour l’autre, ils se caressent de leurs branches entrelacĂ©es, et immortalisent leurs feux par leur tendre union.” p. 238 Ce rĂŽle de rĂ©vĂ©lateur jouĂ© par les crĂ©atures enchantĂ©es s’étend dans les autres contes de notre corpus le cas le plus emblĂ©matique est celui de la fĂ©e Carabosse, dont la rĂ©putation lĂ©gendaire de mĂ©chancetĂ© est contredite par la rĂ©alitĂ© de ses mĂ©faits, simples malices ou mauvaises farces, les vrais ennuis de PrintaniĂšre n’étant causĂ©s que par ses propres passions et son intempĂ©rance Carabosse donne indirectement l’occasion Ă  PrintaniĂšre de basculer dans la dĂ©sobĂ©issance en Ă©coutant ses seules passions, sans que son amourette pour Fanfarinet puisse ĂȘtre imputĂ©e Ă  ses enchantements. Mais on peut surtout opposer Toute-Belle Ă  son pendant, Laideronnette, hĂ©roĂŻne de “Serpentin Vert” Ă  la toute belle s’oppose la toute laide. Le conte commence par une scĂšne des dons en apparence conventionnelle une reine convie les fĂ©es au baptĂȘme de sa fille, mais par mĂ©garde en oublie une, Magotine, vieille et revĂȘche. Celle-ci se venge d’avoir Ă©tĂ© maltraitĂ©e “je te doue, dit-elle, d’ĂȘtre parfaite en laideur”, puis elle s’échappe comme MĂ©lusine autrefois, en passant par une fenĂȘtre. Ses consƓurs tentent alors de rassurer la reine en lui promettant le bonheur de sa fille, ce qui ne satisfait pas complĂštement cette mĂšre Ă©plorĂ©e “Elles tinrent un grand conseil et lui dirent ensuite d’écouter moins sa douleur, parce qu’il y avait un temps marquĂ© oĂč sa fille serait fort heureuse. Mais, interrompit la reine, deviendra-t-elle belle ? – Nous ne pouvons, rĂ©pliquĂšrent-elles, nous expliquer davantage.’ ” “Serpentin Vert” Raymonde Robert considĂšre la scĂšne des dons comme un incipit topique, et mĂȘme dĂ©finitoire du conte de fĂ©es littĂ©raire français. Mais lorsqu’on regarde le dĂ©tail du texte, on s’aperçoit que cet Ă©pisode inaugural n’est en rien interchangeable avec ceux qui ouvrent par exemple “La Belle au bois dormant” ou “La Princesse PrintaniĂšre”. Il met ici en place les conditions d’une dĂ©nonciation de la culture galante, condamnĂ©e pour sa frivolitĂ© au profit de valeurs plus solides d’abnĂ©gation et de sacrifice. L’intervention de Magotine, toute mĂ©chante qu’elle est, se rĂ©vĂšle en effet une chance objective pour l’hĂ©roĂŻne d’échapper Ă  l’éducation dorĂ©e qu’elle n’eĂ»t pas manquĂ© de recevoir et qui eĂ»t fait d’elle une autre Toute-Belle, vaniteuse et autocentrĂ©e, attachĂ©e comme sa mĂšre aux seules apparences la beautĂ© de sa fille est est plus importante Ă  ses yeux que son bonheur. Magotine ne manque pas de dĂ©noncer sans ambages la superficialitĂ© de la reine, son jeunisme, sa fascination pour le brillant extĂ©rieur “il ne faut Ă  votre Cour que de jolies personnes, bien faites et bien magnifiques comme sont mes sƓurs pour moi, je suis trop laide et trop vieille”. RĂ©primande cruelle, mais juste, dans laquelle on pourrait voir la marque d’un soupçon pesant sur l’ensemble de la galanterie aulnĂ©sienne. Magotine reproche Ă  la reine un fĂ©minisme sĂ©lectif, qui manque si l’on veut d’intersectionnalitĂ© une femme laide et ĂągĂ©e ne saurait ĂȘtre qu’une vieille sorciĂšre Ă  maintenir hors de la sphĂšre curiale. Cette dĂ©bauche de jolies nymphes, de princes tout parĂ©s de pierreries, cette cĂ©lĂ©bration de la jeunesse amoureuse sont minĂ©es par les vieilles fĂ©es acariĂątres mais qui peuvent Ă©noncer des vĂ©ritĂ©s, comme Magotine, ou Ecrevisse “belle petite vieille”, dont l’air est “galant”, mais enfin vite oubliĂ©e par la reine qui lui prĂ©fĂšre Tulipe et ses amies, “les plus belles et les plus magnifiques qui aient jamais paru” dans l’empire des fĂ©es p. 240-241. La reine aussi paiera chĂšre sa nĂ©gligence, pour avoir cĂ©dĂ© Ă  la sĂ©duction des apparences, et mĂ©prisĂ© les personnes ĂągĂ©es p. 245. Dans “Le Serpentin Vert”, loin d’infliger un chĂątiment, Magotine rend Ă  la princesse le plus signalĂ© des services en la douant de la laideur “parfaite”. Le prĂ©tendu “mĂ©fait” dĂ©termine un itinĂ©raire qui permettra Ă  l’hĂ©roĂŻne d’échapper aux griffes de l’amour de soi auquel semblait devoir la condamner sa condition princiĂšre. Laideronnette, rejetĂ©e de la sociĂ©tĂ© curiale, comprend vite qu’elle n’a pas sa place dans un monde oĂč seule la splendeur et la gaietĂ© ont droit de citĂ©. Elle demande donc Ă  quitter le palais et Ă  rejoindre le “chĂąteau des Solitaires”. On songe au dĂ©sert d’Alceste, mais aussi aux Granges de Port-Royal c’est un lieu Ă©cartĂ© oĂč l’hĂ©roĂŻne peut vivre loin de l’hypocrisie des cours et de la folie du monde. A l’écart de la “magnificence et de la galanterie”, Laideronnette vit paisiblement dans une solitude studieuse oĂč la pratique des arts accompagne la formation de l’esprit Anne Vallayer-CosterAttributs de la musique1770. La peintre est parfois considĂ©rĂ©e comme reprĂ©sentative d’un “rococo” pictural “La princesse jouait des instruments et chantait divinement bien ; elle demeura deux ans dans cette agrĂ©able solitude, oĂč elle fit mĂȘme quelques livres de rĂ©flexions”. “Serpentin Vert” Aux milliers de sonnets galants reçus passivement par la princesse du “Nain Jaune”, s’opposent les plus solides rĂ©flexions que cette jeune fille intelligente et pleine d’esprit compose elle-mĂȘme dans sa retraite. La princesse, rejetĂ©e par sa famille, passe ainsi ses annĂ©es de formation loin du monde et du bruit, volontairement Ă©loignĂ©e de la corruption des cours. Elle y gagne un solide sens moral qui lui permettra de rĂ©ussir les Ă©preuves que lui infligera Magotine, anti-VĂ©nus de cette anti-PsychĂ©. Au terme de bien des pĂ©rĂ©grinations, Laideronnette obtiendra le salut sous le nom de “Reine DiscrĂšte,” c’est-Ă -dire douĂ©e de jugement, la beautĂ© retrouvĂ©e ne venant que par surcroĂźt. En Ă©rigeant la laideur physique en don surnaturel Ă  la faveur duquel l’hĂ©roĂŻne fait son salut, Madame d’Aulnoy transcrit en termes de fĂ©erie une topique chĂšre aux moralistes et aux dĂ©vots ils estiment que la beautĂ© est un pĂ©ril pour les femmes, et mettent en garde les jeunes personnes contre les risques que leur fait courir leur beautĂ©. La laideur est un don de Dieu elle permet Ă  la femme d’éviter tout risque d’ĂȘtre une idole, c’est-Ă -dire de recevoir des “adorations” que, simple mortelle, elle ne saurait mĂ©riter. Jacqueline Pascal, sƓur de Blaise et enfant poĂšte, se rĂ©jouissait ainsi des atteintes que lui avait faites la petite vĂ©role dont elle avait Ă©tĂ© victime Ă  l’adolescence5 . DĂ©figurĂ©e au sortir de la maladie, la jeune fille voyait dans son rĂ©cent enlaidissement un signe d’élection, dont elle rendit grĂące au Ciel Ah ! Que mon cƓur se sent heureux Quand au miroir je vois les creux Et les marques de ma vĂ©role. Je les prends pour sacrĂ©s tĂ©moins Que je ne suis pas de ceux que vous aimez le moins. Jacqueline Pascal Le faux mĂ©fait de Magotine est comme la transposition fĂ©erique de la petite vĂ©role qui frappait tant d’enfants Ă  l’époque aux yeux de la reine, la laideur est une catastrophe qui exclut sa fille d’un univers privilĂ©giĂ© oĂč ne doit rĂ©gner que grĂące et beautĂ© ; mais en rĂ©alitĂ©, l’enlaidissement est une bĂ©nĂ©diction qui permet Ă  la princesse d’échapper aux vanitĂ©s du monde. Magotine a sauvĂ© Laideronnette de la frivolitĂ©. Il n’est pas indiffĂ©rent d’ailleurs que Magotine soit un des rares personnages de vieilles fĂ©es Ă  bĂ©nĂ©ficier d’une fin heureuse, contaminĂ©e par la contagion de l’amour au dĂ©nouement – ou touchĂ©e par une grĂące “surnaturelle” qui la rend capable d’altruisme et d’un bienfait gratuit, sans calcul, c’est-Ă -dire “gĂ©nĂ©reux” au sens que ce mot pouvait avoir chez Corneille Cependant sa prĂ©sence [de l’Amour] inspira des sentiments si humains Ă  la fĂ©e, qu’encore qu’elle en ignorĂąt la raison, elle reçut trĂšs bien ces illustres infortunĂ©s ; et faisant un effort de gĂ©nĂ©rositĂ© surnaturelle, elle leur rendit le royaume de Pagodie. “Serpentin Vert” Chez la conteuse, le combat contre les vices et les passions dĂ©sordonnĂ©es passe souvent, comme chez La BruyĂšre, Pascal ou Boileau, par l’usage de la satire et d’un rire propre Ă  stigmatiser la folie des hommes la coquetterie des belles et des Ă©lĂ©gants sur les rives du lac miroir, ou le costume de Marcassin suscitent un rire persifleur. Dans la retraite du ChĂąteau de Serpentin, Laideronnette Ă©coute le petit peuple des Pagodes lui rapporter des exemples de la folie des hommes ; pendant leurs voyages dans le monde, ces sages ont tellement de peine Ă  s’empĂȘcher de rire qu’ils menacent d’éclater Il y avait quelquefois des pagodes qui avaient le ventre si enflĂ© et les joues si bouffies, que c’était une chose surprenante. Quand elle leur demandait pourquoi ils Ă©taient ainsi, ils lui disaient Comme il ne nous est pas permis de rire ni de parler dans le monde, et que nous y voyons faire sans cesse des choses toutes risibles, et des sottises presque intolĂ©rables, l’envie d’en railler est si forte que nous en enflons, et c’est proprement une hydropisie de rire, dont nous guĂ©rissons dĂšs que nous sommes ici. » La princesse admirait le bon esprit de la gente pagodine ; car effectivement l’on pourrait bien enfler de rire, s’il fallait rire de toutes les impertinences que l’on voit. “Serpentin Vert” Comme les moralistes, la conteuse adopte la posture railleuse et dĂ©mocritĂ©enne du satirique, dont le rire jaune apparaĂźt comme la seule rĂ©action saine face aux dĂ©rĂšglements du monde. Conclusion Madame d’Aulnoy est-elle une moraliste ? Manifeste-t-elle une sincĂšre volontĂ© d’user du conte de fĂ©es pour sonder le labyrinthe du cƓur Ă  fin de le rĂ©former ou du moins de mieux le comprendre ? Ou met-elle simplement en place une stratĂ©gie Ă©ditoriale destinĂ©e Ă  lĂ©gitimer le conte Moderne ? Dans tous les cas, nous la voyons de facto amenĂ©e Ă  mettre en cause la culture galante et curiale au nom d’une Ă©thique proche de celle dĂ©veloppĂ©e par des moralistes qu’elle a lus de prĂšs. Marie-AgnĂšs Thirard a montrĂ© de façon trĂšs convaincante que la conteuse ne mettait en scĂšne la pastorale que pour la subvertir6 . Nadine Jasmin parle de “ruine de l’illusion pastorale”7 . Peut-on se risquer Ă  dĂ©celer, de mĂȘme, et plus gĂ©nĂ©ralement, une “ruine des illusions galantes” ? La culture mondaine ne serait alors mise en scĂšne avec une telle exubĂ©rance et une telle insistance que pour ĂȘtre minĂ©e de l’intĂ©rieur. Le miroir de “L’Oiseau bleu”, s’il est une allĂ©gorie de l’amour-propre, peut aussi apparaĂźtre comme une mise en abyme du conte, lui-mĂȘme miroir embellissant offrant Ă  une caste privilĂ©giĂ©e un reflet avantagĂ© de sa propre existence. Florine apprend Ă  s’en dĂ©fier, et accepte de revĂȘtir les hardes Mie-Souillon. Dans Le Prince Marcassin, comme dans le diptyque que constituent Le Nain Jaune et Serpentin Vert, la conteuse interroge aussi le bien-fondĂ© de cet art de vivre mondain fondĂ© sur le luxe, les apparences, et le triomphe de la jeunesse. Certains contes se prĂȘtent sans doute mieux Ă  cette critique que d’autres, oĂč la conteuse assure de façon moins suspecte le succĂšs des valeurs aristocratiques et chevaleresques “Le Rameau d’or” paraĂźt jeter par exemple un regard moins suspicieux sur la vieille Ă©thique courtoise revivifiĂ©e par la PrĂ©ciositĂ© et la galanterie. Encore qu’on puisse en discuter les vertus ne sont le plus souvent que des vices dĂ©guisĂ©s, et l’on pourrait Ă  la lumiĂšre de La Rochefoucauld interprĂ©ter Ă  son dĂ©savantage les prĂ©tendues qualitĂ©s d’un Percinet. Quoi qu’il en soit, l’existence de contes oĂč l’intention morale est incontestable suffit Ă  manifester que la surenchĂšre systĂ©matique du luxe et du raffinement rococo ne saurait se rĂ©duire Ă  une simple et naĂŻve autocĂ©lĂ©bration Ă  destination d’une caste de favorisĂ©s. Maxime supprimĂ©e, 1, 1664. [↩] [↩] Les Contes de Perrault et leur sens second l’éloge de la modernitĂ© du siĂšcle de Louis le Grand », Revue d’histoire littĂ©raire de la France, 2014/4 Vol. 114, p. 775-796. DOI URL [↩] Rhingrave sorte de jupe-culotte. [↩] Canon sorte de culotte plissĂ©e en dentelles, raillĂ©e par MoliĂšre dans L’Ecole des maris. [↩] Sur le flĂ©au que reprĂ©sentait cette maladie Ă  l’époque, voir Anne-Claire Josse-Volongo qui a consacrĂ© Ă  cette question une “Minute” de Port-Royal, [↩] Marie-AgnĂšs Thirard, “L’influence de la Pastorale dans les Contes de Madame d’Aulnoy”, Tricentenaire Charles Perrault, Paris, In Press, 1998. [↩] Mots et Merveilles, op. cit., p. 145. [↩] Voici quelques liens vers des Ă©vĂ©nements et publications en rapport avec notre programme Deux confĂ©rences Ă  retrouver en podcasts Ă  l’universitĂ© d’Aix-Marseille Cyril Aslanov sur les archaĂŻsmes et les nĂ©ologismes chez Perrault et Aulnoy ; et Constance Cagnat, sur les proverbes dans notre corpus voir cette page. Les textes sont Ă©galement disponibles sous ce lien. Une soutenance de thĂšse Valentine Damay-Vissuzaine soutiendra le 4 fĂ©vrier 2022 une thĂšse intitulĂ©e “L’Éclat des contes de fĂ©es. Mme d’Aulnoy, Mme de Murat, Mme de La Force et le Chevalier de Mailly” voir cette page Un article de Karine Abiven, paru dans L’Information grammaticale l’an dernier et dĂ©jĂ  disponible sur HAL Trois articles dans la derniĂšre livraison d’Op. cit, par HĂ©lĂ©na Taylor, Eric MĂ©choulan et Jean-Paul Sermain 
 et bien sĂ»r “le conte Ă  la lisiĂšre de la littĂ©rature morale”, notre journĂ©e Ă  l’ENS, dĂ©jĂ  mentionnĂ©e et accessible en vidĂ©o sur Youtube Tout d’abord, je vous prĂ©sente tous mes meilleurs vƓux pour 2022, de santĂ© bien sĂ»r, d’abord, et de rĂ©ussite ensuite! Quelques prĂ©cisions pour la journĂ©e du 15 janvier prĂ©cĂ©demment annoncĂ©e malgrĂ© l’absence de soutien technique le jour J Ă  l’ENS, les organisatrices et organisateurs vont tenter, avec les moyens du bord, une diffusion en direct sur Youtube avec interaction possible par chat. Si tout se passe bien, la journĂ©e sera diffusĂ©e sur la chaĂźne de la SociĂ©tĂ© des Amis de Port-Royal, en principe Ă  l’adresse suivante —-> Si nous rencontrons des problĂšmes techniques, nous vous tiendrons informĂ©es ici mĂȘme sur cette page. Nous ferons vraiment tout notre possible pour permettre au public de profiter de cette journĂ©e Ă  distance, pour celles et ceux qui ne pourraient se rendre Ă  l’ENS. Edit 16/01 malgrĂ© une plate-forme technique artisanale, la journĂ©e a pu ĂȘtre proposĂ©e Ă  distance, et restera accessible sur la chaĂźne des “Minutes de Port-Royal”. Merci aux confĂ©rencieres
 et aussi aux participantes sur Youtube, pour leur dynamisme et leur rĂ©activitĂ© dans le chat! Dans la seconde moitiĂ© du XVIIe siĂšcle, le genre mondain et moderne par excellence Ă©tait l’opĂ©ra, inventĂ© Ă  Florence vers 16001 . Mazarin travailla dĂšs 1645 Ă  l’acclimatation en France de cet art inventĂ© en Italie il fit venir Ă  cette fin l’ingĂ©nieur vĂ©nitien Giacomo Torelli et le chorĂ©graphe Giovan Battista Balbi. DĂ©cor pour l’acte II d’AndromĂšde de Corneille, piĂšce Ă  machines donnĂ©e au Petit-Bourbon le 1er fĂ©vrier 1650. Gravure de 1651. Cliquer sur l’image pour agrandir. Avec la collaboration de Torelli, Pierre Corneille fit jouer en 1650 AndromĂšde, premiĂšre piĂšce Ă  machines, provoquant l’éblouissement d’un public avide de merveilleux. Dans ce type d’Ɠuvres, les intrigues cĂšdent le pas aux plaisirs des sens et particuliĂšrement des yeux, comme le concĂ©dait Corneille au seuil d’AndromĂšde “La beautĂ© de la reprĂ©sentation supplĂ©e au manque des beaux vers [
], mon principal but Ă  Ă©tĂ© de satisfaire la vue par l’éclat et la diversitĂ© du spectacle [
] cette piĂšce n’est que pour les yeux.” Voiture rendit compte dans un sonnet Ă  Mazarin de l’impression de fĂ©erie qui se dĂ©gageait de ces mises en scĂšne Quelle docte CircĂ©, quelle nouvelle Armide, Fait paraĂźtre Ă  nos yeux ces miracles divers, Et depuis quand les corps par le vague des airs Savent-ils s’élever d’un mouvement rapide ? OĂč l’on voyait l’azur de la campagne humide, Naissent des fleurs sans nombre et des ombrages vers, Des globes Ă©toilĂ©s les palais sont ouverts, Et les gouffres profonds de l’empire L’opĂ©ra français proprement dit naquit en 1673, lorsque Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully créÚrent Ă  l’AcadĂ©mie royale de musique Cadmus et Hermione, inspirĂ© des MĂ©tamorphoses d’Ovide l’invention du rĂ©citatif permettait la mise en cohĂ©rence parfaite de l’action dramatique, des airs, des chƓurs et de la danse. Les partisans des Anciens dĂ©testĂšrent aussitĂŽt ce type de spectacle, sans modĂšle antique, hybride, mĂ©langeant les genres, miĂšvre, littĂ©rairement faible, aux intrigues simplifiĂ©es, et dont le prĂ©texte mythologique masquait mal l’attention accordĂ©e Ă  la peinture dĂ©licate des tourments et des plaisirs de l’amour. Boileau garda le silence sur l’opĂ©ra dans L’Art poĂ©tique 1674, et La Fontaine railla son succĂšs selon lui provisoire, tout juste propre Ă  plaire quelque temps au bourgeois “Des Machines d’abord le surprenant spectacle / Éblouit le Bourgeois et fit crier miracle ; / Mais la seconde fois il ne s’y pressa plus [
].” EpĂźtre Ă  Monsieur de Niert, sur l’opĂ©ra, 1677 Cadmus et Hermione, mise en scĂšne historiquement informĂ©e Vincent Dumestre et Benjamin Lazar, 2009. Cliquer pour agrandir. Du cĂŽtĂ© des Modernes, il en alla tout autrement. Le public fĂ©minin et mondain rĂ©serva un accueil triomphal Ă  ce nouveau divertissement oĂč rĂ©gnaient sans partage sentiments, surprises, enchantements des yeux et des oreilles. Aussi, lorsque les conteuses et les conteurs se mirent Ă  Ă©crire des contes de fĂ©es, c’est tout naturellement dans les prestiges de l’opĂ©ra que leur inspiration alla puiser le modĂšle de leurs enchantements. Idem. C’est ainsi un opĂ©ra que Percinet offre comme divertissement Ă  Gracieuse, pourvu de toutes les sĂ©ductions propres Ă  ce genre “C’étaient les Amours de PsychĂ© et de Cupidon, mĂȘlĂ©s de danses et de petites chansons” p. 62. Gracieuse le regarde comme un “enchantement” p. 63. Vers, musique et danse sont ici mis au service d’une histoire d’amour tendre et dĂ©licate, sur un thĂšme bien connu en 1678, Thomas Corneille, jeune frĂšre de Pierre, et Bernard de Fontenelle, qui devait devenir l’un des plus ardents partisans de la cause moderne, avaient Ă©crit le livret d’un opĂ©ra intitulĂ© PsychĂ©, d’aprĂšs la tragĂ©die-ballet Ă©ponyme de MoliĂšre 1671, sur une musique de Lully. Madame d’Aulnoy peut ainsi rendre un quadruple hommage Ă  Corneille, MoliĂšre, Lully, mais aussi La Fontaine, Ancien Ă  la fois enviĂ© et respectĂ©, auteur d’un roman PsychĂ© dont la prĂ©sence dans son Ɠuvre est obsĂ©dante. On trouve d’autres rĂ©fĂ©rences littĂ©rales Ă  l’opĂ©ra dissĂ©minĂ©es dans les contes ainsi, lors de l’entrĂ©e de Fanfarinet, “six joueurs de flĂ»te [
] jouaient les plus beaux airs de l’opĂ©ra, et six hautbois rĂ©pondaient par Ă©chos” p. 139. D’une façon plus gĂ©nĂ©rale, les scĂ©nographies opĂ©ratiques contaminent toutes les formes du merveilleux fĂ©erique. Idem. Les effets spĂ©ciaux et les machines, tout d’abord, constituent la dette la plus remarquable des contes envers l’opĂ©ra ainsi les chariots volants des fĂ©es, tirĂ©s par des animaux fabuleux, qu’on trouve dans “La Belle au bois dormant” on vit arriver la fĂ©e “dans un chariot tout de feu, traĂźnĂ© par des dragons”, p. 189, sont encore plus complaisamment dĂ©crits par Madame d’Aulnoy. Celle-ci imagine toutes sortes de “beaux chariot d’or” p. 154, tirĂ©s par des pigeons p. 123, des cygnes p. 228, des chauve-souris p. 155, ou des “grenouilles volantes” p. 116. Les fĂ©es de La Biche au bois entrent en scĂšne comme lors des “entrĂ©es” des divinitĂ©s Ă  l’opĂ©ra Sur-le-champ elle vit arriver les fĂ©es. Chacune avait son chariot de diffĂ©rente maniĂšre l’un Ă©tait d’ébĂšne, tirĂ© par des pigeons blancs ; d’autres d’ivoire, que de petits corbeaux traĂźnaient ; d’autres encore de cĂšdre et de canambou. C’était lĂ  leur Ă©quipage d’alliance et de paix ; car, lorsqu’elles Ă©taient fĂąchĂ©es, ce n’était que des dragons volants, que des couleuvres, qui jetaient le feu par la gueule et par les yeux ; que lions, que lĂ©opards, que panthĂšres. p. 243. Ces “chariots de feu” qui “s’envol[ent] dans l’air” p. 135 sont imaginĂ©s sur le modĂšle des machines de théùtre, telles que les dĂ©crivent dĂ©jĂ  les indications d’AndromĂšde, oĂč se trouve, explique la prĂ©face, “une machine volante” “Sur un des sommets de la montagne paraĂźt MelpomĂšne, la muse de la tragĂ©die, et Ă  l’opposite dans le ciel, on voit le Soleil s’avancer dans un char tout lumineux, tirĂ© par les quatre chevaux qu’Ovide lui donne.”3 . Jean BĂ©rain, MĂ©dĂ©e dans son char tirĂ© par des dragons, pour l’opĂ©ra ThĂ©sĂ©e Quinault et Lully, 1675. MusĂ©e du Louvre. Cliquer sur l’image pour agrandir. Il en va dans les contes comme AndromĂšde, oĂč les machines “ne sont pas [
] comme des agrĂ©ments dĂ©tachĂ©s ; elles [
] font le nƓud et le dĂ©nouement, et y sont si nĂ©cessaires que vous n’en sauriez retrancher aucune que vous ne fassiez tomber tout l’édifice.” Les dessins des accessoires d’opĂ©ras manifestent avec Ă©vidence la source de l’imaginaire fĂ©erique de nos conteurs BĂ©rain dessina par exemple de somptueux chars volants tirĂ©s par des animaux fantastiques, comparables en tout point Ă  ceux de nos rĂ©cits. Jean BĂ©rain, ThĂ©tis dans son char marin pour l’opĂ©ra Alceste 1674. Vers 1677/1678. MusĂ©e du Louvre. La musique et les chants sont indispensables aux plaisirs des grands, et accompagnent tous leurs divertissements. Florine et son Oiseau, rĂ©unis Ă  l’insu de Truitonne, entonnent un “petit concert”, vĂ©ritable piĂšce d’opĂ©ra, “un air Ă  deux parties” dont la conteuse nous donne les paroles p. 110. Il n’est pas jusqu’aux oiseaux du “Rameau d’or” qui ne fassent rĂ©sonner de “doux concerts” p. 194. Chez Perrault, dĂšs son rĂ©veil, la princesse est accompagnĂ©e d’un concert de musique ancienne p. 195 ; dans Gracieuse et Percinet, au contraire, la princesse s’endort au son de la musique p. 62-63. Jean BĂ©rain, costume du fleuve Sangar pour l’opĂ©ra Atys de Lully 1676. MusĂ©e CondĂ© de Chantilly. Cliquer sur l’image pour agrandir. Les vĂȘtements chamarrĂ©s de nos personnages sont eux aussi conçus sur le modĂšle des costumes d’opĂ©ra, ainsi celui de Fanfarinet “Fanfarinet avait un habit tout en broderie, des perles, des bottes d’or, des plumes incarnates, des rubans partout, et tant de diamants car le roi Merlin en avait des chambres pleines que le soleil brillait moins que lui.” p. 139. Les acteurs de théùtre, et plus encore les chanteurs d’opĂ©ra, portaient eux aussi de somptueux habits, comme en tĂ©moignent Ă©galement les dessins de BĂ©rain, ainsi celui dessinĂ© pour le rĂŽle de Sangar, personnage d’Atys 1676 “L’Enchanteur de l’opĂ©ra”, in Nicolas et Robert Bonnart. Jean BĂ©rain et J. Lepautre, Recueil de costumes, Paris, vers 1700. Cliquer sur l’image pour agrandir. La description par Sabine Chaouche des festivitĂ©s organisĂ©es par l’Intendance des Menus Plaisirs administration chargĂ©e de prĂ©parer les divertissements royaux, qui souligne la proximitĂ© entre opĂ©ra et fĂ©erie, convient aussi pour dĂ©finir l’esthĂ©tique des contes de fĂ©es de la fin du siĂšcle Machines volantes capables de sidĂ©rer le public, dĂ©cors scintillants et rĂ©verbĂ©rant les flammes des chandelles, habits Ă©blouissants, magnifiques » comme se plaĂźt Ă  le souligner l’intendant Ă  de nombreuses reprises, faits de tissus brillants comme le satin, ornĂ©s de perles, de franges ou de galons d’or
 la politique des Menus Plaisirs privilĂ©giait clairement l’aspect visuel, au dĂ©triment du texte. Elle illustrait une forme d’obsession pour la culture matĂ©rielle que cela soit la parure des acteurs et des danseurs, ou par les objets et la reprĂ©sentation d’espaces fĂ©eriques et luxueux, ceux des palais princiers, rappelant, voire reflĂ©tant constamment la position sociale des spectateurs. C’est par rapport au paradigme opĂ©ratique qu’il faut considĂ©rer le merveilleux des contes la nature est inspirĂ©e par les toiles peintes, les sortilĂšges par les machines, les vĂȘtements par les costumes de scĂšne. Ballets, feu d’artifices, fĂȘtes de cour constituent le cadre de rĂ©fĂ©rence du merveilleux dans les Ɠuvres au programme. Nous sommes, chez d’Aulnoy mais aussi chez Perrault, trĂšs, trĂšs loin du folklore et des traditions orales ou populaires nous sommes dans l’univers des merveilles de la cour, pour reprendre le titre du site que Marine Roussillon et son Ă©quipe consacrent aux divertissements curiaux. Le monde des contes est un théùtre, ou plutĂŽt, comme l’écrit Raymonde Robert, “le spectaculaire [
] est devenu le fondement de toutes les valeurs”4 . Les conteurs deviennent des ordonnateurs de fĂȘtes, intendants des Menus Plaisirs Ă  destination de leur public friand de spectacles fastueux, et nostalgiques des fĂȘtes magnifiques que donnait Louis XIV au temps de sa jeunesse, comme “Les Plaisirs de l’Île enchantĂ©e” 1664, l’un des divertissements royaux les plus extraordinaires du rĂšgne, qui prenaient dĂ©jĂ  pour thĂšme une magicienne Alcine, personnage du Roland furieux de l’Arioste. Le rĂšgne des fĂ©es et des magiciens ne commence pas en 1690 les contes hĂ©ritent d’un goĂ»t pour les enchantements qui traverse toute la pĂ©riode. Le XVIIe siĂšcle fut tout entier le siĂšcle des merveilles, dont les contes offrent la plus splendide transposition littĂ©raire. Feu d’artifice accompagnant la destruction du palais de la magicienne Alcine, dĂ©nouement des “Plaisirs de l’üle enchantĂ©e” 1664. IsraĂ«l Silvestre et François Chauveau, musĂ©e de Versailles. Cliquer sur l’image pour agrandir. “Tout ce que l’ancienne GrĂšce nous vante” p. 61 mythologie et modernitĂ© C’est la rĂ©fĂ©rence Ă  l’opĂ©ra qui nous permet de mieux saisir le rĂŽle et la place de la mythologie greco-latine dans nos contes. La mythologie classique la “fable”, ainsi qu’on disait au XVIIe siĂšcle est bien prĂ©sente dans les contes de Madame d’Aulnoy enchanteurs et fĂ©es mĂ©diĂ©vaux y cĂŽtoient, entre autres, VĂ©nus p. 52, PsychĂ© et Cupidon p. 62, Tisiphone p. 226, les GrĂąces p. 257, la dĂ©esse Aurore p. 184, des nymphes p. 62, 227, 236 et une sirĂšne p. 232, tandis que Toute-Belle, comme les dames des salons, pratique le cosplay mythologique, “presque toujours vĂȘtue en Pallas ou en Diane” p. 214, de mĂȘme que DĂ©sirĂ©e, “vĂȘtue en chasseuse” p. 279. La moisson serait bien plus impressionnante encore si l’on prenait en compte l’ensemble du corpus, oĂč se pressent par exemple un centaure bleu, Jason et les Argonautes, Eole et ZĂ©phyr, Antoine et ClĂ©opĂątre, ou encore une hybride, la “FĂ©e Amazone”. Aux rĂ©fĂ©rences explicites s’ajoutent des allusions moins Ă©videntes, mais tout aussi essentielles le Rameau d’or rappelle celui de la Sibylle de Cumes, grĂące auquel EnĂ©e, chez Virgile, peut pĂ©nĂ©trer dans le royaume des morts EnĂ©ide, chant VI. L’histoire de PsychĂ©, issue d’ApulĂ©e et reprise par La Fontaine, est un fil rouge narratif chez Madame d’Aulnoy, qui réécrit cette histoire Ă  trois reprises “Gracieuse et Percinet”, “Le Serpentin vert”, “Le Mouton”, mais elle ne l’est pas moins chez Perrault, si l’on en croit Ute Heidmann celle-ci entend des Ă©chos de PsychĂ© dans “La Belle”, “Le Petit Chaperon” et “La Barbe bleue”5 . PsychĂ© n’est pas non plus sans prĂ©senter de troublantes ressemblances avec Toute-Belle, admirĂ©e de l’univers entier p. 215, rappelle l’émoi universel suscitĂ© par l’hĂ©roĂŻne d’ApulĂ©e au seuil du conte latin, et plus loin, la scĂšne du “Nain Jaune” oĂč la reine, porteuse d’un panier, tente d’amaouder des monstres en leur offrant un gĂąteau de miel, Ă©voque l’épisode oĂč l’hĂ©roĂŻne antique affronte CerbĂšre, avec plus de succĂšs que la reine de notre conte. Cette omniprĂ©sence des rĂ©fĂ©rences antiques et mythologiques peut surprendre dans les contes “modernes” de Madame d’Aulnoy l’absence au moins apparente des dieux, nymphes et dĂ©esses paraĂźt, chez Perrault, plus cohĂ©rente avec son combat contre les Anciens. La rĂ©alitĂ© est plus complexe les opĂ©ras, genre moderne par excellence comme on l’a vu, sont tous bĂątis sur des sujets mythologiques, et n’en ont pas plu pour autant aux dĂ©fenseurs de l’AntiquitĂ©. Comme l’a montrĂ© Nadine Jasmin6 , plus que le thĂšme fabuleux en lui-mĂȘme, c’est le traitement des mythes qui distingue l’attitude moderne dans son rapport Ă  l’hĂ©ritage grĂ©co-latin. Madame d’Aulnoy, certes, multiplie les allusions, mais presque toujours pour discrĂ©diter les crĂ©atures antiques, et afficher la supĂ©rioritĂ© de la culture mondaine et galante. Les comparaisons tournent toujours en faveur de la modernitĂ©, dont l’esthĂ©tique comme la technologie surpassent celles des Anciens. Ainsi, les frises racontant l’histoire de Gracieuse sont si finement sculptĂ©es et “d’un travail si fini que les Phidias et tout ce que l’ancienne GrĂšce nous vante n’auraient pu l’approcher” p. 61. L’hĂ©roĂŻne elle-mĂȘme surclasse par sa beautĂ© la dĂ©esse de l’Amour en personne “VĂ©nus, mĂšre des Amours, aurait Ă©tĂ© moins belle” p. 52. PrintaniĂšre est une belle matineuse dans le goĂ»t prĂ©cieux7 , dont la beautĂ© Ă©clipse celle de la dĂ©esse Aurore au point de tromper les Ă©toiles p. 156. La fille de l’empereur de Matapa, dans “Belle-Belle”, qui a “vaincu tous ceux qui ont voulu [lui] disputer le prix de la course”, l’aurait emportĂ© sur Atalante mĂȘme p. 324. Le terme d’amazone est pĂ©joratif lorsqu’il dĂ©signe la sƓur de Belle-Belle p. 285. La sirĂšne, pour le malheur du roi des Mines d’or et de Toute-Belle, Ă©choue face Ă  la fĂ©e comme le suggĂšre Nadine Jasmin, cet Ă©chec emblĂ©matise la faillite du merveilleux mythologique devant le merveilleux mĂ©diĂ©val. Quant Ă  Louis XIV, “le plus grand roi du monde”, il l’emporte sur le dieu de la guerre lui-mĂȘme, “le dĂ©mon de Thrace”, p. 246 Madame d’Aulnoy cĂ©lĂšbre dans ses contes la grandeur du “SiĂšcle de Louis Le Grand”. On constate aussi que les divinitĂ©s mythologiques infernales viennent volontiers au secours des mauvaises fĂ©es, comme les Furies, assistantes de Grognon p. 57, et auxquelles sont aussi comparĂ©es Truitonne et sa mĂšre p. 111. “Le Nain jaune” confirme le discours des thĂ©ologiens, qui prĂ©tendent qu’elles sont en rĂ©alitĂ© des dĂ©mons dĂ©guisĂ©s, comme la FĂ©e du DĂ©sert, vĂ©ritable diable, comme le montre l’impossibilitĂ© de dĂ©guiser son pied en forme de “griffon”, et fausse nymphe p. 227. Enfin, lorsque la conteuse cite Ovide p. 152, elle choisit des vers des Amours dans la traduction la plus moderne et la plus galante, celle de Jean Barrin Les EpĂźtres et toutes les Ă©lĂ©gies amoureuses d’Ovide, Paris, Claude Audinet, 1676, . La citation possĂšde une valeur polĂ©mique Ă  la faveur d’Ovide, introduit en badinant et sans pĂ©dantisme aucun, la conteuse oppose aux Anciens une AntiquitĂ© galante, plus souriante, plus enjouĂ©e, moins sĂ©rieuse et compassĂ©e que celle promue par Boileau et ses amis. Ainsi s’achĂšve, au moins provisoirement et pour l’essentiel, le prĂ©sent carnet j’avais Ă  cƓur de faire le tour des questions principales avant l’écrit de l’interne. Les derniers billets, “RĂ©solument Modernes” correspondent, je pense, Ă  des attentes du jury. Les questions de la galanterie et de la modernitĂ© doivent faire l’objet d’une attention tout particuliĂšre dans la prĂ©paration. Merci Ă  toutes celles et ceux qui me font l’amitiĂ© de me suivre, bonnes fĂȘtes de fin d’annĂ©e, et Ă  bientĂŽt, pour la prĂ©paration Ă  l’oral! Godfried Maes 1649-1700, PhaĂ«ton dans le char de son pĂšre, vers 1700 Sur les contes de fĂ©es et l’opĂ©ra Raymonde Robert, “Le monde comme spectacle les contes de fĂ©es et l’opĂ©ra”, in Le Conte de fĂ©es littĂ©raire en France, op. cit., p. 388-403. Sur l’opĂ©ra quelques prolongements en ligne Marine Roussillon et alii, Merveilles de la cour. Technique, esthĂ©tique et politique des divertissements de cour, Sabine Chaouche, “Menus Plaisirs et grands spectacles au XVIIe et au XVIIIe siĂšcle”, The French Mag. Performance and drama, 2016, Sandra Galand-Lecardonnel, “Spectacle et comĂ©die l’apport des piĂšces Ă  machines au XVIIe siĂšcle”, 2021, Site web du Centre de Musique baroque de Versailles L’Orfeo, de Monteverdi, date de 1607. [↩] “A Monseigneur le cardinal Mazarin, sur la comĂ©die des machines”, in Nouvelles Ɠuvres de Monsieur Voiture, Paris, A. CourbĂ©, 1658. [↩]MoliĂšre, ƒuvres complĂštes, dir. G. Forestier et C. Bourqui, Paris, Gallimard, 2010, vol. 1, p. 526. [↩] Le Conte de fĂ©es littĂ©raire en France, op. cit., p. 403 [↩] Voir Ute Heidmann, ExpĂ©rimentation gĂ©nĂ©rique et dialogisme intertextuel Perrault, La Fontaine, ApulĂ©e, Straparola, Basile », FĂ©eries, 8 2011, URL [↩] Mots et merveilles, op. cit., p. 33-81. [↩] On peut songer au sonnet de Vincent Voiture sur ce thĂšme, et qui s’achĂšve par ce tercet “L’Onde, la terre et l’air s’allumaient alentour / Mais auprĂšs de Philis on le prit pour l’Aurore, / Et l’on crut que Philis Ă©tait l’astre du jour” [↩] La magnificence Ă  pour corollaire la galanterie, entendue comme forme de sociabilitĂ© lettrĂ©e. Les hĂ©ros positifs des contes sont polis, honnĂȘtes et civils DĂ©sirĂ©e s’exprime “avec toute la politesse qu’on devait attendre d’une personne si bien Ă©levĂ©e” p. 279, et Belle-Belle-FortunĂ© rĂ©pond aux rĂ©vĂ©rences “d’un air honnĂȘte et civil” p. 290, et prend garde de respecter l’étiquette et les codes de conduite p. 310. Riquet, louĂ© parce qu’il est “spirituel”, aborde la princesse avec “toute la politesse imaginable” et lui fait ses “compliments” p. 277. Politesse et honnĂȘtetĂ© sont les critĂšres discriminants de la vertu dans “Les FĂ©es” de Perrault, oĂč l’hĂ©roĂŻne est “si belle, si bonne” et surtout “si honnĂȘte” p. 252 au contraire de sa sƓur, qui n’est “guĂšre honnĂȘte” p. 253. J’avais tentĂ© de montrer jadis que Cendrillon peut se lire comme une allĂ©gorie de la civilitĂ© j’y renvoie le lecteur curieux1 . Le nom mĂȘme de Gracieuse manifeste que celle-ci possĂšde cette qualitĂ© mondaine essentielle qu’est la grĂące, donnĂ©e comme suprĂȘme vertu et “vrai don des fĂ©es” dans la moralitĂ© de “Cendrillon” p. 269. Les opposantes et les opposants sont bien sĂ»r privĂ©s de ces qualitĂ©s et constituent des anti-modĂšles ils manquent de goĂ»t vestimentaire ainsi la FĂ©e du DĂ©sert, avec sa “fraise de taffetas noir”, son “chaperon de velours rouge” et “un vertugadin en guenille”, p. 224. Ils sont aussi incapables de maĂźtriser leurs corps Truitonne qui “rit comme une perdue”, le rire aux Ă©clats Ă©tant considĂ©rĂ© comme indĂ©cent, et soulignĂ© par l’emploi d’une expression familiĂšre p. 125. La vie des princes et des princesses, honnĂȘte, galante et raffinĂ©e, n’est pas une existence vouĂ©e au dĂ©sƓuvrement si l’on aime “rire et chanter” p. 166, et si l’on y joue Ă  la bassette et au tric-trac p. 166 et 180, l’essentiel du temps libre est consacrĂ© Ă  la poĂ©sie, Ă  la musique, au loisir lettrĂ©, tel que le dĂ©crit Alain GĂ©netiot dans sa PoĂ©tique du loisir mondain2 . Les princes sont valeureux, mais ils sont aussi et surtout des esthĂštes capables d’apprĂ©cier l’art dont ils sont entourĂ©s Torticoli, dans sa tour, goĂ»te “l’excellence des peintures” p. 183. MĂȘme dans sa prison, la littĂ©rature tient une place essentielle Torticoli obtient de se dĂ©sennuyer grĂące aux livres qui se trouvent dans la bibliothĂšque de la tour p. 178, et GiroflĂ©e projette “d’acheter des livres pour [
] divertir” sa maĂźtresse p. 269. Avenant ne se dĂ©place jamais sans son Ă©critoire, pour garder trace des belles “pensĂ©es” qui pourraient traverser son esprit p. 78. Les dames occupent une place Ă©minente dans cet univers curial brillant et cultivĂ© Gracieuse reçoit la meilleure Ă©ducation auprĂšs de “personnes savantes, qui lui apprenaient toutes sortes de sciences” p. 49. DĂ©sirĂ©e n’est “pas ignorante et stupide” p. 246, Florine chante p. 110, Brillante rĂ©pond en vers Ă  Sans-Pair p. 199, et toutes maĂźtrisent l’art de la conversation, dont Mademoiselle de ScudĂ©ry avait Ă©maillĂ© ses romans et composĂ© des recueils3 ainsi Florine et le roi Charmant, dont un premier duo est interrompu par Truitonne p. 94, mais qui retrouvent ensuite dans “leur cƓur et leur esprit”, matiĂšre Ă  d’inĂ©puisables “sujets de conversation” p. 109. Chez Perrault, dans “Riquet Ă  la houppe”, la princesse, dĂšs qu’elle se trouve pourvue d’esprit, l’emporte aussitĂŽt sur son prĂ©tendant dans cet exercice qui exige brio et Ă  propos et convient si bien aux femmes Elle commença, dĂ©s ce moment, une conversation galante et soutenue avec Riquet Ă  la Houppe, oĂč elle brilla d’une telle force que Riquet Ă  la Houppe crut lui avoir donnĂ© plus d’esprit qu’il ne s’en Ă©tait rĂ©servĂ© pour lui-mĂȘme. Les fĂ©es sont-elles galantes ? Si certaines sont exquises, comme celle qui vient au secours de PrintaniĂšre, d’autres sont plus revĂȘches, comme Ecrevisse. On peut se demander si parfois, Ă  travers ces figures ancestrales, Madame d’Aulnoy ne raille pas les Anciens elles traĂźnent avec elles de vieux “grimoires”, et peuvent se montrer Ă©rudites les amies de la reine de La Biche au bois sont “savantes dans l’Histoire” p. 245 et l’on trouve dans “La Princesse PrintaniĂšre” une gĂ©ographe, autrice d’un atlas “oĂč Ă©tait la description de toute la terre” p. 153. Carabosse porte mĂȘme un nom grec karabos signifie “escarbot” hanneton, comme celui qui tire son char p. 154. Constance Cagnat suggĂšre que son langage, “un jargon que l’on n’entendait pas” p. 134 pourrait bien ĂȘtre du grec. Les mortelles sont plus discrĂštes DiscrĂšte est d’ailleurs le nom de l’hĂ©roĂŻne de “Serpentin vert” elles masquent mieux leur savoir, pour ne paraĂźtre pas pĂ©dantes. Il n’est rien de forcĂ© dans leur “grĂące” qui s’apparente Ă  une â€œĂ©loquence naturelle” p. 277, loin de tout artifice et de toute affectation de connaissance. Un “style fort tendre et fort galant” p. 97 Les contes mettent en abyme diffĂ©rents genres littĂ©raires, qui sont prĂ©cisĂ©ment ceux qu’on pratique dans les cercles mondains, et qu’on trouve en abondance dans les recueils et anthologies de l’époque4 . “Tous les poĂštes de l’univers” composent ainsi chaque jour pour Toute-Belle “sept ou huit mille sonnets, autant d’élĂ©gies, de madrigaux et de chansons” p. 215, ensemble qui rappelle La Guirlande de Julie, florilĂšge de madrigaux et de sonnets composĂ©s par les beaux esprits du milieu du siĂšcle en l’honneur de Julie d’Angennes, fille de Madame de Rambouillet. Belle-Belle-FortunĂ© est de son cĂŽtĂ© poĂšte elle Ă©crit un “couplet de chanson” sur un “air nouveau” Ă  la mode p. 303. Quant Ă  Avenant, parfait chevalier galant, il est capable de composer des chansons impromptues tout en se battant avec un monstre – la piĂštre qualitĂ© des vers s’expliquant par la frayeur qu’il Ă©prouve devant Galifron p. 84. Madame d’Aulnoy affectionne aussi le prosimĂštre, mĂ©lange de prose et de vers, pratiquĂ© par La Fontaine dans PsychĂ©, et qu’on retrouve dans la partie pastorale du “Rameau d’or” p. 197-206.5 . On reconnaĂźt aussi chez Madame d’Aulnoy les traits du style prĂ©cieux, auxquels elle se conforme avec humour, certaine de trouver en son public un complice capable d’apprĂ©cier avec recul l’amoncellement de topoĂŻ et de figures l’incendie que provoquaient les “beaux yeux”, et que tempĂ©raient les “dĂ©luges d’eau” de pluie, est une pointe que n’eĂ»t pas dĂ©savouĂ©e Vincent Voiture p. 142, non plus que le soleil qui se cache de dĂ©pit p. 140. “Les roses et les lis d’un visage charmant” sont Ă©galement une mĂ©taphore bien usĂ©e pour louer le teint d’une belle p. 213. Quant Ă  l’expression “merveilles de nos jours” p. 105, elle Ă©tait dĂ©jĂ  condamnĂ©e par Pascal dans les PensĂ©es comme une facilitĂ© pseudo-poĂ©tique Ă  la mode PensĂ©es, Ă©d. Sellier 486. Les “chaĂźnes” d’amour p. 305 viennent tout droit d’un pĂ©trarquisme bien Ă©culĂ©, comme le “trait fatal” de l’amour p. 307 ; les “ruisseaux de ses larmes” p. 146 sont une hyperbole prĂ©cieuse, et la pĂ©riphrase “fidĂšle conseiller” 230 pour dĂ©signer un miroir est un dĂ©marquage quasi littĂ©ral des PrĂ©cieuses ridicules, que les lectrices identifiaient nĂ©cessairement Madelon demandait chez MoliĂšre qu’on lui apportĂąt le “conseiller des grĂąces”, et devait expliquer Ă  son serviteur ce qu’elle entendait par cette expression scĂšne 8. On peut rattacher aussi au style prĂ©cieux le goĂ»t de Madame d’Aulnoy pour les nĂ©ologismes “dĂ©grillonner”, p. 209, “dĂ©bichonner”, p. 269, “dragonne”, p. 316, ou le superlatif dans “il l’aimait avec la derniĂšre passion depuis quelques annĂ©es” p. 221, fidĂ©litĂ© exceptionnelle elle-mĂȘme caractĂ©ristique de l’idĂ©al amoureux prĂ©cieux. Les contes ne se contentent pas d’adopter le ton et les formes des genres “à la mode” ils multiplient les allusions prĂ©cises Ă  des textes du temps. Le jeu consistait pour les contemporains Ă  identifier les Ă©chos d’une littĂ©rature Ă  succĂšs galante et mondaine. Outre Lully, donnĂ© comme on l’a dit pour parangon du musicien p. 306, on joue chaque soir “une des plus belles piĂšces de Corneille ou de MoliĂšre” dans le palais de Serpentin Vert ; chez La Chatte blanche, qui mĂšne une guerre contre les rats, La Fontaine est attestĂ© comme “un auteur trĂšs vĂ©ritable”. Dans le mĂȘme conte, Raminagrobis renvoie aussi Ă  La Fontaine, de mĂȘme que “Monsieur du Corbeau” dans “La Belle aux cheveux d’or” p. 85, ou dans le mĂȘme conte “Ma CommĂšre la carpe” p. 83, venue tout droit de la fable du HĂ©ron VII, 4. D’autres rĂ©fĂ©rences sont moins Ă©videntes pour nous, mais Ă©taient transparentes pour les contemporains les lecteurs du temps identifiaient aisĂ©ment, dans la strophe de l’opĂ©ra de Percinet p. 62, des vers de Madame de La Suze trĂšs diffusĂ©s dans les recueils6. Le Chat d’Espagne, sur lequel est montĂ© le Nain jaune p. 225, est le titre d’une nouvelle galante de Jacques Alluis 1669. Mais c’est envers Perrault que la dette est la plus manifeste. On trouve des citations dĂšs le premier recueil de Madame d’Aulnoy, paru en avril 1697, soit trois mois seulement aprĂšs la publication des Histoires ou contes du temps passĂ© “Ah ! qu’elle est belle ! Ah ! qu’elle est belle ! ” p. 141 reprend en la redoublant l’exclamation unanime de la cour Ă  l’apparition de “Cendrillon” p. 264 ; “on dormait tout debout” rappelle “les gentilshommes et les dames, dormants tous, les uns debouts, les autres assis” de “La Belle au bois dormant” p. 194. Le rĂ©veil de BĂ©nigne p. 183 prĂ©sente bien des similitudes avec celui de La Belle Il entre dans un salon tout de lapis, et traversant des appartements sans nombre [
] il arriva enfin dans une petite chambre dont tous les ornements Ă©taient de turquoise, et il vit sur lit de gaze bleu et or une dame qui semblait dormir ; elle Ă©tait d’une beautĂ© incomparable. “Le Rameau d’or”, p. 183 Il traverse plusieurs chambres [
]. Il entre dans une chambre toute dorĂ©e, et il voit sur un lit, dont les rideaux Ă©taient ouverts de tous cĂŽtĂ©s, le plus beau spectacle qu’il eut jamais vu une princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l’éclat resplendissant avoit quelque chose de lumineux et de divin. “La Belle au bois dormant”, p. 194 On note aussi plusieurs souvenirs de “La Barbe bleue” Trognon, qui “ne vit rien venir p. 190, et PrintaniĂšre, qui “aurait attendri un rocher” p. 150 sont des reprises littĂ©rales p. 224, 226. La formulette du “Chat bottĂ©â€ est rĂ©pĂ©tĂ©e deux fois dans notre volume, d’abord dans “Gracieuse et Percinet” “il faudrait la hacher et en faire un pĂątĂ©â€, p. 64 puis dans “La Princesse PrintaniĂšre” “hachĂ© comme chair Ă  pĂątĂ©â€, p. 147. Comme on l’a vu, on retrouve sur la tĂȘte de la FĂ©e du DĂ©sert un “chaperon de velours rouge” qui Ă©voque celui de la cĂ©lĂšbre fillette perraldienne p. 206. Ces renvois confirment l’hypothĂšse de Marc Fumaroli, selon laquelle les salons fonctionnent comme un “atelier de littĂ©rature” oĂč les participants Ă©changent des consignes et renvoient mutuellement Ă  leurs productions rĂ©ciproques. Madame d’Aulnoy pratique mĂȘme l’auto-citation, et met en abyme son propre livre dans “La Biche au bois”, oĂč GiroflĂ©e Ă©voque “les contes nouveaux que l’on a faits sur les fĂ©es” p. 269. Les contes participent aussi d’un romanesque goĂ»tĂ© par le public mondain et mĂ©prisĂ© par les Anciens. Perrault et Madame d’Aulnoy, comme on l’a vu, s’inspirent d’abord de romans mĂ©diĂ©vaux comme Le Perceforest. Le modĂšle chevaleresque courtois devient sous leur plume un stĂ©rĂ©otype les chevaliers joutent lors de “tournois” p. 58, oĂč paraĂźt un chevalier inconnu, comme jadis Yvain dans Le Chevalier au lion ou Lancelot dans Le Chevalier Ă  la charrette. Avenant doit rituellement mettre Ă  mort un dragon, comme avant lui tant de hĂ©ros, Ă  commencer par Perceval dans La QuĂȘte del saint Graal. L’épisode se trouve ici ici vidĂ© de toute substance mĂ©taphysique et religieuse ne subsiste du topos que le prĂ©texte Ă  un rĂ©cit dĂ©coratif et galant. Il n’en reste pas moins que la structure de La Belle aux cheveux d’or doit plus Ă  ces scĂ©narios venus de romans courtois ou de chevalerie, qu’à d’éventuelles structures folkloriques. La pastorale est le second courant romanesque avec lequel dialoguent les contes de Madame d’Aulnoy HonorĂ© d’UrfĂ©, de 1607 Ă  1625, avait sĂ©duit un large public mondain et aristocratique avec L’AstrĂ©e, qui racontait des histoires de bergĂšres et de bergers de fantaisie, vivant de poĂ©sie et de musique, et qui passaient leur temps en conversations passionnĂ©es sur l’amour, ou plutĂŽt sur “les divers effets de l’honnĂȘte amitiĂ©â€, expression qui servait de sous-titre Ă  l’Ɠuvre. En 1698, plus personne n’écrit de romans pastoraux, mais l’AstrĂ©e trouve encore bien des admirateurs. Julie d’Angennes, cosplayer avant l’heure, s’était mĂȘme fait reprĂ©senter dans le costume d’AstrĂ©e. Claude Deruet, Julie d’Angennes en costume d’AstrĂ©e. AnnĂ©es 1630. MusĂ©e des Beaux-Arts de Strasbourg. Cliquer pour agrandir. Alors que, depuis plusieurs dĂ©cennies, Mme de Villedieu, Saint-RĂ©al et Mme de Lafayette avaient fait triompher dans la fiction les histoires d’amour sombres et dĂ©sabusĂ©es, Madame d’Aulnoy, Ă  la fin du siĂšcle, rĂ©veille dans le cƓur de son public la nostalgie pour ces histoires de bergers sentimentaux. Un long Ă©pisode pastoral prend place au cƓur du “Rameau d’or”. Brillante y apparaĂźt en bergĂšre solitaire, aimant “son troupeau et son chien” p. 195. Sans-Pair y est rapprochĂ© explicitement du hĂ©ros d’HonorĂ© d’UrfĂ© “En cet Ă©tat, tous les CĂ©ladons du monde n’auraient osĂ© paraĂźtre devant lui” p. 198. Nature bienveillante, aliments simples et purs “du lait doux avec du pain bis, des Ɠufs frais, du beurre nouveau battu et un fromage Ă  la crĂšme”, p. 196, plaisirs innocents de la poĂ©sie et de la musique, tendre Ă©vocation de l’amour naissant les Ă©lĂ©ments sont, lĂ  encore, trop topiques pour n’ĂȘtre pas distanciĂ©s et ironiques – les romans pastoraux authentiques prĂ©sentaient plus de complexitĂ© et de subtilitĂ©. Madame d’Aulnoy s’amuse avec les codes plus qu’elle n’y souscrit Sans-Pair est vĂȘtu comme un acteur de comĂ©die pastorale, avec son “habit de pasteur extrĂȘmement galant” p. 195. Il arrive mĂȘme Ă  la conteuse de subvertir ces stĂ©rĂ©otypes, en particulier lorsqu’elle laisse entendre qu’une destinĂ©e princiĂšre vaut mieux que la vie de berger “Je devais succĂ©der Ă  mon pĂšre un grand royaume rĂ©pare bien des dĂ©fauts”, soupire Sains-Pair p. 198. HonorĂ© d’UrfĂ© prĂ©sentait au contraire des pasteurs qui avaient volontairement quittĂ© les cours empestĂ©es pour s’emparer de la houlette et garder des moutons. Enfin, Madame d’Aulnoy emprunte au roman prĂ©cieux qui avait triomphĂ© au milieu du siĂšcle avec ceux de Madeleine de ScudĂ©ry ArtamĂšne ou le Grand Cyrus, 1649-1653 ; La ClĂ©lie, 1656-1661, et qui Ă©tait trĂšs liĂ© Ă  l’univers des salons. Nos rĂ©cits fourmillent de scĂšnes souvent ressassĂ©es dans les romans de l’ñge baroque, pour le plus grand plaisir du public mondain princesses enfermĂ©es dans des tours Trognon, PrintaniĂšre, Florine
 ; enlĂšvements “L’Oiseau bleu”, p. 99-100; portraits qu’on fait faire p. 58, que l’on demande et mĂȘme qui parlent p. 309, ou dont on tombe amoureux dans “Riquet Ă  la Houppe”, p. 277; lettres interceptĂ©es “Le Rameau d’or”, p. 188; princesses abandonnĂ©es Ă  la naissance p. 172; filles travesties en garçon “Belle-Belle”, p. 307; et bien sĂ»r amour, en un siĂšcle oĂč l’on ne savait concevoir d’autres romans que d’amour. On retrouve aussi des traces de la Carte de Tendre, cĂ©lĂšbre description cartographique du sentiment amoureux insĂ©rĂ© dans La ClĂ©lie “estime” de la princesse pour Riquet chez Perrault p. 283, ou de Florine pour Charmant, ou de Brillante pour Sans-Pair “je sen[s] dĂ©jĂ  une estime particuliĂšre pour vous” p. 195 ; Sans-Pair de son cĂŽtĂ© attend de ses soins une Ă©ventuelle “reconnaissance”. Floride est une fine lectrice de la Carte de Tendre “il m’aimerait par reconnaissance, s’il ne m’aimait pas par inclination” p. 302. Elle espĂšre de la “reconnaissance” de ses soins, Ă  dĂ©faut de vĂ©ritable passion, l’ “inclination”, dont elle sait qu’elle ne se mĂ©rite point Ă  force de “billets doux” ou “de petits services”. Cette “inclination”, l’amour-passion, la beautĂ© dĂ©licate et androgyne de FortunĂ© la fait naĂźtre en revanche malgrĂ© elle malgrĂ© lui dans le cƓur de toutes les femmes de la cour p. 301. Cliquer pour agrandir. “Tendre sur E.” = “Tendre sur Estime”; “Tendre sur I” = “Tendre sur Inclination”; “Tendre sur R.” = “Tendre sur Reconnaissance” Madeleine de ScudĂ©ry renonce certes dans ses romans au merveilleux surnaturel, mais manifeste toutefois un goĂ»t pour les spectacles “enchantĂ©s”, “magiques” et prodigieux” Madame d’Aulnoy poursuit et amplifie cette aspiration au merveilleux qui n’avait pas complĂštement disparu du roman galant du milieu du siĂšcle7 . Tony Gheeraert, “Une allĂ©gorie de la civilitĂ© Cendrillon ou l’art de plaire Ă  la cour. Dix-septiĂšme siĂšcle, Presses Universitaires de France, SociĂ©tĂ© d’études du XVIIe siĂšcle, 2000, p. 485-499, en ligne sur Cairn ou en libre accĂšs sur HAL [↩] Alain GĂ©netiot, PoĂ©tique du loisir mondain, de Voiture Ă  La Fontaine, Paris, Champion, coll. LumiĂšre classique», n° 14, 1997. [↩] Voir Delphine Denis, La muse galante, poĂ©tique de la conversation dans l’Ɠuvre de Madeleine de ScudĂ©ry, Ă©ditions HonorĂ© Champion, LumiĂšre classique n° 12, 1997. Voir aussi Benedetta Craveri, L’ñge de la conversation, Paris, Gallimard, 2002. [↩] Sur ces anthologies de poĂ©sie galante, voir l’ouvrage rĂ©cemment paru de Miriam Speyer, Briller par la diversitĂ© les recueils collectifs de poĂ©sie au XVIIe siĂšcle 1597-1671, Paris, Classiques Garnier Lire le XVIIe siĂšcle, 2021. Ces genres sont aussi recensĂ©s dans La France galante d’Alain Viala op. cit., chapitre 2, “Le Grand SiĂšcle en lettres galantes”, p. 40-83. [↩] Un colloque sur le prosimĂštre s’est tenu l’an dernier Du prosimĂštre au poĂšme en prose, de L’AstrĂ©e aux Petits PoĂšmes en prose, organisĂ© par Miriam Speyer, Marie-Gabrielle Lallemand et Claudine NĂ©dĂ©lec. [↩] Voir Miriam Speyer, qui signale le rapprochement [↩] Voir sur ce point Elisa Biancardi, “De Madeleine de ScudĂ©ry Ă  madame d’Aulnoy esthĂ©tique galante et merveilleux”, in Madeleine de ScudĂ©ry une femme de lettres au XVIIe siĂšcle, Ă©d. Spica et D. Denis, Presses de l’universitĂ© d’Artois, 2002, URL . [↩] Chez Madame d’Aulnoy, le monde des fĂ©es est un univers aristocratique, Ă©lĂ©gant, oĂč rĂšgnent politesse et bonnes maniĂšre, oĂč l’on cultive l’art et le plaisirs de la cour il est placĂ© sous le signe de “la galanterie et la magnificence” p. 93. On reconnaĂźt dans ces deux mots l’inversion du cĂ©lĂšbre incipit de La Princesse de ClĂšves. Le roman de Madame de Lafayette jouissait dĂ©jĂ  d’un prestige tel1 , que l’effet d’intertextualitĂ© n’a pu Ă©chapper Ă  la conteuse ; elle reprend quasiment la mĂȘme tournure un peu plus loin dans notre volume “la galanterie Ă©galait la magnificence”, p. 250. L’adjectif “magnifique” est rĂ©pĂ©tĂ© Ă  trente-trois reprises dans notre corpus. Il signifie qu’il ne suffit pas aux nobles d’ĂȘtre riches est magnifique “celui qui est splendide, somptueux, qui se plaĂźt Ă  faire dĂ©pense [
]. C’est la principale qualitĂ© des princes d’ĂȘtre magnifiques”, explique FuretiĂšre. Il convient donc aux princes des contes, pour ĂȘtre dignes des fonctions qu’ils occupent, de faire montre de leur fortune. La richesse, partout amplifiĂ©e et exaltĂ©e, s’étale aux yeux de tous “L’on n’a jamais vu tant de richesses ensemble” “La Princesse PrintaniĂšre”, p. 140, et chez Perrault, les miroirs de la Barbe bleue sont “les plus magnifiques qu’on eut jamais vus” p. 220. Si cette magnificence est aussi essentielle, c’est qu’elle constitue le signe extĂ©rieur d’une Ă©thique l’étalage ostentatoire des richesses est la face visible d’une morale de la dĂ©pense, de l’ostentation Ă  laquelle la noblesse est astreinte pour soutenir son rang2. La “prĂ©tention aristocratique”, comme l’écrit Pierre Bourdieu dans La Distinction. Critique sociale du jugement Paris, Éditions de Minuit, 1979, “s’affirme universellement par la destruction de richesses, la dĂ©pense ostentatoire, le gaspillage et toutes les formes du luxe gratuit” ; elle s’oppose ainsi Ă  l’utilitarisme bourgeois, mĂ©prisable car il n’entend que les nĂ©cessitĂ©s Ă©conomiques. Nos contes galants et mondains affichent partout cette “prĂ©tention aristocratique”. Les objets d’art, si importants dans nos contes livres et vitraux dĂ©corĂ©s dans “Le Rameau d’or”, p. 81, histoire gravĂ©e dans le cristal de roche, p. 61, tapisseries chez d’Aulnoy, p. 91 et chez Perrault, p. 188, valent par leur inutilitĂ© mĂȘme comme forme parfaite de distinction, comme l’explique encore Bourdieu. Comme Ă  Versailles, paraĂźtre Ă  la cour des royaumes imaginaires exige de participer au dĂ©ploiement du faste curial la mise Ă©clatante, le luxe, la consommation de prestige sont les marques qui rĂ©vĂšlent les Ăąmes bien nĂ©es, libĂ©rales, “gĂ©nĂ©reuses” p. 79 et 185, en un mot magnifiques et princiĂšres. La magnificence se dĂ©ploie sans frein au cours des cĂ©rĂ©monies, des rĂ©ceptions d’ambassadeurs “il n’y aurait rien de si beau que l’entrĂ©e de Fanfarinet” ou des mariages comme celui de Toute-Belle, “grande fĂȘte” au cours de laquelle “on tapissa les rues, elles furent jonchĂ©es de fleurs, le peuple en foule accourut” p. 223. La pauvretĂ© n’est jamais dĂ©sirable chez Madame d’Aulnoy. Contrairement aux hĂ©ros de l’AstrĂ©e, qui avaient dĂ©libĂ©rĂ©ment abandonnĂ© la cour pour mener une vie simple et modeste, Trognon/Brillante souffre de se voir rĂ©duite Ă  l’état de simple bergĂšre “elle n’était plus qu’une bergĂšre, et la perte de son rang ne laissait pas de lui ĂȘtre sensible” p. 194. DĂ©penser sans compter, tel est le rĂȘve d’un groupe social pour qui la consommation somptuaire est devenue indispensable au maintien de son standing. Plus largement, ce parti pris d’ostentation rejoint une conception théùtrale de l’existence, qui fait de la vie princiĂšre un spectacle dont palais et jardins constituent le dĂ©cor scĂ©nique, et le couple hĂ©roĂŻque, les acteurs privilĂ©giĂ©s la Belle endormie est dĂ©crite comme “le plus beau spectacle que [le prince] eĂ»t jamais vu” p. 194 Si la dĂ©pense est une vertu aristocratique, l’épargne, l’intĂ©rĂȘt ou l’avarice, qualitĂ©s bourgeoises, sont dans nos contes le propre des Ăąmes viles, incapables de se distinguer, ignorantes des codes du savoir-vivre et de la civilitĂ©, Ă©trangĂšres aux plaisirs comme aux exigences de la vie de cour. Le pĂšre de PrintaniĂšre, bien bourgeois et populaire, s’inquiĂšte des frais entraĂźnĂ©s par le mariage de sa fille, “qui nous coĂ»te dĂ©jĂ  si cher” p. 145. Le divertissement principal du mariage de Toute-Belle consiste en un don de numĂ©raires versĂ©s Ă  un public incapable de goĂ»ter des divertissements plus raffinĂ©s p. 224 ces dons en espĂšce sont vulgaires et de mauvais prĂ©sage. Mais ce sont surtout les adversaires qui font figure de contre-modĂšles, parce qu’ils s’opposent Ă  la magnificence entendue comme “vertu qui consiste Ă  dĂ©penser son bien Ă  des choses honorables” FuretiĂšre. Truitonne, qui ne propose que cinq sols Ă  Florine en Ă©change des merveilles qu’elle lui offre, ne songe qu’à faire une bonne affaire p. 127 elle montre par lĂ  l’étendue de sa mesquinerie, et manifeste ainsi, par son attitude Ă©goĂŻste et vĂ©nale, qu’elle est indigne du trĂŽne qu’elle prĂ©tend occuper. Grognon, de mĂȘme, ignore l’art exquis de la consommation gratuite elle thĂ©saurise bourgeoisement ses trĂ©sors dans des tonneaux p. 51, fait des “provisions” pour elle-mĂȘme, soustrait pistoles et louis Ă  l’échange, pour les entasser en vrac et jouir de leur seule possession. De telles crĂ©atures ne sauraient trouver place dans l’univers curial et s’en trouvent toujours exclus au dĂ©nouement des contes. Au delĂ  du cadre et du dĂ©cor, les contes sont porteurs d’une vision du monde aristocratique, perpĂ©tuant les valeurs nobiliaires hĂ©ritĂ©es du moyen-Ăąge esprit chevaleresque et courtois, sens de l’honneur, souci de la gloire et de la grandeur. Le prince de “La Belle au bois dormant” est “poussĂ© par l’amour et par la gloire” p. 192. Avenant, comme les chevaliers errants, vient sans espoir de rĂ©compense au secours du corbeau et du hibou, animaux rĂ©putĂ©s mĂ©prisables il est, au sens cornĂ©lien du terme, “gĂ©nĂ©reux” p. 79, comme l’est aussi le prince Percinet, qui sauve sa maĂźtresse sans extorquer de contrepartie. Les vertueuses princesses, elles aussi, Ă©coutent la voix du devoir. Elles se laissent conquĂ©rir Ă  force de prouesses et d’exploits c’est pour complaire Ă  la Belle aux cheveux d’or qu’Avenant triomphe de Galifron et des dragons, comme avant lui les chevaliers mĂ©diĂ©vaux. L’orgueil du sang reste plus que jamais de mise dans ce microcosme oĂč les protagonistes sont du plus haut lignage “Quatre ou cinq douzaines de princesse du sang” se pressent Ă  l’ambassade de Fanfarinet p. 141, comme le prĂ©cise non sans hyperbole la conteuse. Raymonde Robert a insistĂ© sur l’orgueil de caste qui traversait ces contes marquĂ©s par la morale nobiliaire les rĂ©cits-cadres donnent “l’image d’un groupe social restreint, orgueilleusement repliĂ© sur lui-mĂȘme”3 , mais il en va de mĂȘme Ă  l’intĂ©rieur des rĂ©cits. Toute-Belle, “destinĂ©e Ă  porter une couronne” p. 214 a “l’orgueil” propre Ă  son rang p. 215, et refuse les prĂ©tendants qu’elle juge indignes d’elle. Sa mĂšre, certes soucieuse de trouver un mari Ă  sa fille, s’inquiĂšte nĂ©anmoins qu’elle puisse Ă©pouser “quelque chose au-dessous” d’elle p. 215. Nadine Jasmin parle d’une “exacerbation de l’idĂ©al nobiliaire”4 . HĂ©ros et hĂ©roĂŻnes sont obsĂ©dĂ©s par le risque de mĂ©salliance, dont le Nain menace lui-mĂȘme Toute-Belle en la mettant au dĂ©fi de prĂ©fĂ©rer la mort “Vous aurez au moins la gloire de mourir fille, lui dit-il, et de ne pas mĂ©sallier votre Ă©clatant mĂ©rite avec un misĂ©rable nain tel que moi”, p. 220. . Gracieuse, toute imbue de sa haute naissance, se sent outragĂ©e d’ĂȘtre courtisĂ©e par un simple page “Quoi ! un page, s’écria la princesse, un page a l’audace de me dire qu’il m’aime ! Voici le comble Ă  mes disgrĂąces.”. La reine des MĂ©tĂ©ores reproche Ă  Sans-Pair sa passion “disproportionnĂ©e” pour une “petite bergĂšre” p. 207, objection que le prince ne rĂ©fute pas sur le fond. PrintaniĂšre manque de pĂ©rir pour avoir suivi son cƓur “Je sais que vous n’ĂȘtes pas prince, vous me plaisez autant que si vous l’étiez”, p. 143 la suite de l’histoire condamnera sa lĂ©gĂšretĂ©. La Belle aux cheveux d’or, symĂ©trique de PrintaniĂšre, Ă©pouse avec bonheur l’ambassadeur venu l’épouser au nom de son maĂźtre ; mais le conte souligne discrĂštement la gravitĂ© de la mĂ©salliance le gĂ©ant Galifron a pour anagramme forligna. Le mot suggĂšre que la Belle s’est mariĂ©e au-dessous d’elle “Forligner
 on le dit particuliĂšrement de ceux qui se sont mĂ©salliĂ©s”, Ă©crit FuretiĂšre. Plusieurs contes de Perrault semblent admettre plus de fluiditĂ© sociale Cendrillon, fille de hobereau, Ă©pouse un prince, de mĂȘme que l’hĂ©roĂŻne des “FĂ©es”, mais dans ce dernier conte, l’intention satirique est si forte qu’il serait imprudent de conclure Ă  une sympathie plus grande de Perrault pour les unions socialement mixtes. Mademoiselle, alias Elisabeth-Charlotte d’OrlĂ©ans 1676-1744, fille de Madame et de Monsieur, aurait-elle inspirĂ© “La Belle” et “Toute-Belle” ? Cliquer pour agrandir. L’ombre des Grands de la cour flotte sur nos deux volumes, dĂ©diĂ©s Ă  deux princesses du sang, la Palatine et sa fille, Elisabeth-Charlotte d’OrlĂ©ans. Madame d’Aulnoy n’oublie pas non plus, de faire sa cour Ă  la nouvelle coqueluche de la cour, la jeune et brillante Marie-AdĂ©laĂŻde de Savoie, qui, Ă  douze ans, en dĂ©cembre 1697, devient l’épouse du duc de Bourgogne, petit-fils du roi et destinĂ© Ă  lui succĂ©der un jour DĂ©sirĂ©e “avait les mĂȘmes attraits / Que fit briller AdĂ©laĂŻde, / Quant, l’hymen lui servant de guide, / Elle vint dans ces lieux pour cimenter la paix”, p. 258. La vivacitĂ© de la jeune Savoyarde Ă©gayait Versailles en ces annĂ©es sombres, et rĂ©jouissait en particulier le roi qui rapidement ne put se passer de sa prĂ©sence. “Il ne faut Ă  votre Cour que de jolies personnes”, reprochait Magotine Ă  la mĂšre de Laideronette au seuil de “Serpentin Vert” tels sont en effet les seuls habitants admis Ă  frĂ©quenter les palais de fĂ©erie. Aux princesses nommĂ©ment dĂ©signĂ©es s’ajoutent de possibles allusions. Ute Heidmann5 voit dans “La Belle” un double d’Elisabeth-Charlotte, destinataire des Histoires ou contes du temps passĂ© en effet, malgrĂ© la noblesse de son lignage, “Mademoiselle Ă©tait une victime de guerre”6 , condamnĂ©e par la situation internationale Ă  rester cĂ©libataire le temps du conflit. A l’époque des contes, elle s’apprĂȘtait, disait-on, Ă  coiffer sainte Catherine. Le parallĂšle avec une princesse condamnĂ©e Ă  “attendre cent ans pour avoir un Ă©poux”, “et toujours en dormant”, est effectivement trĂšs tentant. Est-il interdit de voir aussi des Ă©chos des relations entre la Palatine et sa fille dans les personnages royaux du “Nain Jaune” ? Toute-Belle, orgueilleuse, rejetant toutes les propositions par crainte de mĂ©salliance, n’est pas sans entretenir aussi des ressemblances avec Elisabeth-Charlotte, dont le caractĂšre Ă©tait difficile et hautain, et que Madame d’Aulnoy dĂ©signe comme “destinĂ©e Ă  porter une couronne” p. 214 on reconnaĂźt ici quasi les mĂȘmes termes que ceux de l’épigraphe des Histoires ou contes du temps passĂ©, “Je suis belle et suis nĂ©e / Pour ĂȘtre couronnĂ©e”7 . “On la voyait presque toujours vĂȘtue en Pallas ou en Diane
”. Portrait de Mademoiselle, Élisabeth Charlotte of Bourbon-OrlĂ©ans 1676-1744, en Diane, conservĂ© au palais de chasse des Stupinigi. Merci Ă  Constance Cagnat d’avoir signalĂ© ce rapprochement. L’acharnement de la reine Ă  marier la princesse rappelle les tentatives dĂ©sespĂ©rĂ©es de la Palatine pour trouver un parti Ă  Elisabeth-Charlotte, jusqu’à jeter les yeux sur Guillaume d’Orange, roi d’Angleterre, principal adversaire de la France au cours de la Guerre de la Ligue d’Augsbourg. Cette alliance matrimoniale, Ă©videmment, ne put se conclure. “Le Nain Jaune” relaterait-il de façon allĂ©gorique la tentative de mariage ratĂ© avec Guillaume d’Orange ? On peut en faire l’hypothĂšse la rĂ©pugnante crĂ©ature n’est pas sans ressembler par la couleur Ă  “l’Oiseau Jaune” qui dĂ©signe sans ambiguĂŻtĂ© le roi d’Angleterre dans “Sans Parangon” de PrĂ©chac, conteur lui-mĂȘme trĂšs liĂ© aux OrlĂ©ans8 . Par ailleurs, la mise en cause des prouesses sexuelles dont est capable le Nain “elle m’aura jour et nuit auprĂšs d’elle, beau, dispos et gaillard comme vous me voyez” est Ă©videmment ironique, p. 218 fait Ă©cho aux rumeurs sur l’homosexualitĂ© de Guillaume d’Orange, et auxquels la Palatine contribua9 . L’histoire finira plus mal pour Toute-Belle que pour Mademoiselle celle-ci finira par se marier aprĂšs la guerre, Ă  un Ăąge avancĂ© pour une princesse de l’époque, en 1698, avec LĂ©opold Ier. Elle deviendra alors duchesse de la “cour souveraine de Lorraine”, créée la mĂȘme annĂ©e. Notons pour terminer que, dans “La Princesse Rosette”, l’expression puĂ©rile employĂ©e par la narratrice, “il n’y avait ni Monsieur ni Madame qui ne s’en retournassent contents”, p. 162 peut aussi renvoyer au frĂšre du roi et Ă  son Ă©pouse, la princesse Palatine. Madame, alias Élisabeth-Charlotte de BaviĂšre, d’aprĂšs Hyacinthe Rigaud, 1713. Cliquer pour agrandir. Madame de Lafayette est proposĂ©e en modĂšle par LhĂ©ritier, voir plus haut [↩] Sur la magnificence, voir en particulier Nadine Jasmin, Mots et merveilles, op. cit., p. 248-259. [↩] Le Conte de fĂ©es littĂ©raire en France, op. cit., p. 350. [↩] Nadine Jasmin, Mots et merveilles, op. cit., p. 207 sqq. [↩] Ute Heidmann, Ces images qui dĂ©trompent
 Pour une lecture iconotextuelle des recueils manuscrit 1695 et imprimĂ© 1697 des contes de Perrault », FĂ©eries, 11 2014. URL [↩] Arlette Lebigre, La Princesse Palatine, Paris, Albin Michel, 1986. [↩] Texte malheureusement absent de notre Ă©dition on se reportera Ă  la section des illustrations et des textes originaux du prĂ©sent blog. [↩] PrĂ©chac Ă©tait gentihomme ordinaire d’OrlĂ©ans et avait Ă©tĂ© professeur d’espagnol de Marie-Louise. Voir notre Ă©dition des conteurs masculins de la fin du XVIIe siĂšcle, Paris, Champion, 2005. [↩] “Ce qu’on dit du roi Guillaume n’est que trop vrai, il change souvent de favori, aprĂšs Bentick et Keppel, il en a un autre. Il n’y a rien d’étonnant que sa femme n’ait pas eu de rivale de son vivant. Ceux qui ont ces goĂ»ts-lĂ  se moquent pas mal des femmes”, la princesse Palatine est ici citĂ©e par Michel LariviĂšre, Dictionnaire historique des cĂ©lĂšbres, 2017. [↩] L’ñge du rococo, qui naĂźt Ă  la toute fin du XVIIe siĂšcle et envahit l’Europe dans les dĂ©cennies suivantes, correspondit prĂ©cisĂ©ment au siĂšcle des contes. Style dĂ©coratif du XVIIIe siĂšcle », le rococo est caractĂ©risĂ© par la profusion ornementale, le goĂ»t des courbes et des contrecourbes, des formes tourmentĂ©es, des couleurs variĂ©es », explique Raymonde Robert qui voit dans les contes de l’époque des Ă©chos du goĂ»t naissant pour le rococo1 . Les premiers ornemanistes qu’on associera plus tard au style “rococo” sont les exacts contemporains de nos conteurs Jean BĂ©rain pĂšre 1640-1711, qui donnera naissance au “style BĂ©rain”, ou Pierre Lepautre 1652-1716, dont les rĂ©alisations exercĂšrent rapidement une influence internationale. Style BĂ©rain. Cliquer pour agrandir. Ces liens entre féérie et rococo ont Ă©tĂ© confirmĂ©s et approfondis rĂ©cemment par Kim Gladu, qui souligne en particulier la relation Ă©troite entre galanterie et rococo. Le conte est l’un des lieux oĂč se manifeste le plus fortement cette intrication2. Rococo et galanterie partagent bien des points communs Ă  la surenchĂšre dĂ©corative et Ă  la dĂ©licatesse ornementale rĂ©pond une littĂ©rature du plaisir, de la grĂące, de la sĂ©duction, et de l’abondance stylistique. La galanterie littĂ©raire se plaira Ă  mettre en scĂšne certains des procĂ©dĂ©s esthĂ©tiques les plus rĂ©pandus dans l’art rococo une surabondance d’ornements dĂ©coratifs, une galantisation » des thĂšmes mythologiques, une reprĂ©sentation de l’amour que marque la voluptĂ© et une idĂ©e du bonheur qui prend diverses formes, allant d’une nostalgie de l’ñge d’or pastoral aux plaisirs bachiques de la sociabilitĂ© Si l’esthĂ©tique rococo convient si bien au conte de fĂ©es, expliquait dĂ©jĂ  Jean Starobinski dans L’Invention de la libertĂ©, c’est que l’un comme l’autre sont associĂ©s au fĂ©minin et aux puĂ©rilitĂ©s. La vogue europĂ©enne du conte de fĂ©es [
] accentue encore le climat d’enfantillage ou d’amenuisement dont le rococo s’accompagne »4 , et qui domine par exemple dans “La Princesse Rosette”, le plus infantile des contes de notre corpus, comme on l’a vu. Bien des Ă©lĂ©ments dĂ©coratifs dans nos textes rĂ©vĂšlent l’affinitĂ© entre nos contes et le style rococo ou style rocaille qui Ă©mergeait alors, et qui Ă©tait appelĂ© Ă  dominer dans les intĂ©rieurs mondains pendant une grande partie du XVIIIe siĂšcle. Pierreries, bibelots, dorures, dĂ©corations fleuries, grottes et rocailles, palais de cristal, gazons semĂ©s de rubis et d’émeraudes, volutes serpentines et arabesques sinueuses reflĂštent dans nos contes le goĂ»t pour une dĂ©coration d’intĂ©rieur luxueuse et intime, qui s’accorde avec un esprit galant placĂ© de plus en plus sous le signe de l’hĂ©donisme. FraĂźcheur et grĂące ingĂ©nieuse, volontiers teintĂ©es d’un Ă©rotisme dĂ©licat, sont autant de caractĂšres qu’on retrouve, transposĂ©s, dans l’esthĂ©tique des contes de fĂ©es, qui sont comme des copies embellies, exubĂ©rantes et prolifĂ©rantes, des mobiliers et des dĂ©cors du temps. Notre corpus ne retient pas les extraordinaires “girandoles” de “La Chatte blanche”, chandeliers torsadĂ©s ornĂ©s de pendeloques dans le pur goĂ»t rococo ; nĂ©anmoins, nos contes ne manquent pas de nacre, de perles, de lustres, de lumiĂšre, et de mille exemples d’une ornementation superflue constitutive de l’esthĂ©tique rocaille. Cabinet attribuĂ© Ă  Pierre Gole 1670, conservĂ© Ă  Nostell Priory, et inspirĂ© par le grand Cabinet rĂ©alisĂ© pour Louis XIV, aujourd’hui disparu. Cliquer pour agrandir. “La richesse des meubles” “Le Rameau d’or”, p. 183, dont les tiroirs sont “en cristal de roche gravĂ©, ou d’ambre, ou de pierres prĂ©cieuses”, dĂ©corĂ©s de “nacre de perle” p. 181 rappellent les marqueteries des Ă©bĂ©nistes du roi travaillant aux Gobelins, AndrĂ©-Charles Boulle 1642-1732 ou Pierre Gole 1620-1684. On doit Ă  ce dernier un “grand cabinet” que les factures des livraisons Ă  la couronne dĂ©crivent en des termes semblables Ă  ceux bientĂŽt employĂ©s pour le mobilier des contes de fĂ©es, ainsi ce “fond d’ivoire Ă  fleurs, oiseaux et papillons de bois de diverses couleurs
”5 . Les meubles ne sont pas moins somptueux chez Perrault, en particulier chez la Barbe Bleue, oĂč l’on ne saurait compter “le nombre et la beautĂ© des tapisseries, des lits, des sofas, des cabinets, des guĂ©ridons, des tables et des miroirs” p. 222. L’exotique sofa, au sens de canapĂ© d’inspiration orientale, Ă©tait si nouveau Ă  l’époque, que FuretiĂšre ne retient pas cette acception du terme dans son Dictionnaire universel. Dans “Le Rameau d’or”, c’est toute la dĂ©coration intĂ©rieure qui se trouve envahie par un luxe rococo “vestibule tout de porphyre”, “degrĂ© d’agate dont la rampe Ă©tait d’or”, “salon tout de lapis” p. 183. Vase milanais en cristal-de-roche, entrĂ© dans la collection du roi avant 1673 et conservĂ© aujourd’hui au musĂ©e du Louvre. Cliquer pour agrandir. Dans “Le Nain Jaune”, les prĂ©cieux “vases d’or d’un travail merveilleux”, voisinant “l’ambre gris”, “le corail”, et “les perles”, ou, dans “La Chatte blanche”, les “vases en cristal de roche” paraissent sortis tout droit de l’incroyable collection de vases de grand prix que possĂ©dait le Dauphin6 . Reconstitution 3D par le MusĂ©um national d’histoire naturelle du Diamant bleu. Cliquer pour agrandir. Le “cƓur d’un rubis gros comme un Ɠuf d’autruche” p. 97 peut avoir Ă©tĂ© inspirĂ© par le “diamant bleu de la Couronne de France”, venu d’Inde, retaillĂ© en forme de cƓur dans les annĂ©es 1670 par le bijoutier Pittau, et qui devait devenir l’un des plus fabuleux joyaux de la couronne de France jusqu’à sa disparition en 1792. La fourchette, apparue depuis peu sur les tables de la cour, rejoint chez Perrault la cuiller et le couteau dans le palais de la Belle p. 186. ThĂ©iĂšre en porcelaine tendre de Saint-Cloud c’est-Ă -dire sans kaolin. L’objet reprĂ©sentĂ© date de 1720, mais la manufacture commence Ă  produire dĂšs la fin du XVIIe siĂšcle. Cliquer pour agrandir. Il en va de mĂȘme de la porcelaine, alors rare, coĂ»teuse Ă  faire venir de Chine, et complexe Ă  fabriquer en occident Ă  une date oĂč l’on n’y incorporait pas encore de kaolin il fallait donc Ă©viter de les briser par maladresse, comme la princesse de “Riquet Ă  la houppe”, qui “n’eĂ»t pu ranger quatre porcelaines sur le bord d’une cheminĂ©e sans en casser une” p. 276. Les contes reflĂštent ainsi la pullulation » contemporaine des menus objets bibelots venus de Chine, porcelaines dĂ©coratives, bonbonniĂšres, tabatiĂšres miniatures. »7 . La porcelaine, dont le secret sera bientĂŽt percĂ© en Europe, est appelĂ©e Ă  prolifĂ©rer encore bien davantage dans la féérie du XVIIIe siĂšcle “L’origine des Pagodes”, conte de 1731, raconte ainsi l’histoire d’un prince mĂ©tamorphosĂ© en pot Ă  thĂ©. Les grands miroirs, dont nous parlions Ă  la fin du billet prĂ©cĂ©dent, constituent la piĂšce rococo par excellence, surtout lorsqu’ils sont finement dĂ©corĂ©s, comme ceux de la Barbe bleue, oĂč l’on trouve des miroirs oĂč l’on se voyait depuis les pieds jusqu’à la tĂȘte, et dont les bordures, les unes de glace, les autres d’argent et de vermeil dorĂ©, Ă©taient les plus belles et les plus magnifiques qu’on eĂ»t jamais vues. p. 220 Les motifs floraux constituent un autre Ă©lĂ©ment trĂšs prĂ©sent dans la dĂ©coration rococo, qui se plaĂźt aux motifs vĂ©gĂ©taux exubĂ©rants, comme ces “feuilles d’émeraude” sur la couronne de Gracieuse p. 52. Plus gĂ©nĂ©ralement, c’est la nature tout entiĂšre qui s’artificialise et devient dĂ©coration rococo rien de moins naturelle que la vĂ©gĂ©tation des contes. Les plantes n’y sont que des bibelots en forme de vĂ©gĂ©taux, ainsi dans “Le rameau d’or”, oĂč le rameau apparaĂźt tout chargĂ© de rubis qui formaient des cerises » p. 184 et de nouveau p. 211. Lorsque Grillon, Sauterelle et Souris parviennent au rameau enchantĂ©, ils dĂ©couvrent un jardin artificiel et minĂ©ral, dont les fleurs sont de pierres prĂ©cieuses, et dans lesquels l’on reconnaĂźt le goĂ»t du rococo pour la minĂ©ralisation des motifs naturels ». Ils arrivĂšrent ainsi au Rameau d’Or. Il Ă©tait plantĂ© au milieu d’un jardin merveilleux ; au lieu de sable, les allĂ©es Ă©taient remplies de petites perles orientales plus rondes que des pois ; les roses Ă©taient de diamants incarnats, et les feuilles d’émeraudes, les fleurs des grenades, de grenats ; les soucis, de topazes les jonquilles, de brillants jaunes ; les violettes, de saphirs les bluets, de turquoises ; les tulipes, d’amĂ©thystes, opales et diamants p. 210 Les animaux n’ont pas plus de rĂ©alitĂ© biologique dans cette nature factice le papillon, animal rococo qui figurera bientĂŽt sur les tentures de Chantilly8 , n’est qu’un matĂ©riau dĂ©coratif entre les mains des artistes habiles ainsi les tailleurs et couturiĂšres qui confectionnent la tenue de PrintaniĂšre, vĂȘtue d’une “jupe d’ailes de papillons d’un travail merveilleux”. Le motif rĂ©apparaĂźt ailleurs dans le corpus, ainsi dans “La Chatte blanche”, le plus rococo des contes de Madame d’Aulnoy, oĂč les ailes dĂ©licates servent Ă  la dĂ©coration du palais, et qui constituent comme des fleurs superlatives, selon un procĂ©dĂ© qui s’apparente Ă  ces mĂ©taphores au carrĂ© dĂ©crites par Jean Rousset dans CircĂ© et le paon9 tout Ă©tait tapissĂ© d’ailes de papillon, dont les diverses couleurs formaient mille fleurs diffĂ©rentes ». De mĂȘme, dans Le Prince Marcassin », le gazon naturel sur lequel la princesse pense ĂȘtre couchĂ©e est-il en fait un matelas ce lit qui vous paraĂźt de mousse est d’excellent duvet et de fine laine ». Chez Madame d’Aulnoy, l’art imite la nature, et non l’inverse, comme le montrent les bouquets de pierreries qui imitaient la couleur des fleurs », offertes par l’Oiseau bleu Ă  Florine p. 109. La nature dans les contes n’entretient en rien un rapport mimĂ©tique avec l’humble rĂ©alitĂ© des champs et des bois elle n’est qu’un dĂ©cor factice en style rocaille, qui a pour effet de transformer le conte tout entier en objet d’art dĂ©coratif. Le rococo n’est pas seulement un cadre dans lequel s’insĂšre une narration il existe un rapport d’homologie entre style dĂ©coratif et esthĂ©tique des contes, bien remarquĂ© par Raymonde Robert10 , perceptible par exemple dans les longues descriptions inutiles Ă  l’action, sans rĂ©elle fonction narrative, et qui sont l’équivalent littĂ©raire des surcharges dĂ©coratives des architectures rocaille, purement ornementales et qui ne visent qu’au pur plaisir. Prolongements Raymonde Robert, “DĂ©cor de la fĂ©erie, fĂ©erie du dĂ©cor”, in Le Conte de fĂ©es littĂ©raire en France, op. cit., p. 371-388. Kim Gladu FĂ©erie du dĂ©cor », in La grandeur des petits genres. L’esthĂ©tique rococo Ă  l’ñge de la galanterie, sous la direction de Kim Gladu, Hermann, 2019, p. 213-229, URL Pour une discussion rĂ©cente sur la pertinence de la notion de “rococo”, voir Floriane DaguisĂ©, “Le rococo une coquille vide ? Pertinence et impertinence d’une construction historiographique”, en ligne sur le carnet du “SĂ©minaire XVII” Voir le chapitre que Raymonde Robert consacre Ă  cette question dans son Conte de fĂ©es littĂ©raire en France, op. cit., p. 379 sqq. [↩] Gladu Kim, La grandeur des petits genres. L’esthĂ©tique rococo Ă  l’ñge de la galanterie. Hermann, Les collections de la RĂ©publique des Lettres », 2019. [↩] Kim Gladu, ibid., “FĂ©erie du dĂ©cor” [↩] Jean Starobinski, L’Invention de la libertĂ©, Skira, 1964 p. 23; reparu chez Gallimard. [↩] ThĂ©odor Herman Lunsingh Scheurleer, Pierre Gole, Ă©bĂ©niste de Louis XIV, Editions Faton, 2005. [↩] Voir StĂ©phane Castelluccio, “La collection de vases en pierres dures du Grand Dauphin”, Versalia. Revue de la SociĂ©tĂ© des Amis de Versailles, 2001, 4, p. 38-59. [↩] Jean Starobinski, L’Invention de la libertĂ©, Skira, REF, p. 23. [↩] Voir Kim Gladu, ibid. [↩] J. Rousset, CircĂ© et le paon. La littĂ©rature baroque en France, Paris, J. Corti, 1954. [↩] Le Conte de fĂ©es littĂ©raire en France, op. cit., p. 376. [↩] Pendant longtemps, les cercles littĂ©raires du XVIIe siĂšcle n’eurent pas bonne presse les PrĂ©cieuses Ă©taient nĂ©cessairement ridicules. Lagarde et Michard se montrent certes assez neutres et mĂȘme laudatifs lorsqu’ils Ă©voquent la Chambre bleue de Madame de Rambouillet, mais les autres salons, de la fin du XVIe jusqu’aux annĂ©es 1660, leur paraissent surtout s’abandonner “aux excĂšs de la PrĂ©ciositĂ© la plus ridicule”1 . Le cĂ©lĂšbre manuel approuve le point de vue trĂšs critique adoptĂ© par MoliĂšre, Boileau et l’abbĂ© de Pure Ă  l’encontre des femmes Ă©crivains et de leurs amis2 . Une mise en contexte historique et social ne tourne pas non plus nĂ©cessairement en faveur de nos auteurs et autrices pendant qu’une Ă©lite Ă©troite et polie se livrait dans les salons aux extravagances vestimentaires, pratiquait un badinage enjouĂ© et ludique, s’abandonnait aux Ă©lĂ©gances futiles et frivoles, et se ruinait en dĂ©penses somptuaires, “vingt millions de Français” mouraient littĂ©ralement de faim les annĂ©es 1693-1694, au moment mĂȘme oĂč Perrault et Boileau Ă©changeaient des amabilitĂ©s et oĂč les Modernes composaient leurs contes “à la mode”, furent catastrophiques pour les Français qui succombaient au froid, Ă  la guerre et Ă  la famine3 . Il ne faut donc pas s’étonner si, pendant longtemps, “PrĂ©ciositĂ©â€ et esprit salonnard subirent un discrĂ©dit, en particulier Ă  l’époque oĂč les approches marxisantes dominaient la critique littĂ©raire. Au seuil des annĂ©es 1980, Raymonde Robert manifestait encore bien des rĂ©serves lorsqu’elle Ă©voquait le monde des contes, nĂ©s selon elle dans un “climat de coterie”, et reflet embelli d’aspirations Ă©manant d’un groupe d’aristocrates rĂȘvant de profusion et de richesses. Aujourd’hui, l’esthĂ©tique des salons est réévaluĂ©e on dĂ©couvre, depuis une vingtaine d’annĂ©es, que la mondanitĂ© expĂ©rimentait une forme de sociabilitĂ©, et travaillait Ă  l’indĂ©pendance ainsi qu’à la promotion des femmes, talentueuses et Ă©duquĂ©es. Ces cercles n’étaient pas si fermĂ©s, au contraire, puisqu’ils Ă©taient prĂ©cisĂ©ment ouverts Ă  un public dĂ©pourvu d’érudition et de formation scolaire. Quant Ă  nos contes, loin d’ĂȘtre dĂ©crochĂ©s de toute rĂ©alitĂ© concrĂšte, ils proposaient souvent une peinture satirique et critique de leur Ă©poque, et Ɠuvraient Ă  une modification des rapports entre les genres. Les conteuses et leur public ne sont justement pas de ces PrĂ©cieuses “toujours tendres et sĂ©rieuses” [qui] ”ne veulent ouĂŻr parler que d’affaires de cƓur”, ironise Perrault p. 165. Effectivement les conteuses n’avaient rien de prudes effarouchĂ©es Ă  la moindre syllabe sale. Certaines menaient une vie dĂ©sordonnĂ©e et scandaleuse Madame d’Aulnoy, Ă  l’époque qui nous intĂ©resse, sort Ă  peine d’un “confinement” conventuel oĂč l’avaient menĂ©e, par ordre du roi, ses crimes et sa passion du jeu. Madame de Murat, libertine et lesbienne, est marginalisĂ©e et bientĂŽt exilĂ©e puis enfermĂ©e. La vie de Mademoiselle de LhĂ©ritier est plus rangĂ©e, mais c’est peut-ĂȘtre aussi qu’elle n’est pas bien riche, et ne vit que grĂące Ă  la gĂ©nĂ©rositĂ© de quelques protectrices haut placĂ©es, comme la duchesse d’Epernon, dĂ©dicataire des Enchantements de l’éloquence. Si les hĂ©roĂŻnes des contes se meuvent avec une aisance apparente dans la culture mondaine, les autrices ne sauraient entretenir qu’un rapport dĂ©calĂ© avec cet univers de prestige et de dĂ©pense qu’elles nous donnent Ă  lire. Nous verrons au cours des prochains billets que, certes, les contes mettent en scĂšne l’univers curial et mondain, mais que bien des dissonances interdisent d’y voir seulement le reflet idĂ©alisĂ© d’une Ă©lite apaisĂ©e et harmonieuse. En outre, nous verrons qu’il est difficile de traiter ici conjointement le cas de madame d’Aulnoy et celui de Perrault celui-ci, dans certains de ses textes, semble s’écarter de la formule pratiquĂ©e par l’ensemble des conteuses de son temps. * Louis XIV dans le rĂŽle d’ de Gissey, Ballet de la nuit, 1653. Mss BibliothĂšque de l’Institut. Cliquer pour agrandir Les Ɠuvres de Madame d’Aulnoy sont Ă  l’évidence imprĂ©gnĂ©es de culture galante et aristocratique. Telle est l’une des particularitĂ©s du conte de fĂ©es littĂ©raire français, qui se distingue de ce point de vue des textes populaires, mais aussi de ceux de Straparole et de Basile les rĂ©cits se dĂ©roulent dans un cadre curial raffinĂ© et luxueux, complaisamment dĂ©crit. Les personnages y sont des rois, des reines, de “grands” et de “petits” princes Aulnoy, p. 160, et des princesses toujours les plus belles du monde Perrault, p. 192. La cĂ©lĂšbre formule d’ouverture, “il Ă©tait une fois” ou “il y avait une fois”, prĂ©tend nous entraĂźner dans un “royaume de fĂ©erie” merveilleux ou fantastique. En rĂ©alitĂ©, l’univers des contes reflĂšte Ă  bien des Ă©gards la sociĂ©tĂ© mondaine dans laquelle Ă©voluent autrices et lectrices des contes ils sont des “miroirs de leur temps”, Ă©crit Raymonde Robert, qui insiste sur l’idĂ©alisation de ce cadre curial et mondain. Le dĂ©cor somptueux, les fĂȘtes omniprĂ©sentes renvoient aux divertissements goĂ»tĂ©s par l’élite Ă  la fin du siĂšcle l’on donne dans les contes Ă  notre programme des “parties de plaisirs” Aulnoy, p. 98 ainsi que “bal, ballet et comĂ©die” Ă  l’aprĂšs-dĂźnĂ©e p. 143, comme l’on faisait chez le roi ou au chĂąteau de Sceaux, ailleurs encore des “courses de bague” dans “Le Prince Marcassin” par exemple, jeu Ă©questre qui a succĂ©dĂ© au tournoi mĂ©diĂ©val. De mĂȘme dans “La Barbe bleue”, oĂč “ce n’était que promenades, que parties de chasse et de pĂȘche, que danses et festins, que collations on ne dormait point, et on passait toute la nuit Ă  se faire des malices les uns aux autres” p. 220. Dans “La Belle aux cheveux d’or”, l’on “soupe Ă  merveille” p. 78. On aime les curiositĂ©s Ă©tranges, les animaux rares, colorĂ©s, exotiques, “toutes sortes de bĂȘtes rares” p. 167 paons dans “La Princesse Rosette” p. 162, Ă©lĂ©phants p. 140, perroquets p. 68, singes Ă©galement chez Perrault p. 198, mais aussi animaux de compagnie, rĂ©servĂ©s aux plus fortunĂ©s, comme Pouffe Perrault, p. 191 ou FrĂ©tillon Aulnoy, p. 165. Philippe de Champaigne, VanitĂ©. DĂ©tail. Cliquer pour agrandir. Madame d’Aulnoy nous en prĂ©vient dĂšs le titre de sa seconde sĂ©rie de publications ses fĂ©es sont “à la mode” nos contes de fĂ©es comportent de nombreuses allusions trĂšs prĂ©cises et concrĂštes aux raffinements de l’existence dans la haute sociĂ©tĂ©. Le nom mĂȘme de la fĂ©e Tulipe, protectrice de la reine dans “La Biche au bois” p. 264, suffit Ă  renvoyer Ă  cette atmosphĂšre de dĂ©pense, de luxe et de vanitĂ© depuis que la tulipe avait fait l’objet de spĂ©culations qui avaient dĂ©bouchĂ© sur le premier crash Ă©conomique de l’histoire moderne 1637, elle Ă©tait dĂ©sormais le symbole des beautĂ© Ă©phĂ©mĂšres, fragiles, et inutiles, prĂ©sent sur nombre de natures mortes, mais figurant aussi Ă  ce titre dans le chapitre XIII des CaractĂšres de La BruyĂšre justement consacrĂ© Ă  la mode. Les contes apparaissent ainsi greffĂ©s sur une rĂ©alitĂ© d’autant plus insaisissable pour nous que la mode est, par essence, fugitive quelques Ă©claircissements sont nĂ©cessaires. Les tissus et les accessoires vestimentaires sont prĂ©cisĂ©ment documentĂ©s “Toile de hollande” p. 325, “garniture” et â€œĂ©pingles d’Angleterre” Perrault p. 260 et Aulnoy, p 176 sont un luxe quasi inaccessible, au sortir de longues annĂ©es de guerre marquĂ©es par les blocus maritimes. Quant aux “dentelles” et aux “bas de soie”, ils ne sont pas rĂ©servĂ©s aux Ă©lĂ©gantes mais portĂ©s aussi par les hommes ; le roi des Mines d’or dĂ©cide mĂȘme pour tromper la FĂ©e du DĂ©sert d’arborer des mouches, rĂ©servĂ©es aux dames coquettes p. 230. Fanfarinet est Ă©galement parĂ© avec une extravagance qui aurait dĂ» inquiĂ©ter la princesse et ses suivantes p. 139. Fanfarinet avait un habit tout en broderie, des perles, des bottes d’or, des plumes incarnates, des rubans partout, et tant de diamants car le roi Merlin en avait des chambres pleines que le soleil brillait moins que lui. p. 139 Dans “La Belle au bois dormant”, on recourt pour tenter de rĂ©veiller la princesse Ă  “l’eau de la reine de Hongrie” p. 189, parfum prĂ©cieux Ă  base d’alcool, utilisĂ© aussi Ă  des fins thĂ©rapeutiques, dont Madame de SĂ©vignĂ© faisait grand usage. La tentetive Ă©choue la technique moderne, pour une fois, Ă©choue ici face aux sortilĂšges de fĂ©es. Les raffinements de la table ne sont pas oubliĂ©s, en ce siĂšcle de Louis XIV qui connut aussi une rĂ©volution culinaire4 si la “sauce Robert”, Ă  la moutarde et aux petits oignons, est plutĂŽt un assaisonnement d’autrefois, dĂ©jĂ  connu de Rabelais, le chocolat en revanche, qui tourne la tĂȘte de Fanfarinet, est nouvellement introduit en France p. 142. On trouve aussi, dans “Le Mouton”, force cafĂ©s, sorbets, limonades, tels qu’on les servait depuis peu 1686 au cafĂ© Procope. Un cavalier et une dame buvant du chocolat, Robert Bonnart 1652-1733, BnF, dĂ©partement des Mss. Cliquer pour agrandir. Les uns prenaient du cafĂ©, du sorbet, des glaces, de la limonade, les autres des fraises, de la crĂšme et des confitures les uns jouaient Ă  la bassette, d’autres au lansquenet. Madame d’Aulnoy, Le Mouton Rosette se rĂ©gale aussi de “confitures”, que FrĂ©tillon dĂ©robe au chĂąteau. Il peut s’agir de confiture liquide, ou plus vraisemblablement de fruits confits, qu’on appelait “confitures sĂšches” et qui “s’emportent dans la poche” FuretiĂšre. Les mĂ©tiers de confiseur et de confiturier Ă©taient Ă  la mode on avait publiĂ© un traitĂ© sur la maniĂšre de confire les fruits, en 1689, Le TraitĂ© de confitures, ou le nouveau et parfait confiturier. “
Les unes lui apportĂšrent des confitures, les autres du sucre” La Princesse Rosette, cliquer pour agrandir Quant Ă  PrintaniĂšre, elle trouve dans les buissons d’une Ăźle dĂ©serte “dragĂ©es” et “tartelettes” en provenance directe du pĂątissier Le Coq p. 152 Ă  l’invraisemblance s’ajoute le tĂ©lescopage entre rĂ©cit fĂ©erique censĂ© se dĂ©rouler autrefois, et realia en vogue dans le Paris chic. Ces accessoires dernier cri et autres friandises de luxe crĂ©ent une connivence avec le public mondain l’élite parisienne des annĂ©es 1690 identifiait aussitĂŽt ces dissonances modernes dans des contes rĂ©putĂ©s anciens et populaires, et manifestaient le triomphe du raffinement et du savoir-vivre national, dans un esprit moderne cĂ©lĂ©brant le progrĂšs et le raffinement des mƓurs, Marie-Anne de BaviĂšre, Grande Dauphine de France 1660-1690, avec ses mouches et sa petite chienne BibliothĂšque nationale de France. Cliquer pour agrandir. De semblables rĂ©fĂ©rences aux boutiques Ă  la mode Ă©maillent certains contes de Perrault. Dans “Cendrillon”, Perrault mentionne “la bonne faiseuse” p. 261 le Livre commode des adresses de Paris pour 1692, sorte de Petit FutĂ© du Paris du Grand SiĂšcle, explicite cette expression “La bonne faiseuse de mouches demeure rue Saint-Denis Ă  la Perle des Mouches”5 . Il peut s’agir de la femme Chevalier, grand-mĂšre du financier Samuel Bernard. Vers 1690, la reine Marie d’Angleterre fut elle aussi une fashion victim succombant aux influences françaises elle portait la fontange gravure de John Smith d’aprĂšs Jan van der Vaart. Cliquer pour agrandir. De mĂȘme, la “bonne coiffeuse” a pu ĂȘtre identifiĂ©e il s’agit d’une “Mademoiselle Cochois rue Briboucher prĂšs Saint-Josse [
] fort stylĂ©e aux coiffures de toiles et de dentelles pour dames”. Les coiffures, dĂ©crites avec attention, renvoient aussi Ă  la mode de l’époque les “cornettes Ă  deux rangs” qu’on voit sur la tĂȘte des sƓurs de Cendrillon, sont des “coiffures Ă©levĂ©es” en vogue depuis peu de temps, explique dans Le ParallĂšle Perrault lui-mĂȘme. Elles seraient donc assez semblables aux fontanges, sur lesquelles notre conteur a composĂ© une comĂ©die6, et qu’on retrouve par exemple sur la tĂȘte de la reine du Nain Jaune aprĂšs son expĂ©dition au dĂ©sert p. 218, ou sur la tĂȘte de Carabosse p. 156 — mais c’est ici un “gros crapaud qui servait de fontange”. “La mode en ce temps-là
 “ les cheveux se portaient longs au dĂ©but de la Renaissance. Lucas Cranach, Princesse Sibylle, 1526, chĂąteau de Weimar. Cliquer pour agrandir Comme Perrault, qui connaĂźt bien “chaperons” et “collets montĂ©s” p. 195 et 207-211, Madame d’Aulnoy n’ignore rien des modes d’autrefois elle sait qu’à la fin du Moyen-Âge ou au dĂ©but de la Renaissance, l’usage Ă©tait de “laisser tomber” les cheveux “sur les Ă©paules”, et de les “laisser flotter au grĂ© du vent” p. 52, ainsi que l’iconographie nous le confirme. Versailles, pour n’ĂȘtre plus dans les annĂ©es 1690 le théùtre permanent des fĂȘtes et des plaisirs qu’il Ă©tait au dĂ©but du rĂšgne, n’en fait pas moins l’objet d’hommages appuyĂ©s dans nos textes la galerie de miroirs de “La Belle au Bois Dormant” est inspirĂ© par la galerie des glaces, tandis que le palais du Soleil dans “La Biche au bois” rappelle “en petit” celui du Roi-Soleil p. 241. Les “grands miroirs”, si prĂ©sents dans nos contes, dans Cendrillon, dans la Barbe bleue ou chez Madame d’Aulnoy dans “La Chatte blanche”, oĂč l’on trouve Ă©galement ces grandes glaces depuis le plafond jusqu’au parquet. » sont aussi un hommage rendu Ă  la supĂ©rioritĂ© technologique de la France comme l’explique Raymonde Robert jusqu’aux annĂ©es 1660, les miroirs, de petite taille, Ă©taient importĂ©s de Murano, Ăźle de Venise consacrĂ©e tout entiĂšre Ă  l’art du verre soufflĂ©. DĂ©sormais, grĂące Ă  l’invention du procĂ©dĂ© de verre coulĂ© et Ă  la manufacture de Saint-Gobain, créée par Colbert en 1665, les Français sont capables de rĂ©aliser de grands miroirs, performance technique Ă  laquelle nos conteurs rendent hommage. La rĂ©alitĂ© l’emporte sur la fiction les ingĂ©nieurs surpassent les prodiges des fĂ©es. On voit ainsi que les rĂ©fĂ©rences Ă  l’époque contemporaine ne sont pas seulement des clins d’Ɠil Ă  destination d’un public averti et complice les allusions Ă  la mode et aux prouesses technologiques suggĂšrent, dans le pur esprit “Moderne”, la supĂ©rioritĂ© de la France de Louis XIV, dont la science triomphe, et qui offre Ă  qui sait en profiter une vie de luxe et de douceur plus heureuse que celle offerte par les fĂ©es. L’exploit technique est une merveille authentique, qui autorise celles de la fĂ©erie on se trouve ici en prĂ©sence d’un type de merveilleux que Todorov qualifie d’instrumental », faite de petits gadgets
 parfaitement possibles »7. A travers ces Ă©vocations de la mode et des prodiges techniques, c’est, dans un esprit parfaitement moderne, l’industrie du luxe français, tel que Colbert en a Ă©tĂ© l’initiateur, dont nos contes de fĂ©es sont le reflet merveilleux et embelli. Nous constatons une fois de plus que les contes sont une cĂ©lĂ©bration concertĂ©e de la politique royale, destinĂ©e Ă  assurer Ă  la France prestige et rayonnement. Le miroir est aussi l’un des accessoires caractĂ©ristiques du style dĂ©coratif naissant Ă  la fin du XVIIe siĂšcle, le rococo8 , qui fera l’objet de notre prochain billet. “Ils passĂšrent dans un salon de miroirs
” La Belle au bois dormand. Grande Galerie du chĂąteau de Versailles. Cliquer pour agrandir AndrĂ© Lagarde et Laurent Michard, XVIIe siĂšcle. Les grands auteurs français du programme, Bordas, 1967, p. 55. [↩] L’AbbĂ© de Pure avait Ă©crit La PrĂ©cieuse ou le MystĂšre de la Ruelle. Voir l’édition Ă©tablie, prĂ©sentĂ©e et commentĂ©e par Myriam Dufour-MaĂźtre, Paris, HonorĂ© Champion, 2010. Sur ce personnage, voir aussi le rĂ©cent ouvrage Michel de Pure 1620-1680. AbbĂ© polygraphe et galant, sous la direction de Myriam Dufour-MaĂźtre, Paris, Classiques Garnier, coll. Masculin/fĂ©minin dans l’Europe moderne, 2021. [↩] Voir le livre, un peu ancien mais toujours aussi Ă©loquent, inspirĂ© par l’école des Annales Pierre Goubert, Louis XIV et vingt millions de Français, Fayard, coll. Pluriel, 1re Ă©dition en 1965, nouvelle Ă©dition 1991, rééditĂ© en 2010, 4e partie, chap. 1, §4, “1993-1994 La Grande Famine.” [↩] François Pierre de La Varenne publie en 1651 Le Cuisinier français, premier livre de cuisine moderne oĂč l’on voit l’ancienne gastronomie mĂ©diĂ©vale, privilĂ©giant les Ă©pices et le sucrĂ©-salĂ©, cĂ©der la place Ă  des prĂ©parations plus dĂ©licates aux fines herbes. [↩] Nicolas de Blegny [Abraham du Pradel], Le Livre commode des adresses de Paris pour 1692, Ă©d. Édouard Fournier, Paris, P. Daffis, 1878, p. 76. [↩] Les Fontanges, mss de 1690 publiĂ© par Victor Fournel dans son recueil des Petites comĂ©dies rares et curieuses du XVIIe siĂšcle, Paris, A. Quantin, 1884, t. 1, vol. 2, p. 257-290, URL [↩] Tzvetan Todorov, Introduction Ă  la littĂ©rature fantastique, Points Seuil, 1970. [↩] Auguste Schmarsow 1853-1936, dans Baroque et Rococo 1897, considĂ©rait le goĂ»t de l’éclat et du brillant des miroirs comme une des principales caractĂ©ristiques du rococo. [↩] Navigation des articles Les contes de fĂ©es littĂ©raires français Ă  la fin du XVIIe siĂšcle 1690-1700

Diyrenard perles de rocaille fabriquer des bijoux : Pour rĂ©aliser un animal en perles de rocaille, il faut utiliser la technique du tissage de perles. Un singe, un pelican, une chouette, un elephant, un mouton, un morse, une pieuvre, un aigle, des crocodiles petits et gros, un pingouin et meme un dragon, en tout 14 modeles d animaux en perles sont a realiser Page 2 and 3 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 4 and 5 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 6 and 7 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 8 and 9 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 10 and 11 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 12 and 13 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 14 and 15 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 16 and 17 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 18 and 19 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 20 and 21 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 22 and 23 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 24 and 25 Apocalypse de StĂ©phane François RPage 26 and 27 H=666 I =666 T=639 L=369 E=999 R=66Page 28 and 29 111 Apocalypse de StĂ©phane FrançoPage 30 and 31 112 Apocalypse de StĂ©phane FrançoPage 32 and 33 118 Apocalypse de StĂ©phane FrançoPage 34 and 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Tutoriel vidĂ©o dĂ©butant pour apprendre le tissage Brick Stitch avec des perles Miyuki Delica. Retrouvez deux modĂšles de boucles d'oreilles en brick stitch Ă  rĂ©aliser pour s'entraĂźner Ă  tisser des perles. #Boucles d'oreilles #Tissage de perles #Brickstitch #Rocailles et Delicas. Voir le tuto. 30 Autres produits dans la catĂ©gorie Perle cƓur blanc translucide 0,15 € -0% 0,15 € 10 Perles agate gris 8 mm 4,40 € -0% 4,40 € Perle en os sculptĂ© imitation ivoire 4,50 € -0% 4,50 € Enfilade de Perles bleues en terre cuite du Mali 9,80 € -0% 9,80 € 20 gr de Perles aventurine bleue 2,70 € -0% 2,70 € 10 Perles cĂ©lestine 8 mm 3,50 € -0% 3,50 € 20 gr de Perles de rocaille en verre 1,00 € -0% 1,00 € 2 Perles Pierre de lave 1,20 € -0% 1,20 € Perle Pierre de lave 1,20 € -0% 1,20 € 1 Perle de pierre de lave bleu cobalt 1,40 € -0% 1,40 € 1 Perle de pierre de lave vert 1,20 € -0% 1,20 € 1 Perle de pierre de lave bleu cobalt 1,40 € -0% 1,40 € 2 Perles Pierre de lave 1,00 € -0% 1,00 € 2 Perles Pierre de lave 1,00 € -0% 1,00 € 5 Perles Pierre de lave 1,20 € -0% 1,20 € 5 Perles de corozo ivoire vĂ©gĂ©tal 4 mm 1,00 € -0% 1,00 € Enfilade de Perles vertes en terre cuite du Mali 9,80 € -0% 9,80 € Enfilade de Perles roses en terre cuite du Mali 9,80 € -0% 9,80 € 20 gr de Perles de rocaille 1,00 € -0% 1,00 € 20 gr de Perles de rocaille 1,00 € -0% 1,00 € Perle argentĂ©e fleurs gravĂ©es 12 x 11 mm 0,29 € -0% 0,29 € Perle argentĂ©e gravĂ©e 14 x 14 mm 0,49 € -0% 0,49 € Perle argentĂ©e gravĂ©e 13 x 8 mm 0,29 € -0% 0,29 € 10 perles tubes gravĂ©s argentĂ©s 0,40 € -0% 0,40 € Perle howlite 6 mm 0,10 € -0% 0,10 € Perle imitation corail fleur noire 0,20 € -0% 0,20 € 10 perles agate onyx 8 mm 4,40 € -0% 4,40 € 5 perles plates en verre fumĂ©e 25 mm 2,19 € -0% 2,19 € Pendentif stylisĂ© argile et Ă©mail 4,90 € -0% 4,90 € Pendentif cocotier 0,15 € -0% 0,15 €
bonjourj'aimerais savoir si vous pourriez me transmettre le schema car je suis benevole dans une ecole et nous preparons u marche de paques nous confectionnons des animaux en perles pour les vendre pour ramasser un peu d'argent merci de votre comprehension
18 avril 2014 5 18 /04 /avril /2014 0932 Mireilles l'abeille déploie ses ailes dans le vent printanier, pour aller butiner ...ModÚle en 2D perles de rocailles sur un fil de laiton pour assurer la rigidité de l'ouvrage...elle se posera sur votre cou, ou bien gardera vos clés bien agripée à votre trousseau ! Ce tissage de perles est passionnant à faire et c'est un régal de suivre les schémas proposés par l'ouvrage ci-dessous, alors suivez-le guide et laissez-vous tenter ? abeilleperles Vous pouvez vous procurer cet ouvrage aux éditions Activités Fleurus "perles de rocailles fantaisies" pour réaliser de merveilleux petits ouvrages tout en perles Published by ladylafee - dans Bijoux
Perlesde Rocailles en verre Opaque 2mm (12/0) Violet 20g Environ 1600 pcs Annonce de RucheAuxPerles Annonce de la boutique RucheAuxPerles RucheAuxPerles De la boutique RucheAuxPerles. 5 Ă©toiles sur 5 (979) 2,29 € Livraison GRATUITE Ajouter aux favoris 500 PERLES de ROCAILLE BLANC opaque Ăž 4 mm 6/0 - creation bijoux Annonce de La date/heure actuelle est Dim 21 AoĂ» 2022 - 344 Annonce globale Rappel du rĂšglement lors de votre inscriptionpar Salombo0 RĂ©ponses1539 VuesSalombo Derniers MessagesMer 29 FĂ©v 2012 - 1423 Un poussin qui sort de sont oeufpar scouarnec3 RĂ©ponses748 VuesSalombo Derniers MessagesJeu 12 Mar 2015 - 1948 Etoile de Merpar scouarnec5 RĂ©ponses516 VuesSalombo Derniers MessagesJeu 12 Mar 2015 - 1946 Un petit hippocampe par Alice-2510 RĂ©ponses619 Vuespluquete20050 Derniers MessagesDim 18 Jan 2015 - 1543 documentationpar miosotis3 RĂ©ponses445 VuesSalombo Derniers MessagesMar 2 DĂ©c 2014 - 1148 animaux en perles de rocaillepar miosotis3 RĂ©ponses583 VuesSalombo Derniers MessagesMar 2 DĂ©c 2014 - 1146 Les poissons, enfin, ce qu'il en reste !par Salombo3 RĂ©ponses559 VuesMathye Derniers MessagesLun 10 Nov 2014 - 1149 Cigogne, mon futur bĂ©bĂ©par Salombo6 RĂ©ponses418 Vuescigogna Derniers MessagesJeu 21 AoĂ» 2014 - 2210 Un Poissonpar scouarnec3 RĂ©ponses487 VuesSalombo Derniers MessagesSam 9 AoĂ» 2014 - 1046 Betta splendenspar n0fĂ©e12 RĂ©ponses537 VuesMathye Derniers MessagesDim 4 AoĂ» 2013 - 1810 ma derniĂšre crĂ©ation Les Papillonspar escaflow11 RĂ©ponses581 Vuesescaflow Derniers MessagesVen 19 Juil 2013 - 1805 un petit lĂ©zardpar piki piki11 RĂ©ponses517 Vuesdragon de perles Derniers MessagesLun 24 Juin 2013 - 1614 hibou postal par piki piki10 RĂ©ponses634 Vuespiki piki Derniers MessagesSam 22 Juin 2013 - 937 Petit couple de Colibrispar n0fĂ©e10 RĂ©ponses654 Vuesvirg1704 Derniers MessagesJeu 16 Mai 2013 - 1044 une broche lapinpar dragon de perles8 RĂ©ponses508 VuesMarina27 Derniers MessagesLun 4 Mar 2013 - 1919 Un petit singe par Dotie8 RĂ©ponses535 Vuesanimaux-passion-perles Derniers MessagesLun 15 Oct 2012 - 2104 papillons volentpar dragon de perles11 RĂ©ponses474 Vuesanimaux-passion-perles Derniers MessagesLun 15 Oct 2012 - 2100 Crocodile, le basique !par Salombo6 RĂ©ponses471 VuesSalombo Derniers MessagesDim 14 Oct 2012 - 1454 Le chat Hello Kittypar Dotie7 RĂ©ponses477 Vuesanimaux-passion-perles Derniers MessagesDim 14 Oct 2012 - 841 Une coccinellepar Dotie10 RĂ©ponses604 VuesDotie Derniers MessagesMer 9 Mai 2012 - 1847 Un papillonpar Dotie4 RĂ©ponses464 VuesDotie Derniers MessagesMar 1 Mai 2012 - 1730 une girafepar Dotie6 RĂ©ponses528 VuesDotie Derniers MessagesVen 27 Avr 2012 - 1804 Un petit lionpar Dotie4 RĂ©ponses465 VuesDotie Derniers MessagesVen 27 Avr 2012 - 1801 Lapin et ses amis lapinpar Salombo5 RĂ©ponses477 VuesSalombo Derniers MessagesMer 25 Avr 2012 - 1914 Un Ă©lĂ©phantpar Dotie6 RĂ©ponses369 Vuesdragon de perles Derniers MessagesMar 24 Avr 2012 - 1536 mon tout premier animal par Alice-256 RĂ©ponses485 VuesAlice-25 Derniers MessagesLun 23 Avr 2012 - 1747 Projet "mobile de papillon"par Salombo8 RĂ©ponses477 Vuesdragon de perles Derniers MessagesJeu 29 Mar 2012 - 538 Calamar !!! par Salombo2 RĂ©ponses476 VuesSalombo Derniers MessagesDim 19 FĂ©v 2012 - 1734 clef de solpar dragon de perles5 RĂ©ponses457 VuesSalombo Derniers MessagesDim 5 FĂ©v 2012 - 1827 Pingouin en diffĂ©rent colorispar Salombo3 RĂ©ponses424 Vuesdragon de perles Derniers MessagesDim 5 FĂ©v 2012 - 1600 Dauphin, nage nage !!!par Salombo2 RĂ©ponses448 VuesSalombo Derniers MessagesSam 4 FĂ©v 2012 - 1753 Petit Porcinet de la famille de Winnie l'oursonpar Salombo2 RĂ©ponses729 VuesSalombo Derniers MessagesLun 30 Jan 2012 - 1001 Papillons, Butterfly, vol vol ! par Salombo2 RĂ©ponses516 VuesSalombo Derniers MessagesLun 30 Jan 2012 - 959Utilisateurs parcourant actuellement ce forum AucunModĂ©rateurModĂ©rateursPermission de ce forumVous ne pouvez pas poster de nouveaux sujets dans ce forumVous ne pouvez pas rĂ©pondre aux sujets dans ce forumLĂ©gende diyhalloween chat noir en perle de rocaille, un tuto trĂšs facile Ă  rĂ©aliser *****­*Allez visiter ma boutique : http://www PubliĂ© le 6 novembre 2009 Si vous cliquez sur ce lien, ici, vous tomberez sur un site qui contient de nombreux schĂ©mas de personnages de dessins animĂ©s Ă  faire en perles de rocaille, comme - Aladdin - Les 101 dalmatiens - Barbie - Batman - Crach Bandicoot - Mickey - Garfield - Harry Potter - ... Et pleins d'autres schĂ©mas aussi comme les animaux, dĂ©corations de NoĂ«l, de fruits et lĂ©gumes... Bon perlage Ă  tous et Ă  toutes ; kmXVN.
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